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Haiti : L’éclipse de la paysannerie dans les espaces socio-politiques

Par Abner Septembre, Sociologue

Soumis à AlterPresse le 6 mars 2004

Selon le petit Robert, le mot éclipse désigne l’« occultation passagère d’un astre, produite par l’interposition d’un autre corps céleste entre cet astre et la source de lumière (Eclipse vraie) ou entre cet astre et le point d’observation (Eclipse apparente) ». Au figuré, toujours selon le Petit Robert, une éclipse signifie « période de fléchissement, de défaillance ». En transposant cette définition dans la réalité socio-politique haïtienne actuelle, la paysannerie n’est-elle pas éclipsée par des forces interposées ? Si oui, quelles sont ces forces ? Comment en est-on arrivé là  ? Quel devrait être le momentum pour sa réapparition ?

1. Les Organisations polulaires (OP) et le « lobbing » international

L’espace politique est un jeu cinétique. C’est pourquoi ce même phénomène céleste s’applique aux espaces politiques entre leurs acteurs sous forme de rapport de forces. Aujourd’hui plus que jamais la paysannerie est davantage un « pays en-dehors ». N’étant pas globalement un corps organisé, son poids quantitatif n’a plus l’essence et le sens d’une force dans le langage politique, comme ce fut le cas dans le mouvement des Va-nus-pieds, des Piquets et des Cacos. Il y a absence de leaders comme le furent Boukman, Dessalines, Acaau ou plus près de nous Charlemagne Péralte. Mais mieux encore, il n’y a pas de jeu politique en l’absence de compétition comme on peut le dire en foot-ball, tout comme il n’y a pas non plus d’enjeu politique immédiat dans un scénario de mise hors jeu des véritables acteurs. Il n’y a plus de campagne électorale ni de referendum dans lesquels traditionnellement la paysannerie constituait une force avec laquelle il faut compter. Sinon, depuis l’année 2000, il n’y avait qu’une farce électorale dans laquelle son poids ne comptait déjà plus au profit d’un acteur plus immédiat que représentent les organisations populaires ghéttorisées dans les bidonvilles, qui recouvrent dans la périphérie des villes une nouvelle réalité socio-spatiale qu’on appelle la « rurbanisation ». Cette force d’interposition entre la paysannerie et la structure du pouvoir est un phénomène nouveau de la dernière décennie. Cependant, ce nouveau phénomène plonge ses racines dans une structure qui se construisait à travers le temps, de plus de deux décennies, en réaction au pouvoir de Duvalier et qui a joué un rôle fondamental dans sa chute. Un autre centre d’intérêt ou force d’interposition contribuant à l’éclipse de la paysannerie est le choix du pouvoir tourné vers le « lobbing » international, dont l’expérience aurait été initiée semble-t-il depuis l’exil de 3 ans de l’ancien président Jean Bertrand Aristide aux Etats-Unis. Au moment d’écrire ces lignes, nous apprenons à travers la presse qu’un article du Washington Times daté du 6 mars 2004, publié par Steeve Miller, révélait que ce pouvoir a dépensé 7.3 millions de Dollars américains pendant le quinquennat 1997-2002 pour des activités de « lobbing » aux Etats-Unis, appauvrissant 80% de la population. La présidence était plus intéressée à soigner son image internationale, notamment auprès du gouvernement américain, au lieu de soigner la misère des masses et d’en faire un allier de son pouvoir.

