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Haïti-Rara : Ses mutations à travers l’espace et le temps

Par Edner Fils Décime

P-au-P, 07 avril 2012 [AlterPresse] --- Aujourd’hui, en 2012, en plus d’un demi-siècle, le rara haïtien a connu des changements assez significatifs, tant au niveau des instruments, des traditions, que de son organisation, depuis la fin des années 1950, relève l’agence en ligne AlterPresse.

Agressée par les cultes reformés ou dénaturée par les exigences du sponsorship des entreprises, cette pratique culturelle (manifestation) populaire subsiste encore et fait la joie des Haïtiennes et Haïtiens, en temps de carême, dans les villes comme dans les zones rurales, notamment dans les départements de l’Arrtibonite et de l’Ouest (surtout Leogane), qualifiés de bastions de ce phénomène populaire, quoique les départements du Sud et de la Grande Anse ne soient pas en reste.

Dans ce deux derniers départements, les habitantes et habitants approprient le rara dans les actions d’entraide (konbit) dans les champs agricoles.

La période de la liturgie catholique romaine, dénommée carême (du mercredi des cendres au dimanche de pâques), coïncide avec la période du rara en Haïti et succède à celle du carnaval.

C’est d’ailleurs pour cela qu’elle semble stigmatisée par chrétiennes et chrétiens.

Aussi, un pasteur de confession protestante n’hésite-t-il pas, sur une station de radio évangélique de Port-au-Prince, à voir dans le rara « l’expression même de la satisfaction des méchants de la mort de notre seigneur [des chrétiens] Jésus-Christ ».

Une déclaration pareille ne saurait qu’offusquer l’anthropologue Jean Yves Blot, vice-doyen à la recherche de la faculté d’ethnologie de l’université d’État d’Haïti (Ueh).

« L’absence de politiques culturelles dans ce pays favorise les protestants dans la stigmatisation et la tentative d’avilissement de cet élément du patrimoine culturel haïtien », souligne Blot.

N’écartant pas le rôle fondamental du ministère de la culture et de la communication (Mcc), dans la préservation de la culture haïtienne, Louis Lesly Marcelin dit Sanba Zao, professeur à l’école nationale des arts (Enarts, Ueh), estime toutefois qu’il y a « trop d’Haïtiens dépaysés, ne cernant pas la réalité culturelle du pays, et des protestants fondamentalistes, méprisant la culture de chez nous ».

L’origine du rara haïtien : le débat

Les approches divergent sur l’origine de cette pratique culturelle, ancrée désormais dans la vie des Haïtiennes et Haïtiens, signale l’ethnomusicologe Jean-Sylvio Jean-Pierre.

Un premier courant, auquel appartient Jean Coulanges - anthropologue et professeur d’appréciation de l’art à la faculté des sciences humaines (Fasch) - croit que le rara existait déjà chez les Arawaks, peuple d’amérindiens qui ont habité l’ile avant le génocide espagnol, de la fin du XV e siècle.

Tout l’argumentaire de cette approche tourne autour « de la substance phonétique indienne du mot rara, la pratique du jonglage et la dominance des instruments à vents », soutient Jean-Pierre.

Pour Coulanges, le rara « remonte à l’équinoxe de la période, célébrée par les Indiens (d’Amérique) ».

De surcroit, les descendants des indiens Mayas, au Guatémala et en Équateur, sont des grands adeptes du jonglage.

« Les instruments à vent seraient dominants en raison de la méconnaissance par les sociétés précolombiennes du grand tambour conique », argue, plus loin, l’anthropologue Coulanges.

Un autre courant lui donne des origines africaines.

Citant Harold Coulander qui a écrit « Haïti singing », l’ethnomusicologue Jean-Pierre précise que « le rara est très ancien. Coulander pense que le nom serait emprunté du yoruba, idiome africain. Rara, dans cette langue est un adverbe qui signifie hautement, bruyamment ».

D’autres auteurs voient, dans cette manifestation, un carnaval original des esclaves ne pouvant pas participer au carnaval des colons.

En tout cas, l’anthropologue Blot et le professeur Sanba Zao semblent concilier les deux courants.

