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Haïti / Post-séisme : Partenaires dans le déboisement et la bidonvillisation

Enquête

Dans le cadre du partenariat médiatique « Ayiti Kale Je »*, dont AlterPresse fait partie

Port-au-Prince, 22 mai 2012 [Ayiti Kale Je / AlterPresse]--- Des institutions humanitaires, de concert avec une autorité locale, ont – inconsciemment ou non¬ – aidé à déboiser un quartier du Morne L’Hôpital – une zone surplombant la capitale au sud-est et sous protection spéciale, d’après la loi haïtienne – avec leurs dons d’« abris transitoires » communément appelés « T-Shelters ».

Au moins une centaine de T-Shelters (abris d’une chambre, faits en bois et mesurant de 12m2 à 18m2), se trouvent aujourd’hui dans des endroits où, avant le séisme du 12 janvier 2010, il y avait des arbres ou des arbustes, et où il n’y avait aucune habitation, révèle une enquête d’Ayiti Kale Je (Akj) dans la zone de Haut Turgeau de la zone métropolitaine de la capitale Port-au-Prince.

Aujourd’hui, un bidonville, déjà illégal, est en pleine expansion, et les pentes entourant la zone métropolitaine se dénudent à vue d’œil.

Les institutions humanitaires dénommées « agence d’aide à la coopération technique et au développement » (Acted) et GOAL ont appuyé des familles déplacées du tremblement de terre en les aidant à s’installer dans ces espaces qui font partie de Morne L’Hôpital.

La pente est protégée par une loi publiée en 1963 et par un décret de 1986, stipulant que cette zone – qui traverse une partie de Pétionville (à l’est), de Port-au-Prince et de Carrefour (au sud) – devrait être sous protection spéciale.

Une des institutions – GOAL – a été financée par le gouvernement des États-Unis d’Amérique pour le projet. L’autre – Acted – par la Croix-Rouge américaine.

Il existe toute une série de règlements, mettant l’accent sur ce qui est permis et sur ce qui ne l’est pas dans la zone.

Une agence gouvernementale, l’organisme de surveillance et d’aménagement du Morne l’Hôpital (Osamh), est chargée de contrôler la zone.

Pourtant, ces organisations non gouvernementales (Ong), qui savent pertinemment que la zone est protégée, ont construit des habitations avec l’aval du président du conseil d’administration de la section communale (Casec) de Turgeau, Raoul Pierre-Louis.

« Suite aux dégâts au niveau des bâtis enregistrés après le séisme, il fallait, en quelque sorte, transitoirement reloger ces gens-là », se souvient Fredly Anténor, coordonnateur de l’équipe de construction de l’Ong irlandaise, GOAL.

Acted et GOAL font partie des Ong qui ont bâti des T-Shelters pour aider les familles à quitter leurs sordides camps.

Malgré les critiques sur l’utilisation de T-Shelters, comme réponse à la situation d’urgence créée par 1,3 millions de personnes déplacées [voire abandonnées, comme des chiens errants], plusieurs douzaines d’institutions humanitaires ont édifié plus de 110,000 de ces petites cabanes, dites temporaires, au coût total de 500 millions de dollars américains (US $ 500,000,000.00).

Pour sa part, Madame Marianna Franco, responsable du programme développement pour Acted, qui a érigé 28 des T-Shelters au Morne l’Hôpital, se justifie également : « Quand la conception des abris transitionnels a été faite, on n’avait même pas, d’ailleurs on ne l’a pas encore, un plan de développement et d’urbanisation de la ville de Port-au-Prince ni de la zone métropolitaine », dit-elle.

« Nous, nous avons installé des abris temporaires dans des endroits où il y avait de l’espace ».

D’après Mme Franco, son agence a travaillé avec le Casec et s’est bien assurée que tous les bénéficiaires avaient des titres de propriété.

Cependant, d’après le président du Casec Raoul Pierre-Louis, Acted n’a jamais suivi les procédures prescrites.

La faiblesse de l’État, une réalité admise

La Loi – publiée dans Le Moniteur du jeudi 6 novembre 1986 – est claire au sujet du Morne l’Hôpital :

« La construction à usage résidentiel n’est autorisée, qu’après obtention du permis de construire des services concernés »… [Article 9]

« Interdiction est faite de pratiquer l’élevage libre de bovins et de caprins ; d’entreprendre aucune coupe de bois ou de fascines, d’entreprendre aucune culture sarclée annuelle (…), de pratiquer le brulis à quelque fin que ce soit ». [Article 11]

Mais, les terrains ont été nettoyés, les arbres coupés et les fondations préparées pour au moins 100 des nouvelles maisonnettes, et probablement plus.