2. Décapitation des promoteurs et leaders de la paysannerie

La force du pouvoir duvaliériste était aussi et en grande partie appuyée sur la paysannerie dont les ressortissants étaient des acteurs divers. Il y avait une organisation pro-duvaliériste qui contrôlait la paysannerie et qui l’impliquait directement dans le sillage du pouvoir au nom de la souveraineté. On retrouvait les membres et les leaders dans les groupements et comités d’action communautaire (GAC/CAC), on les retrouvait dans le corps de milice des VSN, encore appelés à leur époque les tonton makout qui remplissaient le même rôle que les chimè d’aujourd’hui en provenance des organisations populaires (OP). La paysannerie était mobilisée dans toutes les occasions comme si elle était la vraie base ou les vraies racines du pouvoir. A partir du début des années quatre-vingt, cette base est timidement et de plus en plus férocement minée par l’église catholique notamment à travers la Mission alfa et les TKL (ti kominote legliz), qui allaient provoquer un éveil de conscience dans la paysannerie, qu’on pourrait appeler sa dézombification, pour qu’elle puisse continuer à jouer son rôle historique. Toute une pléiade d’organisations paysannes à vocation politique, dont les plus connues comme Tèt kole, Mouvman Peyizan Papaye et Koze Pèp, allaient servir jusqu’en 2000 de véritables groupes de pression (lobby) gardant activement la paysannerie devant la scène politique et canalisaient d’une façon ou d’une autre ses revendications. Par exemple, sous le gouvernement de Préval, on est allé jusqu’à décréter 1999 l’année de « solidarité » avec la paysannerie, en même temps qu’un programme de réforme agraire, indépendamment de ses défaillances techniques, est amorcé en son nom. Là encore, il y a des leaders comme Père Jean-Marie Vincent, Jean-Baptiste Chavannes et Jean Dominique. Une mise hors jeu politique allait sévèrement et cyniquement éclipser la paysannerie, soit par l’assassinat de deux de ces leaders et la mise en quarantaine comme un dangereux virus de l’autre qui depuis plus d’une année est entré en hibernation. A ceux-là s’ajoute la décapitation classique ou chirurgicale de nombreux jeunes leaders tant paysans que populaires, par un visa sous forme d’exil doré, laissant derrière eux un corps sans cerveau ou paralysé, préfigurant l’épuisement ou le crépuscule politique de la paysannerie. Ce qui reste comme organe paysan indépendant, à vocation politique ou non, est indexé et vit dans la plus grande suspicion du pouvoir Lavalas, selon laquelle qui n’est pas avec lui est contre lui. Drôle de ressemblance aux Tonton makout des campagnes, les Ti fanmi ont joué dans ce cas un rôle de contrôle de la paysannerie et de dénonciation de tous ceux ou de toutes activités qui s’opposent à la ligne du pouvoir, au point qu’à un certain moment les réunions des organisations paysannes étaient espionnées.

3. Désenchantement et frustrations de la paysannerie : le repli

Un deuxième facteur non moins important concourant à un désengagement politique de la société paysanne, est la défaillance de l’Etat dans ses obligations modernes, économiques et sociales. La paysannerie adopte une stratégie de repli pour ne s’occuper que de sa survie dans une réalité écologique radicalement modifiée et véritablement incapable d’autosuffisance alimentaire. On sait que la paysannerie se chiffre aujourd’hui à quelque 65% et que, selon l’expresion de Maesschalck et Jean-Claude Jean (pp. 123), « on est loin des visions idylliques de l’économie vernaculaire des campagnes haïtiennes ». C’est un état de précarité qui s’installe, qu’elle accepte de vivre dans la dignité. N’étant plus un acteur sur la scène politique, elle ne se sent pas concernée dans ce qui se passe en villes et n’y pensant que quand elle est directement exposée mais de manière plutôt isolée et sporadique, par exemple quand un paysan est allé au marché et s’est retrouvé face à des manifestations violentes contre ou en faveur du pouvoir, ou quand un membre de la famille vivant en villes est victime. Cette éclipse politique s’explique non seulement par l’absence d’un ou de leader et d’une véritable organisation de la paysannerie, mais aussi, dans une symbiose de cause à effet et de facteurs s’influençant réciproquement, par le désenchantement enregistré en plus face aux promesses qui se font très souvent mirage. Le gouvernement Lavalas qui a incarné un grand espoir pour la paysannerie l’a deçue, l’a abandonnée, l’a trahie, autant le gouvernement de Préval que davantage encore celui d’Aristide. Pourtant, au nom de ce gouvernement, la paysannerie se retrouvait comme d’autres activement sur la scène politique, victimes de toutes les cruautés, de toutes les turpitudes et adversités de la période du coup d’Etat et de l’embargo, de septembre 1991 à septembre 1994. Soulignons le calvaire de ceux qui ne pouvaient pas dormir chez eux, qui crévaient de faim, qui utilisaient de l’huile de ricin pour faire cuir leurs aliments ou pour allumer leur lampe tèt gridap rappelant ainsi le mode de vie d’un autre âge.

