Par Leslie Péan *
Soumis à AlterPresse le 15 mai 2012
Pour ne pas se maintenir dans l’élémentaire, un effort considérable est nécessaire en abordant les questions controversées. Dans le cheminement qui va du rationnel au réel, il importe de dépasser les inconsistances des luttes de pouvoir pour arriver à une adéquation réussie. Même l’application d’une logique rigoureuse ne met pas à l’abri des contradictions. L’utilisation parallèle des drapeaux bleu et rouge d’une part et noir et rouge d’autre part n’a pas créé une ambigüité heureuse en Haïti. L’organisation sociale sortie de la guerre de l’indépendance a créé de nouvelles contradictions au niveau des forces et des rapports de production. Le bleu et rouge a symbolisé les forces du sommet de la pyramide sociale tandis que le noir et rouge reflète plutôt celles de la base. Les luttes pour le pouvoir ont obligé les protagonistes à prendre parti pour l’une ou l’autre de ses interprétations possibles des couleurs du drapeau national. On a vu les partisans du noir et rouge ou du bleu et rouge se contredire eux-mêmes au fil des ans ou se contredire entre eux. Qu’il s’agisse de Timoléon Brutus [1] présentant le drapeau de l’Arcahaie aux couleurs bleu et rouge d’abord, puis des années (en 1953) plus tard le décrivant noir et rouge. Qu’on se réfère à Michel Aubourg [2] et Hénock Trouillot [3] parlant du drapeau noir et rouge créé à l’Arcahaie par Dessalines.
Gérer la complexité
Les couleurs et les dispositions verticale ou horizontale des bandes du drapeau reflètent la conscience raisonnée des malheurs d’Haïti. Elles reflètent les problèmes principaux auxquels la société haïtienne est confrontée depuis sa genèse. Du bleu et rouge au noir et rouge, on assiste à une « refabrication » de l’histoire au gré du mouvement pendulaire des élites contrôlant le pouvoir politique. Les cas particuliers deviennent des généralités et le terrain est favorable à la caricature. Conscient de l’imbroglio, le président Dumarsais Estimé n’avait pas trouvé mieux que de nommer une commission d’historiens et d’experts en 1948 afin de faire la lumière sur la question de la couleur du drapeau haïtien. Cette commission était composée des historiens et personnalités Pierre Agnant, Félix Diambois, Luc Grimard, Antoine Levelt, Princivil Pierre, Lorimer Denis, Luc Dorsainville, Mentor Laurent et Louis Maximilien. Le verdict de la commission est que le drapeau bleu et rouge aux bandes verticales a été créé en février 1803 à la Petite-Rivière de l’Artibonite par Dessalines qui le présenta aux autres généraux à l’Arcahaie le 18 mai 1803. Cette mythologie des origines n’a pas plu à François Duvalier qui est revenu au symbole noir et rouge en 1964. La déstabilisation subtile de la pluralité des drapeaux bleu et rouge et noir et rouge dérange d’autant plus que l’utilisation du noir et rouge renvoie à ces soldats de l’armée indigène déclarés chefs de bande par les dirigeants qui s’étaient rendus aux Français.
Comme l’a montré Odette Roy Fombrun [4] dans une analyse pénétrante de l’habillage différent de l’étendard haïtien de 1803 à nos jours, Alexandre Pétion n’est pas le créateur du drapeau bleu et rouge aux bandes verticales. Avec la musique de la politique de doublure, il en est plutôt le commanditaire pour avoir très largement influencé le choix en février 1803 après la bataille de Pierroux, localité proche de l’Arcahaie. Odette Roy Fombrun prend le contrepied des thèses développées par les historiens Madiou, Ardouin, Saint-Rémy, les frères Bonaparte Auguste [5] qui déclarent que Pétion créa le drapeau bleu et rouge à l’Arcahaie le 18 mai 1803. De toute façon, Pétion rétablit le drapeau bleu et rouge aux bandes horizontales en 1806, comme elles étaient le 1er janvier 1804. Tel est le drapeau national jusqu’en 1964. Depuis, à force de matraquage, les têtes ont été ramollies avec ces couleurs qui reviennent en force en 1986. La stratégie pour gérer la complexité a été bien rodée. On a attendu que le fruit noir et rouge pourrisse sous les coups de la répression des régimes autoritaires de Dessalines, Christophe et Duvalier, et une fois qu’il est tombé, on l’a remplacé par l’étendard bleu et rouge aux bandes horizontales. En suivant le parcours des couleurs du drapeau national, on suit les luttes de classe au sein du tissu productif et dans l’imaginaire mais aussi l’enchaînement des erreurs qui ont conduit au fiasco monumental d’aujourd’hui. En ce sens, la couleur du drapeau n’est pas superficielle.