« L’État ne peut pas intervenir [au Morne L’Hôpital] sans un accompagnement de la force publique. Et c’est inscrit dans le décret-loi. Quand l’Osamh devrait intervenir sur le terrain, il devrait être accompagné de l’appareil judiciaire », reconnaît le directeur de l’Osamh, l’ingénieur-agronome Montus Michel.

L’Osamh est faible. Elle accuse un manque de bras, de financement, et de force sur le terrain, ajoute Michel.

Ceci n’est valable que sur papier, puisque ses agents travaillent seuls sur le terrain.

« Coté surveillance et contrôle des activités du Morne l’Hôpital, dans le cadre de la protection de l’écosystème, il y a une très grande faiblesse qu’accuse l’Osamh. Mais, celle-ci est due à l’affaiblissement de l’autorité de l’État ».

Un des signes de cette faiblesse ?

Affirmant reconnaitre l’existence de la zone protégée et d’Osamh, GOAL dit avoir rencontré un agent.

« Nous avons travaillé avec Osamh tout au début du programme. C’est qu’ils nous ont donné des limites », souligne Fredly Anténor.

D’après sa collègue, il s’agissait d’un agent de terrain répondant au nom de Canez Dellande.

Ce que Montus Michel de l’Osamh rejette d’un revers de main.

« GOAL ? », s’interroge-t-il. « C’est un pur mensonge ».

« Jamais nous n’avons délégué personne pour les accompagner. Nous ne pouvons pas envoyer un ingénieur pour faire les délimitations, sans que l’Ong elle-même nous ait déjà donné un plan d’activité… Canez n’a pas cette mission, de rencontrer les représentants d’une Ong pour faire un travail au Morne l’Hôpital. C’est une relation d’institution à institution », rétorque le directeur d’Osamh.

Michel reconnaît également que son agent ne l’a jamais mis au courant de son initiative.

Par ailleurs, il semble que l’Ong Acted ait travaillé toute seule, puisque Montus Michel déclare n’avoir jamais rencontré aucun représentant de cette institution.

Une autre institution d’État…

En plus de dire qu’elle a travaillé avec l’agent d’Osamh, GOAL confie avoir eu l’accompagnement de Raoul Pierre-Louis, président du Casec, qui est, en fait, un autre représentant de l’État.

« Nous avons construit 2,483 Shelters au total [dans la 6e section communale de Turgeau]. Il y a un document pour tous les ‘shelters’ de GOAL, un document signé qui est là. C’est la même chose pour Oim et Cordaid » [deux autres organisations qui ont construit des T-Shelters à Turgeau], souligne Pierre-Louis.

« Tous nos Shelters à Haut Turgeau ont été construits avec le permis du Casec », confirme Derek Butler de GOAL.

Tous les T-Shelters ont été construits là où il y avait déjà des maisons, insistent Butler et Pierre-Louis.

Cependant, les reportages d’Akj ont révélé le contraire.

Au moins une centaine de maisonnettes se trouvent dans les endroits où il n’y en avait pas.

Ces abris « sont de toute façon temporaires. Ils doivent être déplacés », utilise Raoul Pierre-Louis, comme excuse, en rejetant les propos du journaliste.

Mais cela semble peu probable.

Du provisoire au permanent

Partout dans le pays, dans toutes les zones affectées par le séisme, les bénéficiaires des T-Shelters sont en train de les convertir en maisons permanentes, avec des murs en bloc, des chambres en plus, et autres ajouts.

Questionnée sur ce phénomène, GOAL répond qu’elle en est pleinement consciente.

« Quand nous construisons un abri transitoire pour quelqu’un, il y a de fortes possibilités qu’il devienne permanent. Nous avons vu que les individus les ont transformés », admet une représentante de GOAL, jointe par téléphone à l’initiative de Raoul Pierre-Louis et Akj.

« Ainsi, nous disons-nous comment nous pourrions aider les individus à transformer leurs abris en sites permanents ».

Dans une interview à Akj, Mme. Franco d’Acted donne à peu près la même explication.