Le retour de Lavalas au pouvoir allait plutôt reléguer la paysannerie aux scories politiques, puis inaugurer l’ère des « grands mangeurs » et de la prébende politique ou du népotisme d’un Etat qui ne récompense ou ne favorise que les proches et les fidèles (militance et non compétence). C’est ce mode de gestion qui allait produire les chimères de tout acabit, affaiblissant du même coup les institutions et mettant à genou l’économie du pays déjà fragilisée par la période de l’embargo 1991 - 1994. Le coup de grâce allait être l’affaire des coopératives, qui a frappé autant les villes que les campagnes, mettant à nu les desseins du pouvoir. Les conséquences s’inscrivent dans la démobilisation de la paysannerie découragée par la faiblesse des contreparties de ses efforts. Tout semble répondre à une logique de système qui n’est pas propre à Haïti, puisque ce même phénomène distanciatoire des masses rurales est globalement une réalité bien connue ailleurs dans les pays du tiers-monde. Ainsi, sans renoncement définitif, la paysannerie fait marche arrière, quand bien même elle était déjà mise hors jeu. Elle n’est pas présente comme d’habitude dans les élections de 2000 et non plus dans les derniers évènements devant aboutir à la démission d’Aristide que, depuis, les satires sociales appellent le « Général Ouragan ».

Un autre facteur de désenchantement d’ordre non politique qui pousse la paysannerie au repli sur elle-même est que non seulement l’Etat l’a abandonnée à son sort, mais aussi l’appui du secteur privé et de la société civile en matière de développement ne lui permet pas de satisfaire ses besoins élémentaires, de résoudre ses problèmes. Ses attentes sont ignorées par ce que le rapport commandité par l’Agence cadienne de développement internationale appelle « la coordination internationale, souvent soumise à des impératifs politiques des pays donateurs et des organismes internationaux » [GRAP/ACDI, 2003 : 14]. Elles sont donc sacrifiées au profit de priorités qui confortent plutôt les stratégies et les intérêts de ces institutions, au lieu de répondre à ses aspirations et de l’aider à vivre dans un environnement salutaire. C’est en fait le mode de négociation et le type de réponse externes en matière de développement rural, depuis les années 60, qui sont remis en question. Les projets habituent trop souvent les paysans à la logique du sauvetage externe, conditionnant leur mentalité dans l’attentisme et la dépendance au lieu de concentrer d’abord leur attention sur le pouvoir de la force locale à décider de son avenir, à créer et mettre en valeur la richesse locale. Force est de conclure à un constat d’échec du développement rural parachute, agonisé dans l’urgence et la rourine. C’est l’échec moral du développement, en comparant le volume d’aide annoncé dans les rapports et l’état de précarité de la vie en milieu rural caractérisé par le chômage, la dégradation de l’environnement et l’exode rural. Aujourd’hui, après 200 ans d’indépendance, la paysannerie ressemble tout simplement à une société dans l’impasse, une société bloquée, menacée de désintégration et de désertification. Disons dans un langage castoriadien que ce qui la retient encore en vie c’est cette capacité de se tenir debout sur le chaos.

