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Haïti-Reconstruction : Et si on parlait du duel « Colons-Marrons »

Débat

Par Gary Olius *

Soumis à AlterPresse le 2 avril 2012

Le peuple haïtien doit une fière chandelle à la société civile mondiale pour le formidable élan de générosité dont il a été l’objet suite au tremblement de terre du 12 janvier 2010. Les élites haïtiennes, quant à elles, doivent se mordre les doigts pour n’avoir pas su gérer avec soin cette solidarité agissante qui, par une surmédiatisation malheureuse, a fini par mobiliser dans son sillage les flibustiers du monde entier. A plus de deux ans de ce terrible événement, il est opportun de se questionner ou d’appeler à une réflexion sérieuse sur les vraies raisons qui expliquent que les victimes pataugent encore dans la crasse, malgré les milliards de dollars déjà dépensés en leur nom. Cela est plus que nécessaire, si l’on veut limiter les dégâts et tirer des leçons appropriées.

On se rappelle du triomphalisme avec lequel Bill Clinton, Hilary Clinton, Georges Bush et leurs « Marines » ont débarqué en Haïti. Pour soulager les haïtien(ne)s de leur détresse, leur grand voisin leur a envoyé 20,000 militaires, leur a parachuté des vivres et des bouteilles d’eau devant les caméras du monde entier et a transformé leurs villes démolies en de singuliers lieux de pèlerinage. On se rappelle aussi du discours officiel de la Maison Blanche prescrivant, comme un leader autoproclamé de la communauté internationale, qu’il faudra aider Haïti de manière innovante et intelligente ; on se rappelle en outre du coude-à-coude opposant les américains aux français pour le contrôle de ce qui restait de l’aéroport Toussaint Louverture. Et, pour montrer qu’elle était en vie malgré le poids des décombres, la présidence de Préval est sortie subitement de son silence traumatique pour répondre sans détours diplomatique à la position exprimée par le régime d’Obama sur le dossier d’Haïti. « La reconstruction, pour réussir, ne devra pas se faire sans les haïtiens », a-t-il martelé. Bref, des signes peu encourageants qui auguraient l’arrivée imminente d’un vent de fronde et qui laissaient croire, du même coup, que les choses n’allaient pas se passer comme dans un fleuve tranquille.

Quelques jours après le séisme et à la demande expresse de Ban Ki-Moon, la Commission Economique Pour l’Amérique Latine et la Caraïbe (CEPALC) est venue au chevet du pays et a offert, avec la meilleure volonté possible, son expertise pour la réalisation du Post Desaster Needs Assessment (PDNA). Cela s’est relativement bien passé, mais aucun des participants à ce laborieux exercice n’était dupe du fait que le rapport qu’on s’évertuait à préparer allait être tout juste bon pour être classé, sans suite, dans les oubliettes de la Primature. Car, au moment où l’on se tracassait les méninges dans l’élaboration de ce PDNA, le realpolitik de la reconstruction se faisait en hauts lieux ; loin des oreilles indiscrètes des techniciens haïtiens, des journalistes et des partis politiques non subordonnés au régime prévalien. Le cercle était si restreint qu’il était même fermé aux parlementaires du parti au pouvoir. Pour certifier sa mise hors jeu et exprimer son ras-le-bol, l’un d’entre eux nous disait, extrêmement frustré et au bord d’une crise de nerfs : « Préval iyore menm palmantè Lespwa yo, pou l ka vann peyi a… ».

Le président et le premier ministre d’alors, les grandes ambassades et quelques bailleurs influents s’affairaient à parler d’élections, rapido presto, pour parer à l’éventualité que des têtes indésirables investissent les espaces de décision. On concoctait la mise en place de la Commission Intérimaire pour la Reconstruction (Cirh), ce dispositif destiné à subtiliser le pouvoir et les compétences légales des ministères. Pour aller très vite en besogne, on concevait un dispositif célère d’intervention, assorti d’une loi d’urgence. On mélangeait sans scrupule l’humanitaire, le conjoncturel et le structurel, juste pour céder du terrain aux myriades d’ONGs qui ont envahi le pays. Et puis, les voilà donc avec tous les ingrédients dont ils avaient besoin pour faire avancer leurs besognes.