L’adoption du bleu et rouge a marginalisé les partisans du noir et rouge. Cette adoption refuse la dynamique autocentrée et participe du refus de faire participer les masses au projet d’édification de la société. La cohésion sociale nécessaire pour faire avancer le projet national a été détruite. Les demandes pour une économie sociale, solidaire et plurielle ont été abandonnées. L’absence de vision nationale de développement a avalisé la colonialité dans une grande confusion sur ce que nous sommes et comment nous nous identifions par rapport à notre terre, à nos parents, à nos racines, à nous-mêmes, et au monde. Cela a de sérieuses implications sur notre volonté de vivre ensemble sur la terre d’Haïti. Plus graves que les fractures, notre pays est accablé de fissures qui n’ont pas attendu le tremblement de terre du 12 janvier 2010 pour se manifester. Comme on le sait, c’est toujours trop tard pour les fissures tandis que les fractures peuvent être corrigées.
Un exemple de fracture
Qu’on pense au fait que lors des débats autour des couleurs du drapeau haïtien en 1843, certains voulaient devant l’insistance de certains Constituants à déclarer que les couleurs bleu et rouge symbolisent l’union des Noirs et des Mulâtres, que le drapeau soit plutôt noir et jaune, cette dernière couleur représentant mieux le Mulâtre que le rouge. Devant la volonté de certains de noircir le bleu, Dumai Lespinasse, un des pères de la Constitution libérale de 1843, devait, en déclinant les différentes nuances du Mulâtre, qu’on appelle encore Sang-mêlé, dire avec une note d’humour : « sang-mêlé, il y avait des nuances diverses : le jaune foncé, le jaune clair, le très clair, le brun, le très brun, et qu’en conséquence, il votait pour un drapeau noir d’un côté, multicolore de l’autre [6]. » Après cette intervention, les débats seront clos avec l’adoption du drapeau bleu et rouge.
Le combat des structures contre les événements est perceptible dans le ciel des couleurs du drapeau haïtien. Loin de toute volonté de synthèse et de réconciliation. D’un côté, c’est le drapeau bleu et rouge issu du drapeau français amputé de la couleur blanche. De l’autre, c’est le drapeau noir et rouge des chefs de bande Lamour Dérance et autres. L’être haïtien est divisé dans un cauchemar qui empêche une alliance avec l’histoire. Son cerveau est maintenu sous une nappe de brouillard qui ne laisse percer que de faibles lueurs.