4. La paysannerie victime de sa faiblesse économique orchestrée

Ici, il est tout aussi judicieux de faire la relation entre la politique et l’économique. Quel poids économique représente aujourd’hui la paysannerie pour bénéficier de l’intérêt et de l’attention du pouvoir ou des acteurs politiques ? Jusque dans les années 70 et voire au début des années 80, à travers la production caféière et d’autres cultures d’exportation permettant de rentrer des devises, elle avait encore un poids économique tant pour l’Etat que pour le secteur privé des négociants, qui cultivaient avec elle une relation de proximité faite en même temps d’exploitation. Comme l’a écrit Pierre Pluchon : « La paysannerie est assujettie à la dictature stérile d’une poignée de négociants, pas toujours d’origine haïtienne, alliés à des politiciens et à des fonctionnaires corrompus. Cette véritable mafia achète des produits de la terre à des prix scandaleusement inférieurs aux cours internationaux, ruinant par là cultivateurs et petits marchands, et anéantissant toute initiative individuelle, toute volonté de travail » [P. Pluchon ; 1982, pp 377]. Aujourd’hui, le seul rôle traditionnel qu’elle continue de jouer plus ou moins est celui de grenier permettant au pays de couvrir à peu près 45 % des besoins alimentaires. Or, jusque dans les années 70, malgré la dure situation politico-économique, les exportations arrivent à couvrir les importations et sont largement dominées par les denrées et produits agricoles. Autrement dit, la structure du produit intérieur brut accuse une répartition des activités primaires de 50%, des activités secondaires de 16% et des activités tertiaires de 34% [Op. cit ; pp. 375]. Toutefois, selon Giovanni Captio [1993 : 278], pendant la décennie 1970-1980, la production agricole par habitant diminue. Ce qui se confirme dans les écrits de Jean Crusol, rapportant qu’« à la fin des années 70, l’agriculture représentait 70% de l’emploi global, mais s’avérait incapable d’assurer l’alimentation de la population. L’indice de la production alimentaire diminua de 100 en 1971 à 85 en 1982, tandis que les importations alimentaires étaient multipliées par 4,9 pour la seule période 1970-1976 » [Jean Crusol ; 1988 : 143]. Bref, c’est le déclin de la puissance agraire de la paysannerie et de sa stratégie d’autosuffisance alimentaire qui est véritablement amorcé, poussant les populations rurales à l’exode. Entre 1950 et 1980, l’émigration aura touché près de 15% de la population [Jean Crusol ; op. cit.].

Cette faiblesse économique actuelle de la paysannerie est, d’une part, expliquée en grande partie par un manque d’encadrement de l’Etat et le recours opportun du pouvoir, semble-t-il, à de nouvelles sources de substitution économique pour alimenter sa caisse, en l’occurrence les coopératives et la drogue. D’autre part, elle est entretenue depuis 1986 par la politique de barrière libre faisant arriver sur le marché des produits agricoles entrant en concurrence directe avec ceux des paysans et provoquant la déchéance brusque de leur économie agricole jusqu’à influencer leur propre habitude alimentaire. Ainsi, face à l’incapacité de la paysannerie de répondre à ses attentes ou d’être compétitive, le secteur privé commercial se retourne vers l’extérieur pour s’approvisionner et par là minimise son intérêt pour la paysannerie. En outre, comparativement au boom enregistré sous le gouvernement de Jean-Claude Duvalier dans le secteur de l’insdustrie d’assemblage, entre 1974 et 1980, conduisant à l’utilisation d’une main- d’oeuvre massive à bon marché en provenance de la paysannerie, les troubles politiques incessants survenus depuis 1986 ont entraîné une baisse cruciale dans cet secteur. Celle-ci va en même temps créer et renforcer le manque d’intérêt du secteur privé industriel pour la paysannerie comme source de main-d’oeuvre. En conséquence, sur le plan politique, la paysannerie va sombrer dans l’oubli des forces protagonists. Par exemple, d’une part, on peut constater que le pélerinage du groupe des 184 ne l’a pas conduit chez elle pour lui présenter le nouveau contrat social. D’autre part, l’ancien président ne se rendait que dans les bidonvilles et jamais ou presque pas en milieu rural. Dans la phase ultime de la crise, depuis le 5 décembre 2003, aucun des protagonistes n’a fait de référence explicite ou directe à la paysannerie dans le discours ou les prises de position, voire n’a cherché à la soulever comme contrepoids.

5. La paysannerie victime des effets de reproduction du système

L’effacement politique temporaire de la paysannerie est en outre conditionnée par un facteur d’ordre socio-culturel qui ne joue pas en sa faveur. Si, depuis les 20 à 30 dernières années, le paysan a identifié l’éducation comme un moyen stratégique de mobilité sociale et a accepté de lourds sacrifices pour faire avancer ses fils, il est par compte regrettable de constater que son investissement sert plutôt à reproduire le système et donc ne sert pas sa cause. Même les agronomes trouvent mieux leur place derrière un bureau en ville, quelles que soient les conditions, que sur le terrain ou au village à côté du paysan. Le progrès ou la civilisation est en ville ou ailleurs à l’étranger. Le retour au village natal pour y mettre ses nouvelles connaissances à profit est plutôt vécu comme un recul. C’est un fait, puisqu’il n’y a pas vraiment suffisamment d’infrastructures de progrès sociaux pour satisfaire les ambitions et aspirations des universitaires qui ne pensent pas dans la logique du Président John F. Kennedy disant : « Ne demandez pas au pays ce qu’il peut faire pour vous, mais plutôt ce que vous pouvez faire pour lui ». Cette fascination pour l’extérieur traverse toutes les couches de la société. Par exemple, les jeunes ayant fait leurs études primaires en milieu rural s’opposent à y rester pour leurs études secondaires. Ils préfèrent donc aller en ville, malgré le coût que ce choix entraîne sur les maigres revenus et la disponibilité des parents, malgré les tracasseries politiques empêchant le bon fonctionnement des écoles urbaines et malgré un enseignement qui ne soit pas toujours de meilleure qualité que celui disponible dans les rares établissements secondaires ruraux. Cette tendance socio-culturelle absorde malheureusement l’effort des déshérités dans un dessein de reproduction sociale qui maintient les critères d’inégalité au détriment de la paysannerie.