Par la façon dont se déroulaient les choses, on aurait dit qu’un pays détruit et sous occupation n’avait pas besoin d’un Etat digne ou même d’un Etat tout court. C’est dans cette atmosphère de confusion que, paradoxalement, les parties prenantes de ce jeu macabre brandissaient les élections comme étant une priorité absolue du moment, arguant que la démocratie est en danger et qu’une reconstruction effective requiert des autorités légitimes. La prédication de cet évangile était, entre autres, pour se foutre pas mal de l’urgence de sortir les victimes des camps insalubres et sans sécurité ou même du besoin impérieux de reconstruire les locaux effondrés des ministères et des trois pouvoirs de l’Etat. En l’espace d’un cillement, on passait du tragique au pathétique et on faisait semblant de ne pas comprendre que sans l’existence préalable d’un Etat digne on ne saurait envisager l’instauration d’une quelconque démocratie.

Ce tour de passe-passe n’a pas réussi à avoir raison du temps qui passe ; et, comme les tentes données aux victimes, il ne pouvait pas se moquer du soleil et de la pluie pendant longtemps. L’amalgame élections-reconstruction a fini par révéler sa pestilence au nez de tous ceux qui l’ont composé. Depuis lors, la plaie s’est crevée et la méfiance s’est installée entre les grands décideurs nationaux et internationaux qui se voyaient obligés d’afficher leurs vrais visages. Nos chefs se font marrons et les coopérants impliqués se posent en colons. Les victimes quant à elles n’ont que leurs yeux pour pleurer et leur misérable vie pour payer les frais de cet affrontement, sans grandeur, entre les adeptes du marronnage et ceux du néo-colonialisme.

Envers et contre tous, le gouvernement jura – à l’instar du président Préval et en prêtant les mots de Victor Hugo - que la reconstruction d’Haïti sera haïtienne ou ne sera pas ; tandis que le cœur de la communauté internationale ne battait que pour la Cirh et le Frh. La tension entre l’équipe au pouvoir et certains bailleurs, comme la Banque Mondiale, devenaient facilement perceptibles ; à tel point que les hauts responsables de cette institution avaient dû multiplier les navettes entre Washington et Port-au-Prince pour pourvoir s’expliquer et se faire comprendre.

Bellerive et Clinton, deux mandatés à la Cirh, sans pouvoir réel, multiplièrent eux-aussi les sorties en public en arborant pour le plaisir des médias leurs rictus suspects. Et à distance, le duel né du 12 janvier entre le Palais National et la Maison Blanche battait encore son plein. On s’énervait diplomatiquement et on s’interdisait de monter aux créneaux pour ne pas émouvoir l’opinion publique. L’absence d’un leadership unifié et le vide qui en résulte étaient palpables. Les proconsuls internationaux rongeaient leurs freins ; ils devenaient impatients et se montraient de plus en plus exigeants. Mais de l’autre côté on répondait oui pour tout et on ne faisait rien. Un beau matin, Edmond Mulet péta les plombs et cracha son malaise. « L’une des choses que je déteste le plus en Haïti, est le non-respect de la parole donnée.. », fulminait-il d’un air abusé. Il disait tout haut quelque chose que la majorité de ses compagnons disait in petto.

Que des rouleurs comme Mulet et Compagnie n’aiment pas se faire avoir, c’est normal ; mais oser penser qu’ils sont les plus grands rouleurs dans un pays dirigé pendant dix ans par un boulanger, c’est s’exposer au ridicule. Car ici, si tu te crois bon rouleur, il y a toujours un rouleur-et-demi pour te mettre en échec. En cela, l’expérience de la Cirh est riche en enseignement. Les super-branchés peuvent se rappeler de ce comité, dit de haut niveau, qui s’activait à interviewer des candidats au poste de Directeur Exécutif de cette institution de reconstruction d’Haïti. Pressé de livrer la marchandise, il faisait feu de tout bois pour convaincre le gouvernement de la nécessité de collaborer pour que le processus aille vite. Pour leur rendre service et aller plus vite qu’on pouvait l’imaginer, le président Préval nomma un de ses conseillers comme Directeur Exécutif ad intérim. Il fallait avoir du culot pour parler d’intérimat dans le cas d’une institution qu’on essayait à peine de mettre en place. Notre sacré « Ti René » l’a fait et a trouvé la bonne façon de faire durer cet intérimat aussi longtemps qu’il l’a voulu. On ne sait pas ce qu’était devenu le bon candidat retenu par la communauté internationale au terme du processus de recrutement, dans lequel un ancien premier ministre désigné a pris part. Là encore, les rouleurs se font rouler.

