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Lettre ouverte aux compatriotes haïtiens et aux amis d’Haïti

Par Michel Julien, Consultant en développement économique et en commerce international

Soumis à AlterPresse le 16 mars 2004

L’histoire d’Haïti est malheureusement caractérisée par de nombreuses révoltes, des révolutions, par des coups d’Etat et d’incessantes crises politiques. Mais, sans nous attarder sur les détails historiques, disons qu’en dépit de cette évolution chaotique et malgré les variations, une certaine idée de la Nation et de l’Etat a survécu de l’Indépendance jusqu’au début des années 60. à€ partir de cette date, en effet, on remarque une rupture dans l’histoire de notre pays. Nous pouvons différencier cette seconde période allant de 1961 à nos jours par une dégradation de nos valeurs humaines et sociales. Si, de 1804 à 1960, on cultivait dans la société haïtienne un certain civisme, un certain idéal collectif, une certaine générosité et quelques velléités de partage ; depuis lors, la collectivité nationale a plutôt fait preuve d’incivisme, d’égoïsme et d’individualisme, parfois même à outrance.

La mise au rancart de certaines valeurs fondamentales donne depuis 1960, une nouvelle coloration à la gestion, au fonctionnement et au vécu de ce pays, ce qui le conduit inexorablement vers la catastrophe. La situation est réellement dramatique et rien ne permet d’espérer un changement dans ces conditions.
Plusieurs compatriotes, vivant tant en Haïti qu’à l’étranger, sont effrayés par l’ampleur du drame et s’inquiètent justement pour l’avenir de leur pays. Ils restent incrédules devant l’indifférence des élites et la négligence des leaders haïtiens face à la crise permanente d’Haïti.

à€ la réflexion, il ne pouvait en être autrement. Car depuis l’indépendance, jamais malgré toutes les recherches, les longues études, les thèses, on ne s’est attardé sérieusement sur certains aspects du problème. La preuve, c’est qu’en ce moment, de nombreux compatriotes s’imaginent pouvoir régler la crise haïtienne dès lors que le président Aristide est chassé du pouvoir. Quoique les gouvernements, sous sa présidence, à l’instar de bien d’autres antérieurs, aient montré de grandes faiblesses, voire même, un manque flagrant de vision dans la gestion du pays. Quoique les principes et le mode de gestion de l’ex président aient probablement contribué à l’aggravation de la situation, il est urgent de comprendre que les difficultés de toutes sortes et les crises chroniques d’Haïti ne peuvent s’expliquer seulement par l’incompétence, par la mauvaise gestion ou même par la mauvaise foi des dirigeants actuels ou de leurs prédécesseurs. La crise permanente haïtienne a des racines plus profondes et elle est plutôt symptomatique du mal haïtien qui émane de notre culture, de notre mentalité. Et tant que nous ne l’aurons pas admis et que nous n’aurons surtout pas pris les moyens appropriés pour faire évoluer « l’Haïtien », il sera extrêmement difficle et même impossible de renverser cette situation déplorable et de conduire Haïti vers la démocratie et le développement. Dans le contexte actuel, quand bien même, les prochains gouvernements haïtiens seraient formés des compatriotes les plus brillants, les plus honorables et de nos meilleurs technocrates, ils continueront de se succéder sans pouvoir vraiment modifier le cours de notre Histoire. Car, tout en accordant beaucoup d’importance aux facteurs d’ordre politique, économique, social ou religieux dans la perpétuation de la crise, il faut souligner qu’elle est, selon nous, essentiellement la conséquence directe de la mentalité haïtienne, de certains comportements typiques qui en découlent et des structures néocolonialistes qui perdurent.

Il est donc urgent de bien cerner ce problème pour essayer de trouver les solutions adéquates. Car c’est la principale raison pour laquelle, depuis l’Indépendance, Haïti fait toujours face à des crises, qu’importe leur forme, simple ou très complexe comme la dernière qui dure depuis les élections de 2000.

Par ailleurs, il nous faut reconnaître que l’avenir d’Haïti dépend d’abord des Haïtiens qui, collectivement, doivent repenser l’avenir, accepter d’engager un dialogue franc et honnête, consentir à faire les compromis nécessaires pour enfin aboutir à un projet de société fondé sur le droit, la justice sociale, la tolérance et qui prone surtout l’éducation pour tous et une nouvelle répartition des richesses.

Le succès de cette démarche implique beaucoup de rigueur et nécessite de nombreux changements dans les comportements, donc certains sacrifices s’imposent. Et puisqu’à l’évidence, le sens du dialogue et du compromis ne fait pas encore partie de la culture haïtienne, cette étape ne pourra être franchie convenablement sans l’aide de la communauté internationale, des ONG et de tous les amis d’Haïti. Elle ne réussira pas sans un encadrement approprié, sans les ressources financières, matérielles et humaines nécessaires.

Tout en reconnaissant l’urgence d’aplanir les difficultés les plus pressantes pour permettre, d’une part, à l’Etat haïtien de fonctionner en toute sécurité et pour faciliter, d’autre part, la vie de tous les citoyens, il serait dommage que les leaders des partis politiques et de la société civile persistent dans leurs erreurs, n’accordent de l’importance qu’à leur intérêt propre et immédiat et n’envisagent que le court terme au lieu de poser les bases pour une nouvelle Haïti.

La communauté internationale, les amis d’Haïti et les citoyens haïtiens, soucieux de l’avenir, doivent éviter de tomber dans ce piège ; car il faut s’attaquer résolument, cette fois-ci, aux causes réelles de la crise perpétuelle d’Haïti afin de dégager des solutions adéquates et durables. Cela ne peut se faire qu’avec patience et avec de la persévérance car cette démarche touche à la mentalité de tout un peuple, c’est à dire aux « us et coutumes » de la société haïtienne.

Toute tentative de changement qui ne se limiterait qu’aux questions d’ordre politique, institutionnel, économique ou social en dehors de certaines considérations culturelles, ne connaîtrait qu’un succès limité et sans doute éphémère. Il faut donc agir mais surtout de la bonne façon pour rompre définitivement avec le passé et éviter de nouvelles interventions.

Beaucoup de compatriotes de bonne foi souhaitent contribuer à cette tâche colossale et combien essentielle à la survie de la Patrie commune. Ils sont prêts à retrousser leurs manches et à travailler résolument afin de faire évoluer nos façons de penser, de faire, de vivre, conscients que ces changements sont essentiels pour envisager l’avenir avec un peu plus d’optimisme.

J’interpelle donc les compatriotes de la diaspora, les amis d’Haïti, pour qu’ils saisissent l’occasion et pour qu’ils prennent une part active à ce grand débat nécessaire. Nous devons examiner ensemble quels changements seraient souhaitables pour Haïti, pourquoi et comment les faire et surtout identifier les axes de développement qui, selon nous, devraient être retenus dans un futur projet de société. Il serait sage d’entreprendre ce travail de réflexion en toute sérénité et dans le respect de toutes les opinions avant de se précipiter dans l’action. La diaspora haïtienne a le devoir de travailler en concertation avec les haïtiens de l’intérieur ; l’obligation de contribuer, par ses propositions, à une redéfinition des valeurs à promouvoir et au redressement d’Haïti, cela avec le concours de tous les amis d’Haïti.

Michel Julien

Consultant en développement économique et en commerce international