P-au-P, 20 avril 2012 [AlterPresse] --- La demi-journée de prière, tenue
le 18 avril 2012 au ministère à la condition féminine et aux droits des femmes (Mcfdf) par des organisations de femmes avec l’appui de cette institution étatique, en vue d’obtenir la guérison du président Joseph Michel Martelly, est une atteinte au principe de la laïcité de la république.
C’est ce qui ressort de l’analyse de plusieurs personnalités de la vie nationale, interrogées par l’agence en ligne AlterPresse, comme Danièle Magloire, sociologue, militante féministe de Kay Fanm et Sauveur Pierre Étienne, politologue, dirigeant du parti politique Organisation du peuple en lutte (Opl).
« Plusieurs organisations de femmes de la zone métropolitaine » ont convaincu la ministre Yanick Mezile à coups d’arguments de « révélations et de songes » d’autoriser la tenue de cette journée de prière pour Martelly.
Convaincue que« c’est une initiative louable », proposée par « le bras armé du ministère [les organisations de femmes] », madame Mezile, « croyante dans les vertus de la prière et persuadée que Jésus peut tout guérir » n’y a vu aucune objection.
D’ailleurs, elle croit dur comme fer qu’ « au moment même où nous [les femmes] avons tendu les mains sur la photo du président, la main divine l’a guéri immédiatement ».
Comprendre l’acte de la ministre Mézile
Pour Sauveur Pierre Étienne, cet acte exprime « le poids du magico-religieux dans le système politique haïtien. Nous n’avons pas su construire un État moderne avec le triomphe de la raison sur les mythes, les croyances et le religieux ».
Ceci amène le principal dirigeant de l’Opl à qualifier le pays d’« arriéré », d’« archaïque » du fait qu’« il n’y a pas de frontières étanches entre le religieux et le politique [étatique] ».
« C’est vraiment regrettable que cela soit arrivé. Ce n’est pas la vocation de l’espace de travail du ministère comme institution publique », regrette Danièle Magloire, soulignant le caractère privé des questions relatives à la foi et à la religion des gens.
« Cela signifie tout simplement que nous sommes encore à la case départ, en ce qui à trait à la modernité politique occidentale. Le principe élémentaire de la séparation de l’Église et de l’État n’existe pas en Haïti », constate le professeur Etienne.
Le parti politique Opl attire l’attention sur l’important travail à faire en vue de mettre en « branle le processus de normalisation institutionnelle et l’instauration des institutions républicaines [afin d’] atteindre la modernité politique occidentale en Haïti ».
Il est « difficile de trouver, en Haïti, une femme ou un homme politique qui ne soit pas lié au vaudou, aux cultes reformés ou à l’église catholique (romaine) », reconnait Sauveur Pierre Étienne.
Ce qui constitue un obstacle au « triomphe du rationalisme du siècle des Lumières [le XVIII e siècle européen surtout] »
Se demandant « pourquoi c’est uniquement le chef de l’État qui a droit aux prières des citoyennes ? », la sociologue Magloire estime que l’acte est « assez curieux », en soulignant que, dans la zone métropolitaine de la capitale Port-au-Prince, « les hôpitaux et les centres d’accueil de personnes âgées regorgent de personnes dont la vie est en danger ».
Mais ce qui est le plus choquant pour la féministe, c’est que, de surcroît, ces femmes se soient retrouvées « devant la photo du président pour prier, dans les locaux du Mcfdf ».
Mélanger l’État et la religion : une pratique
Depuis quelques temps, il semble s’instaurer, dans les institutions publiques un ménage complice entre l’État et la religion, frisant le prosélytisme.
De mars à avril 2012, le Mcfdf a posé deux actions en ce sens.
« Le 8 mars 2012, à l’occasion de la journée internationale des droits des femmes, le ministère a fait célébrer une messe et maintenant c’est une journée de prière », se rappelle la féministe Magloire.