En effet, ce n’est pas qu’il n’existe pas maintenant sur la scène politique des ressortissants de la paysannerie. Mais, pour ces derniers, leur destin se joue ailleurs ou sans rapport direct avec elle. Par exemple, on peut dire que la paysannerie était là indirectement à travers les étudiants et les OP dont les membres sont en grande partie de souche paysannerie immédiate. Cependant, des deux côtés, le mal est infini. D’un côté, les étudiants sont victimes physiquement, mortellement et intellectuellement par le non fonctionnement, la persécution et le vandalisme de l’université, handicapant ainsi le rêve d’ascension sociale de la paysannerie par l’éducation massive de ses fils. Suite au départ d’Aristide, qui les a embauchés et trompés, ce sont les OP ou encore les chimères qui sont en fuite après avoir causé beaucoup de torts à la société, rentrant sans doute en partie au bercail en milieu rural. Dans ce cas, c’est sa dignité qui est dénaturée et brisée. En d’autres termes, l’espace politique est un jeu dans lequel là encore elle est sortie perdant. Elle est encore doublement victime en absence d’institutions locales à la fois viables et capables d’établir des partenariats étroits, comme le souligne le rapport de recherche commandité par l’ACDI sur le développement local en Haïti, notamment dans la rubrique des principaux constats de l’évaluation.

6. Perspectives et recommandations : construire un leadership rural communautaire

Dans ce cas, un leadership politique paysan est une donnée à construire en rupture avec la logique du système et selon un autre agenda culturel. Qui veut payer la facture, puisque ceci ne peut se faire qu’à moyen et long terme ? De manière plus large encore, face à ces différents cas de figure d’ordre politique mais aussi technique, montrant que nous sommes tous responsables, la question fondamentale à se poser aujourd’hui est bien : Comment la paysannerie peut-elle jouer un rôle politique important et efficace dans la situation actuelle, et correlativement quelle approche devrait-on adopter pour optimiser l’efficacité de la coopération au développement ?

Dans le premier cas, il convient de vite dire attention. On a vu déjà une figure à la télé nationale présentée le 29 février 2004, dans la soirée, comme représentant de la paysannerie. Loin de vouloir polémiquer sur la question, il est toutefois pertinent de se demander où était-il pendant toutes les phases décisives de la crise ? Nous ne devons pas, en confondant vitesse et précipitation, nous enfoncer davantage dans l’abîme, en reproduisant les erreurs d’hier qui ont fait et font aujourd’hui encore le malheur du pays en général et de la paysannerie en particulier. Nous ne pouvons pas continuer à pratiquer la politique du « faire semblant » et du « virtuel », alors que les vrais acteurs sont là , alors qu’il y a un travail réel à faire pour que chaque acteur joue correctement sa partition : le jeu démocratique. Il serait ainsi de bon aloi de contacter les organisations paysannes encore opérationnelles, les invitant à se prononcer (commencer à définir leurs revendications politiques, au sens large) et choisir provisoirement un représentant (charger de travailler à l’application d’un tel agenda), en attendant que la paysannerie se dote d’une véritable structure de prise en charge de sa participation politique.

