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Regard (Chronique hebdo)

Haïti-Conjoncture : Laurent Lamothe face à l’Histoire !

Par Roody Edmé*

Spécial pour AlterPresse

Ce pays s’est construit sur une alliance stratégique entre Noirs et Mulâtres pour renverser le système inique de l’esclavage.

Il a mis en avant un des slogans les plus profonds de l’Histoire : l’union fait la force. Il a inventé la liberté radicale, en « corrigeant » la Déclaration Universelle des Droits Humains, en mettant, au fronton de l’Histoire, l’idée que toutes les femmes et que tous les Hommes, quelle que soit leur race, sont libres et égaux en droits.

Mais, cette nation rebelle est vite tombée dans la tourmente.

Elle a su garder sa fierté par rapport à « l’étranger qui marche dans la ville », mais n’a pu rien contre les vieux démons de la division et de l’incivisme.

Le XIXe siècle haïtien est plein du bruit et de la fureur des révolutions de palais, conduites par nos généraux traîneurs de sabre et nos « armées souffrantes » manipulées par des notables locaux.

La question du bien commun et celle du vivre ensemble demeurent des concepts-clés, mais peu opérationnels dans un environnement qui en a tant besoin.

Au lendemain du 7 Février 1986, après la chute de la maison Duvalier, l’Armée d’Haïti est devenue le principal instrument de l’instabilité politique jusqu’à sa disparition forcée. Son départ a laissé un vide qui a été comblé par des chefs de bandes régnant sur notre urbanité en crise.

Aujourd’hui, le mal-être profond continue.

Et l’on attend encore les initiatives, annoncées par les églises en vue de cette réflexion autour de la problématique de la gouvernabilité d’un État qui, tel un cheval rétif, refuse toute bride, qu’elle s’appelle « policy » ou gouvernance.

Qui a la légitimité pour provoquer un tel débat ?

Toutes les institutions, du religieux au politique, sont affaiblies et parfois avilies.

L’université connaît une insoutenable faiblesse et lutte pour sa survie.

Les élites économiques, plombées par la crise, hésitent encore entre : l’engagement ferme et résolu pour une nation moderne, et le sauve-qui-peut qui a toujours été une sorte de marque de fabrique.

La grande majorité, entre frustration et espérance, ne sait plus à quel « messie » se vouer.

La réponse sera institutionnelle ou ne le sera pas.

Elle devra être aussi agitée profondément, dans les moindres coins d’une société repliée sur elle-même et malade de la « peste émotionnelle ». Une société prisonnière des pratiques séculaires de l’exclusion et de l’égoïsme élevé au niveau de « vice d’État » !

Des efforts, encore timides, sont faits pour renouer les fils ténus entre le pouvoir et la presse.

Même si la phrase du président, prononcée lors de la rencontre avec les patrons de presse, peut donner froid dans le dos (« vouloir détruire la présidence, c’est vouloir détruire Haïti »)… cette phrase a une connotation historique certaine.

Mais, arrêtons de voir le diable partout.

Pour l’heure, on s’achemine lentement vers un nouveau gouvernement. Le premier ministre désigné, Laurent Salvador Lamothe, ayant été ratifié par les deux chambres.

Ce jeune ministre est reconnu, par amis et adversaires, comme un homme débordant d’enthousiasme. On dit qu’il a le sens des affaires d’État, des affaires tout court.

Saura-t-il sortir notre administration, de son allure de « grand bazar », pour en faire un outil moderne de transformation de l’espace haïtien ?

Sa double ratification, par les deux chambres, constitue un pas dans la direction de la reprise en main des affaires de l’ État par une équipe gouvernementale non démissionnaire.

Mais, la « démission » s’est inscrite, depuis quelque temps, dans les « gènes » du pouvoir d’État.

Le nouveau gouvernement devra essayer, non seulement de gouverner, enfin, mais s’efforcer de changer les rapports entre les institutions, encourager le dialogue social pour que s’éloignent les détestations de type émotionnel et qu’on entre finalement dans l’âge du politique.

Il ne doit surtout pas oublier que son siège est trop facilement éjectable et que cela est dû à l’absence de verrous institutionnels.

* Éducateur, éditorialiste