Pierre Sauveur Étienne, de son côté, a en mémoire la remise des 8 passeports du président de la république le 8 mars 2012 à un groupe religieux.
« Au lieu de négocier directement avec le pouvoir législatif, le président a préféré faire appel à un groupe religieux pour servir de médiateur entre l’exécutif et le législatif », regrette Étienne.
Les exemples ne manquent pas.
Bernier Sylvain, directeur général de la Radio nationale d’Haïti (Rnh), un média d’État, projette de faire chanter une messe dans les locaux de la station publique à l’occasion du 35 e anniversaire de la station (22 avril 1977 - 22 avril 2012).
La municipalité de Delmas (au nord-est de la capitale), sous l’administration de Wilson Jeudi, ne s’embarrasse de procédures pour tenir des sessions de prière au sein même du local de l’administration municipale.
Quelques jours après son installation, le président de la république, en personne, s’est présenté dans une assemblée protestante pour solliciter des prières. Il a reçu une bible en la circonstance.
Ensuite, il s’est fait initier aux mystères de la franc-maçonnerie qui, contrairement à la France, n’est pas une institution laïque. Elle est religieuse et croyante. On a vu le Chef de l’État recevoir, comme franc-maçon, le titre de « grand protecteur de l’ordre ».
Combien de fois, Martelly a foulé le sol d’un péristyle vodou ?
Pendant qu’il dirigeait la chambre des députés, feu Éric Jean-Jacques a demandé à ses collègues de prier avant de commencer une séance. A l’occasion des exemplaires de la bible ont été distribués a chacune et chacun des députés.
Le politologue Étienne prévient que « c’est le rapport de l’État aux religions d’une façon générale, y compris le vaudou, et aux fêtes religieuses qu’il faut contrôler. »
De retour dans le pays, en novembre 2011, après sa première intervention chirurgicale à l’épaule gauche, Martelly a demandé de laisser grandes ouvertes les portes des temples religieux pour que la population puisse venir prier. Il a même annoncé qu’il allait être en retraite spirituelle pendant 7 jours.
« La religion, la prière, foi, les croyances relèvent de la sphère privée des individus », rappelle la sociologue Danièle Magloire, signalant le fait que, dans différentes institutions publiques, l’administration compose avec des autocollants, des affiches véhiculant des messages religieux.
« Dans certains bureaux, des fonctionnaires consacrent des heures à la prière au lieu de faire le travail de mission publique, pour lequel elles et ils sont payés », dénonce-t-elle.
Historique et culturel
La population semble accepter la situation, car « les Haïtiennes et Haïtiens sont majoritairement croyants », observe Danièle Magloire.
Alors que la Constitution du 29 mars 1987 consacre la laïcité de l’État, « les autres cultes (réformés, anglicans et vodou) subissent une sorte de discrimination avec la pratique du Te Deum (catholique romain) à l’installation d’un nouveau président, mais ne protestent même pas », note-t-elle, en rappelant que « la mosaïque des religions a beaucoup évolué en Haïti. Il n’y a plus de dominance catholique (romaine) dans la population, même si cette religion occupe une grande place dans les espaces du pouvoir politique ».
Mais, il faut tenir compte aussi du rapport qu’Haïti a entretenu avec l’église catholique romaine depuis la colonie. Sur les plantations esclavagistes, le catéchisme constituait la seule forme d’éducation officielle des esclaves.
« Après 1804, le Vatican a été l’un des premiers États à reconnaitre l’indépendance haïtienne. Aujourd’hui le nonce apostolique est le doyen de notre corps diplomatique », précise Magloire.
« Pendant les 30 ans de la dictature des Duvalier (1957 - 1986), l’église catholique (romaine) a été l’un des rares espaces où il était possible de se réunir pour s’organiser. Cela a imprégné les mentalités », continue-t-elle. [efd kft rc apr 20/04/2012 10:26]