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Regards et perspectives idéologiques sur la recherche en Haïti

Par Nixon Calixte *

Soumis à AlterPresse le 5 juin 2012

Depuis Borges, on sait que les labyrinthes surgissent partout. Des fois à même une simple droite où on ne les attendait pas. C’est déjà le cas de la fameuse nouvelle qui nous assène cette vérité. C’est surtout le cas de tous les livres en général. Les Regards sur la recherche universitaire en Haïti ne font évidemment pas exception. Comment alors, en ce qui nous concerne, entrer dans ce petit livre que signe la plume prolifique de M. Fritz Deshommes ? Précisons d’emblée que le fil rouge pour ce livre-là doit être foncièrement idéologique. Sinon nous passerons à coté du message essentiel en nous perdant dans les arguties comme quoi : Est-ce qu’il agit d’un vrai livre ? Le langage de la quête se place-t-il à la hauteur d’une véritable « vision » de la recherche universitaire ? Des « regards » et des clins d’œil font-ils véritablement tableau ? Et que sais-je encore ?

Un livre de circonstance

Il est vrai que nous avons à faire à un livre sans prétention. « L’ouvrage que nous présentons aujourd’hui, nous dit l’auteur comme en s’excusant, est d’un genre particulier. Du moins par rapport à nos publications antérieures. Il n’a pas été élaboré de manière linéaire. Ses composantes, éparses et diverses, n’ont pas été conçues pour être matière à publication. Il s’est construit au fur et à mesure des obligations de prise de parole et d’entretiens accordés en notre qualité de vice-recteur à la recherche de l’Université d’État d’Haïti. » (p. 11).

Trois points de vue sur la science périphérique

Il faut savoir gré à M. Deshommes pour sa modestie. Son livre n’en demeure pas moins remarquable. D’abord à travers les bribes d’informations ou les éléments d’analyse qu’on y trouve. Egalement par les questions qu’il agite. Quelques remarques de notre cru sur le positionnement de l’activité scientifique dans les pays dits sous-développés devraient permettre de déterminer la valeur de l’ouvrage sur le plan spécifique des problématiques qui l’autorisent et qu’en retour il consolide de manière vivante. Disons tout de suite que l’attitude qu’on peut avoir par rapport à l’activité scientifique qui se déploie dans un lieu périphérique comme Haïti oscille à l’intérieur de trois repères, qui sont autant de points de vue sur la science en tant que telle.

a) Le premier point de vue frappe par son dogmatisme. La science serait, dans ce schéma-là, l’affaire des pays industrialisés. La recherche en périphérie, pour mériter son nom, devrait refléter jusqu’au détail la recherche telle qu’elle se fait dans la plupart des pays « développés », avec ses codes, ses thèmes officiels et son luxe de moyens. Autrement, ce que projette le Sud, n’est que le spectacle grotesque d’une quête qui n’a rien de la recherche véritable dans ses dimensions logistiques, cognitives et éditoriales. Ce point de vue naturalise l’hégémonie des sciences occidentale tout en maintenant fermement la notion de science dans le giron d’une science originaire. Ce qui est premier chronologiquement, le devient de plein droit au sens métaphysique d’un fondement de toute scientificité.

b) Le deuxième point de vue est évidemment tout opposé. Ce qui, dans le Sud, se donne pour une activité scientifique l’est en droit et en fait. On postule qu’il n’existe aucune différence de qualité entre la réflexion plus ou moins rigoureuse qu’un chercheur du Sud déverse dans un quotidien de fortune et telle publication dans la prestigieuse revue Science. Le décalage entre les sous-systèmes, multipliés à souhait, tiendrait à des accidents qui garantissent heureusement le règne de la diversité culturelle en science. Le savoir supplante la connaissance ; l’imaginaire, le savoir. Ce point de vue foncièrement anarchique met en avant l’idée d’une pluralité radicale des notions de science et de culture, au point de compromettre l’hypothèse d’une unité de la Nature.

c) Entre cet éclatement relativiste et l’européocentrisme du point de vue traditionnel, il y a place enfin pour une approche dialectique de la question des sciences dans le Sud. Cette troisième voie qui est celle d’un double alignement, recoupe l’heureuse formule de l’anthropologue Georges Balandier [1] évoquant une « renaissance modernisante ». La crédibilité scientifique du tiers-monde passe ainsi par un double procès fait d’affirmations et de concessions. La science ainsi revue et corrigée est celle qui dans la perspective adoptée par M. Deshommes, permettrait de « mieux nous voir, de mieux nous regarder, avec des yeux de plus en plus d’Haïti et de moins en moins d’ailleurs » (p. 37).