Dans le second cas, la rénovation du milieu rural doit aussi nécessairement se faire en rupture avec la culture du handicap et résider tant pour les organisations paysannes que pour les institutions de coopération dans une volonté d’entreprendre et d’innover en relation étroite avec le territoire. D’où une approche de développement local, avec la communauté aux commandes pour « impliquer les plus pauvres et exprimer la solidarité humaine » [GRAP/ACDI ; op.cit.] Ici, nous faisons nôtre l’argumentaire de Israel Kirzner de deux propriétés de l’activité entrepreneuriale : la découverte et l’interprétation ; la première étant un travail d’innovation et de création, et la seconde se référant plutôt à une attribution de sens et de perspective. Le développement rural, tout en tenant compte de l’aspect humanitaire d’urgence et des besoins sociaux, doit surtout s’orienter maintenant vers une véritable politique de création de richesse par une dynamique entrepreneuriale qui servirait de solution alternative à la recherche d’emplois et de revenus.

Rappelons cette vérité que le paysan laisse son milieu pour un emploi en ville, de manière autonome ou chez un employeur quelconque, un emploi que ses réflexes traditionnels l’empêchent de découvrir et de créer ou de se prémunir dans son milieu. Le secteur informel urbain, bien qu’étant amorcé et géré de manière anarchique, fait jusque-là office d’auto-emploi et de stratégie de survie pour une large partie de la population migrante devant l’incapacité des secteurs public et privé à jouer leur rôle. Il est important de penser à une approche de décentralisation par la création d’entreprise durable, en relation étroite avec le territoire, pour avoir une chance d’éponger progressivement l’exode rural ou de bloquer les causes humaines engloutissant la capitale et les principales villes de province. Par conséquent, il faut bien comprendre les dynamiques du milieu rural qui n’est pas une réalité monolithique, pour bien introduire la question et faire les choix. Il est d’avis d’accorder aux acteurs ruraux une place plus importante dans l’identification des besoins, plus décisive dans le choix des priorités et la définition des plans. Il convient tout aussi bien de leur fournir les moyens nécessaires et de les encadrer dans la mise en place et la gestion des entreprises qui peuvent être individuelle et collective.

La paysannerie doit pouvoir prendre son destin en main et devenir une véritable force politique pour changer réellement de situation. Comment y parvenir ? Comment la paysannerie peut-elle avoir des institutions viables et comment se soustraire aux persécutions traditionnelles pour se construire en véritable force de transformation socio-politique ?

D’entrée de jeu, disons que cette éclipse continuera toujours en l’absence :

a) d’une véritable organisation de la paysannerie, commen entité socio-territoriale

b) d’une revendication claire ou d’un projet de société coherent y relatif,

c) et de leaders paysans honnêtes et engagés capables d’influencer l’échiquier politique comme espace de rapport de forces.

C’est seulement en fonction de cette triade que le poids quantitatif de la paysannerie se transformera qualitativement en force politique. Dans ce cas, nous décelons tout d’abord un rôle fondamental à jouer par l’université à travers le système éducatif haïtien, en vue de neutraliser les facteurs socio-culturels jouant contre la paysannerie. Il s’agit en effet d’une mission de former l’homme pour qu’il soit non pas, selon Erich Fromm, « comme une chose mais comme un être en devenir : les possibilités qu’il a de s’accomplir, de s’affirmer, de bénéficier d’un équilibre plus grand, d’un amour plus intense,d’une conscience plus ouverte » [in Ivan Illich ;1971 : 6]. Et aussi, une mission de former les hommes pour qu’ils soient plutôt des citoyens engagés et libres. Comme l’a dit Ivan Illich » [op.cit ; p. 171] : « Seuls des hommes libres peuvent se raviser et réinventer le monde. Bien que personne ne dispose d’une entière liberté, certains hommes sont plus libres que d’autres ». Il s’agit plus précisément d’un rôle de proximité avec la paysannerie, en insérant dans le curriculum de la formation des étudiants des stages pratiques résidentiels obligatoires et systématiquement bien organisés pour créer à la fois un rapprochement durable, faciliter une connaissance in situ des problèmes susceptible de solidarité et d’engagement fonctionnel à la cause de la paysannerie.