La légende du drapeau bleu et rouge de l’Arcahaie est battue en brèche par l’histoire cachée de cette barge saisie au cours d’une bataille navale entre des forces françaises sous le commandement du capitaine français Yves Marie Bot et celles des insurgés sous le commandement du général Pierre Cangé de Petit-Goâve, revenant de cette rencontre historique du 18 mai 1803 à l’Arcahaie où se sont forgés et scellés les fondements de la stratégie de la guerre de l’indépendance. Cette bataille navale du 19 novembre 1803 offre un miroir et un reflet de la réalité de ce qui s’était passé à l’Arcahaie la veille. Le nommé Jean-Pierre, Nègre Congo qui fut capturé par les forces françaises, seul survivant de la barge de l’héroïque commandant Laporte qui donna sa vie pour sauver celle du général Cangé et des occupants des trois autres barges des insurgés qui purent ainsi s’enfuir, dit réellement ce qui avait eu lieu à l’Arcahaie. Le rapport fait par le commandant français Yves Marie Bot à l’amiral Latouche-Tréville concernant l’événement du 18 au 19 mai 1803 ampute l’histoire officielle haïtienne de sa prétention absolutiste. La certitude du drapeau bleu et rouge créé à l’Arcahaie prend de l’eau de toutes parts. En effet, selon le rapport du commandant de vaisseau français Yves Marie Bot adressé à l’amiral Latouche-Tréville, la barge des indépendantistes La Victoire capturée contenait « un pierrier et neuf fusils en mauvais état, ainsi qu’un pavillon de couleur rouge et noire, ayant l’inscription de Libre ou Mourir [7]. »
Un autre élément à prendre au sérieux indiquant la présence du drapeau noir et rouge est bien cette carte en couleur établie par l’état-major français lors de la prise de Jacmel le 27 septembre 1803 par Rochambeau. Cette carte révèle les positions des protagonistes sur le champ de bataille avec d’un côté des drapeaux bleu, blanc et rouge pour les forces françaises et de l’autre des drapeaux bleu et rouge, mais aussi noir et rouge pour les insurgés. Le drapeau de l’insoumission au colon blanc avait toutes les couleurs y compris celles des lwa : rouge pour Ogou, bleu pour Zaka, vert pour Simbi. Une opposition multicolore qui n’avait rien de folklorique et que le colon blanc prenait au sérieux. Tout le drame national vient justement du refus de cette multiplicité, de la marginalisation de ces derniers drapeaux considérés comme hérétiques et de la négation de cette diversité représentant la totalité de l’univers haïtien.
Les gardiens des frontières idéologiques du mulatrisme dominant n’en restent pas là dans leur combat séculaire contre leurs adversaires noiristes. Pour parfaire leur hégémonie et imposer leur « image somatique idéale », ils enlèveront les pages de l’opuscule intitulé « Précis des Opérations de Brumaire : affaire du 26 », soit le 18 novembre, dans lequel l’officier de vaisseau Babron consigne l’épisode décisif de la bataille de Vertières. Pour conforter la vision du drapeau bleu et rouge et empêcher que soit révélée la couleur du bicolore flottant à Vertières, des historiens haïtiens, et pas des moindres comme Beaubrun Ardouin et Pauléus Sannon, insistent pour garder le contrôle des esprits et ainsi l’influence politique d’un groupe social au détriment de la vérité. Rien donc d’étonnant que la censure soit appliquée sur la phrase de l’officier de vaisseau Babron qui dit : « À 10 h du matin, l’étendard indigène noir et rouge flottait sur plusieurs de nos postes que nous avions été contraints d’évacuer [8]. »
L’établissement de la pensée unique au sujet de la couleur du drapeau n’a pas eu l’effet revigorant attendu. Cette pensée unique a, en refusant l’imaginaire noir et rouge, effacé la pensée en général dans les affaires de la Cité. Non seulement les repères ont été brouillés, mais aussi la confusion s’est installée. L’air neuf qu’on pensait installer avec la double unité des anciens et des nouveaux libres dans un ensemble aux multiples formes s’est révélé plutôt une vaste dérive conduisant à la marginalisation de la grande majorité de la population. Celle des chefs de bande qui sont toujours restés fidèles au projet de liberté pendant que certains des pères fondateurs débarquaient dans les soutes de l’expédition Leclerc (Rigaud, Pétion, Boyer, Geffrard) tandis que les autres se soumettaient à l’expédition (Dessalines, Christophe, Soulouque). Les élites militaires de la nouvelle nation ont refusé de leur donner la place qui leur revenait de droit sous le prétexte qu’ils adoraient des objets inanimés. Marginalisation des masses et de leur drapeau noir et rouge. Marginalisation de la majorité, au nom de la modernité. Récupération de ce drapeau noir et rouge par le duvaliérisme, comment et à quel prix ? Comment l’élan multicolore vers l’idéal de liberté a-t-il pu connaître des avatars aussi médiocres ?