De l’indigénisme en science

Mais il ne faut pourtant pas s’y tromper. L’indigénisme tempéré affiché par M. Deshommes s’accommode parfaitement d’une symbiose entre les aspects indigènes et les apports extérieurs. C’est d’ailleurs ce dont témoignent les occurrences du mot « traditionnel » qui ne manquent pas de susciter tour à tour dans le livre les idées d’« intégration », d’« harmonisation » (p. 19) ou de « jonction » (p. 75), quand il ne s’agit pas tout simplement de préconiser le respect bien compris des « règles de l’art » (p. 73), c’est-à-dire l’ajustement méthodologique et procédural en matière de recherche scientifique dans le Sud.

L’idée sous-jacente à la notion de science ainsi admise à partir de M. Deshommes est assurément celle d’une science « à foyers multiples », d’après l’heureuse formule de Ferro [7] qui, partant du divers des conditions et des pratiques historiographiques, se proposait, pour sa part, d’établir un inventaire des foyers de production de la science historique à travers le monde. Dès 1929, son ainé Lucien Febvre [5], appréciant l’ouverture des philosophes des Lumières, plaidait vigoureusement pour une espèce de relativisme méthodique qui devait, écrivait-il, « briser le vieux monde unitaire et parvenir, enfin, à la notion relative ″d’état de civilisation″, puis, bientôt, au pluriel, de ″civilisations″ plus ou moins hétérogènes et autonomes, et conçues comme l’apanage d’autant de groupes historiques ou ethniques distincts. » Plus tard, Febvre [6] ajoutait surtout que l’activité scientifique n’était pas la « vie de pure intellectualité » qui ignore le temps et l’espace. « La science, poursuivait-il, n’est pas un empire dans un empire. Elle ne se sépare pas du milieu social dans lequel elle s’élabore. Elle y subit la pression, la contrainte de contingences multiples qui pèsent sur son développement. »

Cette interrogation est incontestablement en forte résonnance avec les préoccupations de M. Deshommes. L’indigénisme, en dépit des nombreuses critiques auxquelles elle prête le flanc, constitue, à n’en pas douter, la donnée immédiate quand on veut parler en Haïti de n’importe quel phénomène impliquant un échange avec d’autres communautés. Il arrive ainsi que, sous l’impulsion de cette attitude qui tient carrément lieu d’une vision du monde, une espèce d’arithmétique identitaire exige que, dans les situations de contact, on puisse toujours faire la part des gains et des pertes quand la démarche n’aboutit pas à l’équilibre idéal. Peu importe alors que le calcul s’établisse sur quelque mode rétrospectif ou de façon anticipée. Le défi qui concerne la façon pour nous autres d’envisager la dialectique du centre et de la périphérie, concerne aussi, sur une échelle plutôt restreinte, la représentation qu’il faut se faire des effets de cohabitation, à l’intérieur des territoires du Sud, entre des niveaux ou des régimes différents de développement. Un autre pré-requis pour passer du sentiment d’indigence à l’indigénisme actif, s’adosse, cette fois, aux réquisits d’une sociologie de la connaissance soucieuse, en dehors de tout réductionnisme, de garantir un ancrage social au savoir.

Pour un « programme fort »

Un modèle que l’on peut tout à fait mobiliser au secours du projet de M. Deshommes, réside en fait dans les considérations du philosophe et sociologue anglais David Bloor [2]. Malgré les critiques passionnées et pas toujours méritées soulevées par la formule choc et le projet a priori réducteur résumés dans son « programme fort », le théoricien de la sociologue des sciences, nous apporte assurément un outillage précieux pour aborder les sciences périphériques dans une perspective équitable. Il faudra certainement faire appel à une version rénovée de ce programme. Quelque « actionnisme tempéré », par exemple [4].