Une fois les résultats des élections publiés, la communauté internationale croyait parvenir au bout de ses peines ; et Bill Clinton, euphorique à la tribune des Nations Unies, a salué l’aboutissement du processus, comme s’agissant d’un petit miracle. L’heureux élu, M. Joseph Michel Martelly, avait antérieurement affirmé sa volonté de travailler avec la Cirh et de la renforcer. Il a été pris au mot puisqu’on le savait peu expérimenté en politique et on lui reconnaissait une franchise d’enfant. Bien compté mal calculé, tout en réaffirmant son attachement à la Cirh, il laissa sa survie aux mains des parlementaires sur lesquels il disait n’avoir aucun contrôle. A petit feu, cette multinationale de la reconstruction disparait et, pour l’heure, très peu de gens en parlent. Toute honte bue, on n’ose même pas envisager la création de la Régie de Développement National pour remplacer l’institution défunte. Les marrons ont donné la preuve qu’ils sont maitres chez eux. Pour comprendre la leçon donnée, les rouleurs roulés auraient intérêt à se rendre au champs de mars pour examiner la posture du statut du nègre-marron et chercher à déterminer les raisons pour lesquelles l’individu qu’il symbolise ne laisse pas voir ses yeux en sifflant le lambi de la liberté.

Le coup de la Cirh fut assez dur pour Bill Clinton et avant même qu’il ait le temps de le digérer, il a été assommé d’un autre coup lors de la commémoration du 2ème anniversaire du tremblement de terre, au mémorial de Titanyen. Il a été piégé dans ce qu’il aime le plus, les caméras de télévision. Bon gré mal gré, il serra la main de Baby Doc sous les applaudissements du public et du président Martelly. L’image a fait le tour du monde. Comme si ce n’était pas assez, son poulain Garry Conille a été forcé de démissionner et il a reçu cette nouvelle comme un autre coup sur la tête.

Pauvre Bill qui a seulement entendu parler de notre Micky, sans savoir de quoi il est capable ! Il a peut-être fait la plus grande découverte de sa carrière politique. On l’attendait à l’inauguration du projet de logement 400 pour 100, il n’a pas pointé le nez ; lui qui a animé la pose de la première avec le président Martelly. Le jour de la fameuse conférence de presse où l’ambassadeur Kennett Merten a pris la parole pour se prononcer sur la nationalité du président, on rapporte qu’il était en Haïti mais il restait confiné dans sa chambre à l’Hôtel Karibe ; suivant l’événement à la télé comme un observateur ordinaire. Ce n’est pas qu’il se soit fait marron pour avoir expérimenté les vertus politiques du marronnage, ce n’est non plus le cas de dire que le marronnage, en soi, est contagieux. C’est peut-être, pour lui, une pause ou un répit pour comprendre ce qui lui était arrivé coup sur coup.

Bill est neutralisé, la Cirh a disparu, le Frh peine à collecter les 11 milliards promis, la reconstruction est dans l’impasse et le peuple croupit toujours dans la misère. Cette guerre froide entre marrons et colons risque de couter trop cher aux victimes et aux pauvres qui attendent depuis belle lurette des jours meilleurs. Les gouvernements s’en vont pour être remplacés par d’autres qui ne sont pas forcément plus performants, et le peuple - tel le dindon de la farce - est convoqué en ses comices périodiquement ; sans voir les résultats de ces convocations répétées. Il est urgent d’activer la sonnette d’alarme et faire comprendre aux décideurs qu’ils jouent avec le feu ; car si ce peuple réalise que, du train où vont les choses, il pourra encore connaitre plusieurs décennies de pauvreté, il risque de cultiver graduellement un dégoût pour la démocratie. Voyez-vous ce que cela implique ? L’avenir dira le reste…

* Économiste, spécialiste en administration publique

Contact : golius_3000@hotmail.com