Répondre à ces questions revient à explorer le travail de la représentation qui code les couleurs dans le monde des symboles. En effet, il faut aller au niveau de la représentation pour analyser les couleurs du drapeau haïtien sujettes à maintes controverses. Ces couleurs bleu, noir et rouge sont symboliques dans un marché où le blanc demeure la couleur de référence des élites colonisées. Les anciens libres avec Alexandre Pétion arrivent à tirer les profits symboliques du bleu et rouge. Mais si l’attraction de la couleur rouge est partagée par les protagonistes qui y voient le symbole du sang versé pour la conquête de l’indépendance, le bleu et le noir les divisent. Si le noir ne fait pas chic et est plutôt étrange dans certains esprits, le bleu semble plus inspirateur et apaisant pour d’autres qui veulent se démarquer de toute ressemblance avec une couleur qui renvoie au diable et qui préfèrent s’associer à la couleur du ciel vue comme celle de l’éternité.
Le support idéal semble être le bleu et rouge qui domine l’histoire nationale. Comprendre la part de chacun dans le sac à souffrance de la société haïtienne, c’est analyser le merveilleux malheur de l’adoption du drapeau bleu et rouge, la multitude de significations qu’il représente, la mythologie et les mentalités qui se croisent dans ce symbole et enfin la fiction et l’idéologie qui s’enchevêtrent pour produire le masque de la personnalité complexe de l’Haïtien. Le drapeau bleu et rouge a la cote avec son visage humain et sa façade progressiste. Toutefois son triomphe masque une crise profonde qui est celle de la victoire des structures sociales d’apartheid qui minent le tissu social. L’esprit de résistance qui avait animé les actions des marrons de la liberté est remplacé par un compagnonnage avec une idéologie compassionnelle aux effets salvateurs évanescents. La transformation radicale du système social hérité de la société coloniale esclavagiste est renvoyée aux calendes grecques, sinon aux calendes haïtiennes !
La dictature duvaliériste avec le succès dérisoire de ses tontons macoutes ne fera pas mieux dans le dévoiement du mécontentement populaire. Il importe de bien comprendre comment Duvalier en instrumentalisant le drapeau noir et rouge pour ses propres fins d’horreur jette un discrédit sur ce qui devrait être le symbole du respect. Ainsi les masses populaires deviennent les contempteurs de leur drapeau. Le destin haïtien se déploie dans le refus de la généalogie et de la vérité. Les obsessions du jour font l’histoire et sont à son service sur la voie qui va du salut à l’Apocalypse. Le refus général de l’objectivité fait endosser aux nouvelles générations les crimes de leurs ainés dans une ritournelle qui falsifie l’histoire et empêche de comprendre le présent. Le dévoiement de la société haïtienne ne serait-il pas là, dans cette transformation d’un symbole de la révolution en celui de la réaction ? Le triomphe du mensonge sur la vérité. Car il ne s’agit pas d’une simple falsification de la mémoire ancestrale par une tradition mystificatrice. Mais plutôt d’une pièce maîtresse dans le catalogue de nos corruptions à conserver pour ne pas sombrer dans des désillusions.