Mais d’ores et déjà le programme dit fort pourrait – notamment à travers les principes d’impartialité et de symétrie – se révéler un schème assez intéressant pour se faire une représentation décomplexée des systèmes hybrides que sont, par la force des choses, la plupart des dispositifs de production de savoir implantés dans les pays du Sud. Ces dispositifs qui se donnent pour mission de faire avancer un héritage la plupart du temps importé d’ailleurs, doivent également composer avec des paramètres spécifiques (sous-qualification, manque de moyens, aliénation des ressources, dépendance économique, séquelles et traumatismes associés à l’expérience coloniale). En dépit de la faiblesse manifeste de nos foyers de résistance et de production scientifiques au regard de la dynamique de globalisation [8], il y a néanmoins lieu de plaider pour une localisation du globale en science, au sens d’une réappropriation féconde par le Sud des éléments conjugués de la science et de la modernité occidentales.

En guise de conclusion

Disons que les Regards sur la recherche universitaire en Haïti portent le projet d’une modernité conçue sur le modèle de l’harmonie. Cette modernité-là s’oppose, certes, à tout repliement, mais quand elle fait son pli dans la réflexion critique, c’est pour joindre, au nom du respect et du progrès, les coordonnées de l’ici et de l’ailleurs. Elle avance et se dévoile, cette modernité, mais pas toutes voiles dehors. Le philosophe Gilles Deleuze [3], par allusion au pli, parlait d’une « puissance d’élargissement et d’étirement du monde. » Le monde ne peut devenir que plus grand une fois multiplié au miroir du lieu. Le livre de M. Deshommes confirme, s’il en était besoin, qu’il existe un foyer scientifique haïtien et qu’à travers ce foyer quelque chose tente de s’objectiver qui n’a rien à faire des épithètes condescendantes. Le projet peut avorter, faute de moyens. Le manque de reconnaissance condamne aussi les efforts d’une communauté savante. Au fond, il se peut que le projet entretienne un rêve impossible. En revanche, on est certain qu’elle est bien réelle, cette phénoménologie de l’esprit haïtien qui tend vers l’universel, par la science et la recherche. Elle nous travaille et c’est du reste sa meilleure preuve. Or, à n’en pas douter, chaque fois qu’en Haïti le mot de recherche est prononcé, il dit assurément quelque chose dans un présent qui jette sa bouteille dans une mer d’avenir.

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Indications bibliographiques

[1] Balandier, Georges (1995), « Science transférée, science partagée », in Roland Waast (ed.) : Les sciences hors d’occident au XXe siècle / 20TH century sciences : beyond the metropolis. Les conférences / The keynote speeches, Paris, ORSTOM Éditions, pp. 11-16.

[2] Bloor, David (1984), Socio/logie de la logique ou les limites de l’épistémologie, Paris, Editions Pandore [1re parution en 1976].

[3] Deleuze, Gilles (1988), Le pli. Leibniz et le baroque, Paris, Les Editions de Minuit.

[4] Dubois Michel (2005), « L’action scientifique : modèles interprétatifs et explicatifs en sociologie des sciences », L’Année sociologique, 2005/1 Vol. 55, p. 103-125.

[5] Febvre, Lucien (1930), « Civilisation : évolution d’un mot et d’un groupe d’idées », in Lucien Febvre et al. : Civilisation : le mot et l’idée, Paris, La Renaissance du livre.

[6] Febvre, Lucien (1992), « Les recherches collectives et l’avenir de l’histoire », in Combats pour l’histoire, Paris, Armand Colin, coll. « Pocket » [1re publ. de l’article 1936].

[7] Ferro, Marc (1985), L’histoire sous surveillance : science et conscience de l’histoire, Paris, Calmann-Lévy, coll. « Folio/Histoire ».

[8] Marres, Thierry (2008), « Mondialisation et identité. Introduction aux débats », in Mondialisation et identité : les idées autour de l’occidentalisation et de l’orientalisation (19e-20esiècles), Louvain-la-Neuve, Bruylan-Academia, pp. 15-37.

* Chargé de cours
Département de Philosophie et Sciences politiques
ISERSS (IERAH) / Université d’Etat d’Haïti