Pour ce faire, nous croyons déceler aussi un rôle important des institutions de coopération au développement, locales et internationales, en termes de partenariat avec l’université en finançant des stages portant sur des sujets d’intérêt pour les deux parties et relativement au besoin de reconstruction et de développement du milieu rural. Dans cette optique, il va de soi que toute politique de recrutement de jeunes cadres par ces institutions se refère de préférence à ce cadre de partenariat. Ce rôle pourrait aller encore plus loin jusqu’à appuyer des étudiants voulant investir leurs compétences dans leurs zones natales, pour que celles-ci bénéficient d’un encadrement de qualité à bon prix. Elles peuvent encourager entre leurs organisations des échanges et supporter une structure de dialogue ou de débats permettant d’élaborer un agenda commun capable d’influencer les espaces de décisions et de mettre, comme l’a soutenu Carl B. Greenidge, les acteurs du monde rural au coeur du dispositif de coopération au développement rural. Aussi ajoute-t-il, quel que soit le type d’instrument (les projets, programmes, appuis sectoriels, etc.), le monde paysan et ses organisations ne peuvent plus être relégués à des volets marginaux, ou court-circuités sans cesse par les intermédiaires de l’aide. Un premier axe de ce développement pourrait être la systématisation de l’accompagnement institutionnel, l’expérimentation et la mise en place d’une « coordination par le bas », et l’inclusion effective des représentants des ruraux sur le long terme dans les négociations sur les stratégies des pays et leur évaluation à mi-parcours [Carl B. Greenidge ; 2002 : 34].

Ce rôle important de l’université et des institutions de coopération au développement sera d’une contribution inestimable non seulement pour parvenir à un environnement institutionnel viable dans la paysannerie, mais aussi pour prévenir tout ce qui ferait qu’on parle, d’après Erick Fromm, de « l’homme comme d’un être que l’on peut corrompre, dont le pouvoir qu’il a d’agir se pervertit en goût du pouvoir d’agir sur autrui, de même que son amour de la vie se change en soif perverse de destruction » [I. Illich ; op.cit.] Le pouvoir profitant de la précarité des conditions de vie des masses, à travers une politique bien orchestrée par la logique démoniaque du système, en fait des agents de désordre et de terreur dont la position est encore plus endurcie, plus virulente ou aveuglée face au manque d’intégration des institutions ou à leur incapacité de gérer leur proximité, en-dehors du fait qu’elles puissent aussi être nommément ciblées par le pouvoir. Ce qui pose aujourd’hui l’urgente nécessité de faire une analyse psychosociologique du dechoukajenHaïti, comme l’exemple est donné de 1986 à nos jours dans les soubresauts politiques. Face à cette sale besogne aux conséquences désastreuses, que nous déplorons et condamnons, il revient aux entreprises pas seulement de faire le bilan, mais aussi de tirer des leçons, et aux économistes de souligner les retombées sur l’économie et le développement national. Quant à nous, ici et maintenant, nous nous limitons simplement à soulever certaines questions qui guideraient ailleurs notre analyse psychosociologique du dechoukaj :

a) pourquoi y a-t-il un donneur d’ordre ?

b) pourquoi y a-t-il un exécutant (bourreau) ?

c) pourquoi y a-t-il une victime ?

d) Comment peut-on prévenir tout cela, voire y mettre fin définitivement ?

Conclusion

Somme toute, l’éclipse de la paysannerie est un travail bien orchestré par le système du pouvoir dont la logique est profondément ancrée dans la dynamique des rapports de force.Aussi pensons-nous que c’est bien évidemment par cette approche plurielle de construction ou de renforcement de son environnement institutionnel que la paysannerie ressurgira sur la scène politique, y jouera un rôle important non marionnetisé dans la société haïtienne et que les conditions de vie des masses rurales s’amélioreront progressivement. Il n’en demeure toutefois pas moins vrai qu’une telle amélioration ne saurait se concevoir en-dehors du cadre global de développement du pays. Elle doit s’insérer dans une politique générale de sortie de crise et de stabilité, qui aujourd’hui passe nécessairement par une injection massive d’argent pour revivifier l’économie nationale et par un encadrement technique pluriel soutenu pour rebâtir les institutions démocratiques du pays. C’est pourquoi il nous est opportun de suggérer ici la formule des 3 R que nous nous réservons de développer ailleurs, telles que :

a) Reconcilier la nation avec elle-même,

b) Restaurer l’autorité de l’Etat et

c) Reconstruire le pays.

Port-au-Prince, 5 mars 2004

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