En tant que symbole de l’unité nationale, le drapeau représente néanmoins le symbole de l’identité nationale. Dans la mesure où cette identité est plurielle, l’emblème national s’en ressent dans les couleurs qui symbolisent l’identité nationale. La solidarité et l’harmonie ont été sacrifiées au profit des luttes intestines pour le pouvoir. En prenant un plaisir volontaire à se défaire du savoir, les élites coloristes (mulatristes et noiristes) ont brouillé les frontières de l’histoire et de la vie réelle. Et en tentant de rétablir la vérité, les élites noiristes ont dérivé dans leurs ambitions et procédé à un autre brouillage en produisant d’autres mythes pour asseoir leur influence politique et sortir de la mystification. La répression tonton-macoute a porté la jeunesse à ne pas prendre pour agent comptant les thèses historiques défendues par les historiens noiristes duvaliéristes. Comme l’expliquent Claude et Bonaparte Auguste : « Pour notre part, nous avons établi l’existence depuis la guerre de libération nationale de deux drapeaux, l’un bleu et rouge créé en février 1803 et non le 18 mai 1803…l’autre noir et rouge dont l’existence est révélée, dès le 19 mai 1803 [9]. »
Un exemple de fissures
Le drapeau haïtien noir et rouge a des significations multiples. D’abord, c’est celle de l’unité des Noirs et des Mulâtres ; des anciens libres et des nouveaux libres. Par contre, après la guerre du Sud (1799-1800), le drapeau bleu et rouge a symbolisé l’unité des élites noire et mulâtre. Mais cette unité des élites ne mettra pas du temps pour se fissurer dès 1806 avec l’assassinat de Dessalines. Ce fut une unité superficielle à mille lieux de l’unité réelle du peuple haïtien dans toutes ses composantes. En effet, les soldats de l’armée de Toussaint Louverture qui ne s’étaient jamais rendus aux troupes coloniales de Leclerc, dont les Sans-Souci, Jasmin, Macaya, Sylla, Jacques Tellier, Vamalheureux, Cacapoule, Mavougou, Lamour Dérance, etc., seront tous déclarés chefs de bande par les généraux vainqueurs et exécutés. Ces hommes avaient refusé de se soumettre à l’autorité de Dessalines qui s’était rallié aux troupes françaises pendant qu’eux-mêmes guerroyaient dans les montagnes contre l’occupant. Qu’on se rappelle que les généraux Pierre Cangé et Magloire Ambroise de l’ancienne armée de Rigaud se rallièrent à Lamour Dérance en 1803.
L’imposition du drapeau bleu et rouge a affecté la solidarité et le dialogue entre les différentes composantes de la nation haïtienne. Le tour de force réalisé par Alexandre Pétion a été de faire du bleu et rouge la référence nationale. Son influence s’est étendue à d’autres domaines parmi lesquels la liberté, l’indépendance nationale, l’unité nationale, la souveraineté nationale, l’État haïtien et l’âme nationale. Notre identité de peuple s’en est trouvé affectée non seulement par le bovarysme de nos élites se voulant des Français noirs, mais aussi par la marginalisation et l’exclusion de notre paysannerie inscrite dans ce bovarysme. La réponse au « Ki moun ou ye », c’est-à-dire à la question de notre identité, est restée vague et incertaine pour la grande majorité de la population mystifiée par le colorisme politique.
Savoir qui on est, maîtriser son identité, constitue le premier pas vers la libération. C’est le premier pas vers l’autre, vers celui qui ne nous ressemble pas, vers l’altérité. En pensant l’autre comme une part cachée de nous-mêmes, nous avons construit notre identité à travers la destruction de cet autre. En fondant notre construction psychologique de peuple à partir du refus de l’altérité, la distance s’installe et grandit entre les catégories de couleur de la population, sous l’œil vigilant du racisme international. Les luttes de pouvoir vont accroitre les hostilités entre les catégories de couleur et provoquer des pogromes sous Soulouque, sous Salomon, sous Duvalier, sans compter le climat de peur connu de 1946 à 1950, particulièrement avant et après l’affaire Viau-Rémy au cours de laquelle furent assassinés les deux protagonistes noir et mulâtre [10]. Face aux forces de la mondialisation, celles de l’identité refont surface sous de multiples formes, à droite comme à gauche, avec de multiples pratiques de réenracinement populiste. La démagogie du « repli identitaire » est une solution de façade dans une logique de soustraction des valeurs universelles prônées par la modernité [11].
Si, comme le dit Frankétienne, « l’identité est une quête, une construction » [12], dans le cas de l’Haïtien, cette construction s’est faite sur des fondations d’argile. Sur le refus de la filiation africaine à la base de l’haïtianité mais aussi et surtout à la base de l’humanité. Ce refus de l’héritage africain se manifeste sur plusieurs plans et dans les différentes composantes de l’identité (langue officielle, religion, représentations dominantes, imaginaire, symbole, etc.) dont le drapeau. La « fièvre identitaire » des élites porte ces dernières à s’identifier à la France considérée comme la référence en termes de savoir-vivre et de savoir-faire. Cette « fièvre identitaire » a bloqué la mise en valeur des savoirs africain et populaire tout en renforçant « les sentiments instinctifs d’identification ethnique et de solidarité raciale [13] » au sein de la minorité dirigeante.