Raoul Pierre-Louis ne le voyait pas d’un bon œil : « Nous avons signé ‘abri’, mais pas ‘maison’. Nous avons un problème foncier. Le terrain n’appartient pas aux déplacés. Nous ne pouvons pas construire une maison permanente dans un endroit qui ne vous appartient pas ».

Où réside le pouvoir de protéger et de décider ?

Dans le cas des T-Shelters, se trouvant dans des espaces qui étaient verts au Morne l’Hôpital, il est clair que les deux instances de l’État – le président du Casec, Raoul Pierre-Louis, et l’agence Osamh – ont failli à leur mission de respecter et de faire respecter les lois du pays et l’intérêt public.

Or, une autre instance détenant le pouvoir s’est impliquée dans l’élargissement du bidonville de Morne L’Hôpital.

Les T-Shelters de GOAL ont été construits avec l’argent du gouvernement étatsunien, l’Office of U.S foreign disaster assistance (Ofda) ou « bureau pour les secours d’urgence en cas de catastrophe à l’étranger ».

Parallèlement et ironiquement, immédiatement après le séisme, une autre agence, l’agence américaine pour le développement international (U.S. agency for international devlopment / Usaid), a publié un document signalant l’occasion qu’offrait la catastrophe.

« Le Morne l’Hôpital bénéficie d’un statut protégé. Il est illégal d’ériger des constructions à cause des dangers liés à l’érosion et de l’importance qu’il a pour la source d’eau se trouvant dans la zone », note le document, tout en rappelant que l’Osamh est un des partenaires de l’Usaid.

« La période post-sismique nous offre une occasion sans précédent d’assurer le contrôle de Morne l’Hôpital, comme zone protégée légalement, et d’assurer qu’il n’y ait pas de nouvelles maisons sous les pentes fragiles », poursuit le document.

Akj a sollicité, sans succès, une entrevue à Usaid-Haïti pour tenter de comprendre le fait qu’une agence a financé le déboisement du Morne l’Hôpital, pendant que l’autre suggérait une action contraire.

Akj a, par la suite, communiqué avec leur superviseur à El Salvador, mais en vain.

Pour autant, Montus Michel, de l’Osamh, ne nie pas la responsabilité de l’État dans la bidonvillisation de nouveaux espaces, ainsi que dans la prolifération des maisons des plus nantis.

Car, sur la pente du Morne l’Hôpital, il y a beaucoup de belles maisons se trouvant en zone protégée. Mais, ingénieur-agronome sent aussi que certaines des Ong son irresponsables.

« Nous autres, nous ne pouvons pas empêcher que ces Ong fonctionnent à l’intérieur des deux mille hectares… Mais, les Ong devaient prendre connaissance de cette loi et venir composer avec l’Osamh pour voir comment les choses devraient se faire », avance Michel.

« Parce que, si nous acceptons que ces Ong viennent, en notre absence, augmenter les bidonvilles au Morne l’Hôpital, eh bien, ça ne ferait pas l’affaire du pays. ».

Pour sa part, Raoul Pierre-Louis déclare cyniquement à Akj : « la bidonvillisation de Port-au-Prince vient de commencer » !

« Le problème, ce n’est pas le bidonville, mais c’est quand les bidonvilles restent et demeurent pendant longtemps », fait-il savoir.

Pour Pierre-Louis, la bidonvillisation est « un processus d’urbanisation ». [akj apr 22/05/2012 0 :00]


Ce texte est réalisé avec le support du Fonds pour le journalisme d’investigation en Haïti http://www.journalismeinvestigationhaiti.blogspot.com

* « Ayiti Kale Je » (http://www.ayitikaleje.org/) est une initiative de partenariat médiatique en vue d’assurer des investigations journalistiques sur la reconstruction d’Haïti suite au séisme dévastateur qui a frappé le pays et fait 300.000 morts et autant de blessés.

Le Groupe Médialternatif (GM) est un des partenaires de cette initiative, à travers son agence multimédia AlterPresse (http://www.alterpresse.org/), avec la Société pour l’Animation de la Communication Sociale (Saks - http://www.saks-haiti.org/). Deux réseaux participent également : le réseau des femmes animatrices des radios communautaires haïtiennes (Refraka) et l’association des médias communautaires haïtiens (Ameka), qui est composé de stations de radios communautaires à travers le pays. Les étudiants du laboratoire de journalisme de la faculté des sciences humaines (Fasch) de l’Université d’Etat d’Haïti (Ueh) contribuent également à cette ininitiative.