Les conséquences de cette option identitaire se sont manifestées au cours du XIXe et du XXe siècle dans l’organisation de l’économie d’une part et dans les relations extérieures d’autre part. L’identification à l’ancien oppresseur colonial est restée fondamentale, moins dans l’exaltation de 1789 et des Droits de l’Homme que dans les forces de la Restauration royaliste qui imposèrent l’indemnité de 1825. La valorisation de la culture française scellée dans le Concordat de 1860 prenait la France comme modèle de référence et s’accompagnait du refus de la pluralité et de la diversité. Demesvar Delorme le dira en clair : « Ce pays a soutenu une longue guerre contre la France et cependant la nation qu’on aime le plus c’est encore elle [14]. » C’est aussi le cas avec Louis Joseph Janvier qui écrit « Haïti est la France noire [15]. »
Dans la recherche d’une appartenance, les élites haïtiennes ont décidé qu’Haïti ne s’identifierait pas à l’Afrique et encore moins aux États-Unis d’Amérique où l’esclavage existait jusqu’en 1865. Les élites coloristes ont donc fait le choix de l’Europe et en particulier de la France, comme lieu de référence en agitant officiellement la langue française et la religion catholique comme les éléments centraux de leur carte d’identité. Les élites s’associent donc aux commerçants étrangers, souvent experts en corruption, escroquerie et contrebande de toutes sortes, pour garder leur pouvoir politique et économique. Au XIXe siècle, les élites coloristes animeront un combat pour l’hégémonie au cours duquel certaines factions s’allieront à l’Allemagne contre la France afin de conquérir le pouvoir politique. Au XXe siècle, les allégeances des élites ont changé vers les États-Unis d’Amérique qui ont multiplié à l’infini leurs interventions dans la vie sociopolitique et économique du pays.
La construction de l’identité haïtienne connaitra au XXe siècle une autre étape avec le noirisme appelant à la valorisation d’un « homme haïtien avec des cheveux crépus, l’épiderme foncé, le créole comme langue de communication [16] ». Cette autre face de la médaille de la recherche identitaire a eu surtout depuis 1946 des vagues de mobilisation articulées autour du dévoiement de la pensée de Jean Price Mars et aboutissant à la négritude totalitaire de François Duvalier qui orchestra le rétablissement du drapeau noir et rouge en 1964. Qui en même temps lui donne le coup de grâce par la géométrie répressive qu’il enfonce dans les têtes à coups de marteau, de crosses de révolver et de fusils. Duvalier s’empare de l’identitaire et transforme la vertu en mensonge. Le pays est plongé dans une telle mascarade par ce régime sanguinaire qu’à sa chute en 1986, il fallait se dissocier de tout ce qui le symbolisait, d’où le rétablissement du drapeau bleu et rouge dans la Constitution de 1987.
Depuis le rêve est devenu un cauchemar. Une errance. Les tontons macoutes et leurs émules ont essaimé en refusant au pays de penser et de se penser. Avec l’accumulation des malheurs, de la déréliction et de l’imbécillité, le traumatisme est profond. La vie est devenue la mort et vice versa. L’échec est palpable à tous les niveaux. Parlant de ce gâchis, un critique dira : « Nous appartenons à une génération perturbée qui cherche ailleurs que chez elle des modèles de grands hommes. Notre sens de responsabilité envers notre patrimoine a été fortement ébranlé, car la génération des moins de trente ans ne retrouve plus aucune attache à la terre de ses ancêtres. Il est plus que temps de prendre conscience du fait que notre avenir repose sur la récupération et la sauvegarde de notre identité. Cette survie de notre peuple repose sur la sauvegarde et l’importance donnée à notre patrimoine culturel, historique, immatérielle [17]. »
Un patrimoine qui doit être soumis à une critique sans concession afin de pouvoir en faire une réelle mise en valeur. Car ce « patrimoine informationnel constitué des savoirs, savoir-faire, règles, normes propres à la société [18] » nous lègue de bonnes mais aussi et surtout de mauvaises habitudes qui ont permis à l’anarchie et au brigandage de passer entre les mailles du filet depuis plus de deux siècles. La tendance s’est nettement affirmée montrant qu’il ne s’agit pas simplement d’un groupe d’irréductibles qui ne jurent que par l’illégal, quand ce ne sont pas des lois exprimant la défense des intérêts des puissants. L’esprit du peuple (Volkgeist) a été perverti par l’esclavage, le servage et la servilité dans la création d’un ordre social basé sur l’arbitraire des tenants du pouvoir. Un arbitraire dont l’un des piliers est l’ordonnancement juridique de la société et l’ignorance du plus grand nombre. Appelons tous à une immersion hors du réel de la boîte noire qui a produit les fantasmes collectifs entourant les couleurs du drapeau haïtien et la destruction de notre environnement à plus de 98% .
Je vous remercie pour votre attention.
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* Economiste, écrivain
[1] Timoléon Brutus, L’homme d’airain, vol. 2. P-au-P, Imprimerie de l’État, 1947.
[2] Michel Aubourg, Le drapeau dessalinien, Port-au-Prince, Haïti, Imprimerie de l’État, 1964.
[3] Hénock Trouillot, « Le drapeau Bleu et Rouge, une mystification historique », in Revue de la Société Haïtienne d’Histoire, de Géographie et de Géologie, numéro 104, Vol. 30, Imp. Théodore, P-au-P, janvier-avril 1958.
[4] Odette Roy Fombrun, Le drapeau et les armes de la République d’Haïti, P-au-P, Éditions Deschamps, 1987.
[5] Claude et Bonaparte Auguste, Pour le drapeau, - Contribution à la recherche sur les couleurs haïtiennes, Canada, 1982.
[6] Thomas Madiou, Histoire d’Haïti, Tome VIII, op. cit., p. 62.
[7] Jean Ledan fils, « Le drapeau haïtien », Le Nouvelliste, 15 mai 2007. Lire aussi Jacques Cauna, Toussaint Louverture et l’indépendance d’Haïti : témoignages pour un bicentenaire, Paris, Karthala, 2004.
[8] Lt. Vaisseau Babron, Précis des opérations maritimes du mois de Brumaire, affaire du 26 [18 Novembre 1803], évacuation du Cap, notes sur la position et les forces actuelles de Saint Domingue et de la Jamaïque (Frimaire 12 [c. Décembre 1803]), CC9A/36, CC9/B20, Archives Nationales, Paris, France. Lire aussi Leslie Manigat, Le drapeau de l’Arcahaie et de la deuxième phase des guerres d’indépendance, P-au-P, Haïti, 18 mai 2003, p. 13.
[9] Claude et Bonaparte Auguste, Pour le drapeau, op. cit., p. 48.
[10] Leslie Péan, Économie politique de la corruption — Le saccage, Tome III, Paris, Maisonneuve et Larose, 2006, p. 72-78 et p. 383-392.
[11] François Laplantine, Je, nous et les autres, Paris, Le Pommier, 2010.
[12] Franck Etienne, L’identité culturelle haïtienne, Bruxelles, 8 novembre 2000.
[13] Léon-François Hoffman, Haïti : Lettres et L’être, Éditions du GREF, Toronto, 1992, p. 19.
[14] Demesvar Delorme, Les théoriciens au pouvoir, Paris, Plon, 1870, p. 182.
[15] Louis-Joseph Janvier, La République d’Haïti et ses visiteurs (1840-1882), Paris, Marpon/Flammarion, tome 1, 1883, p. 57.
[16] Franck Etienne, L’identité culturelle haïtienne, op. cit.
[17] Savannah Savary, “Pour une renaissance de l’identité haïtienne”, Le Nouvelliste, 10 décembre 2009.
[18] Edgar Morin, La méthode, tome 2, La vie de la vie, Paris, Seuil, 1980, p. 245.