« Le rara a une double origine : les legs des Tainos et nos traditions africaines », estime Blot, renforcé par Zao pour qui « le rara, qu’on connait actuellement, est un héritage mixte : des premiers habitants de l’île et de l’Afrique. »

« Les indiens utilisaient une sorte de lambi de forme allongée qu’on retrouve dans les raras du Sud. C’est l’ancêtre du piston. Aujourd’hui, on retrouve ce lambi à Caïman, Pestel (Grande Anse), Ducis (les Cayes), Jérémie », selon Zao.

« Dans le rara, quand on parle de chayopye (charges aux pieds), cela rappelle l’esclavage. L’esclave, qui portait ces charges, ne pouvait pas marcher correctement mais trainait du pied », insiste Blot.

« Une chose est certaine, c’est que l’origine et l’histoire des raras se perdent dans notre trame culturelle, avec laquelle elles se confondent », conclut
l’ethnomusicologue Jean-Pierre.

Vous avez dit rara ?

Pour Sylvio Jean-Pierre, le rara est « une fête populaire et traditionnelle ».

« Une bande de rara est issue généralement d’un « lakou » et liée à un péristyle. Elle a un côté de critique sociale. On y dénonce des actes, jugés immoraux par la localité de provenance, tels vols, adultère, crimes, etc. », explique Sanba Zao.

Toutefois, en milieu urbain, il y a lieu de dire que les bandes de rara sont, pour la plupart, nées sous l’instigation de jeunes dans des quartiers populaires.

« Ce ne sont pas des raras « sous conditions, qui ont un engagement », dit Zao.

Le professeur Blot décèle trois dimensions dans le rara : le caractère ludique couvrant les festivités, la dimension sociale touchant ce qu’on appelle « lave entèl nan rara » (dénoncer quelqu’un, ses agissements) et la dimension spirituelle révélée par le lien entre rara et vodou.

« Le "maitre Rara" est généralement un houngan (prêtre dans le vodou), une manbo prêtresse dans le vodou) ou un membre d’une société Chanpwèl ou bizango. Si ce n’est pas le cas, la bande, dès sa première sortie, passe se faire bénir dans un péristyle vodou », souligne l’anthropologue Blot, citant la référence « à une certaine couche sociale déterminée, fondamentalement rurale. Cependant, de plus en plus, le rara investit l’espace urbain ».

Ce mouvement du rara, de la campagne vers la ville, semble commencer à s’amplifier à partir des années 1960 en Haïti.

Ceci a amené certains à appréhender le rara comme une manifestation rurale, une sorte de carnaval paysan.

Rara pour les paysannes et paysans, le carnaval pour les citadines et citadins.

Jean-Pierre distingue deux périodes pour le rara : une première, dite des exercices, qui va du mercredi des cendres au mercredi saint, et le second qui débute du jeudi saint pour finir au lendemain du dimanche de Pâques.

« Les raras organisent deux ou trois exercices par semaine. Le premier jour prend le nom Balanse Rara. Ensuite, il faut distinguer le Balanse anplas, qui a lieu chaque fois que la bande ne gagne pas les rues », tient à préciser l’ethnomusicologue.

Le jour du balanse rara, la première visite est réservée à une personnalité de marque, qui peut être un houngan, une manbo. La bande est accueillie dans le ounfò (reposoir des loas - dieux du vodou -, partie la plus sacrée dans le temple vodou), où l’hôte entonne un hymne vodouesque en signe de salut aux dieux du temple.

Rara traditionnel, rara technologique, bande de mardi-gras

Depuis quelques années, « le rara traditionnel est en train de perdre son originalité et son identité au profit d’un rara technologique », critique le professeur Marcelin (Sanba Zao).

« Le rara traditionnel a une discipline rigoureuse. Le sanba a sa place devant les 5 cornets (grand maximum) et les vaccines. Après, on a « bass drum », tambour, kata. Les cornets peuvent être derrière les tambours ou les sanbas. Le meneur [appelé colonel dans certains endroits] avec le « fwèt kach »(fouet) est devant les cornets, alors qu’il est précédé des majors joncs », fait ressortir Zao.

Pour sa part, l’ethnomusicologe Jean-Sylvio Jean-Pierre soutient que le rara se hiérarchise ainsi : « après le Maître Rara, il y a le colonel, souvent assisté d’un adjoint souvent appelé ‘’Major’’ qui porte en tête un drapeau appelé « la bannière ». Ensuite, l’ « Arrière garde » protège la bande par la queue, et les reines divisées en trois classes. Au-dessus de toutes, se trouve la reine corbeille (ou reine chanterelle) ».

Toute la différence, entre le rara technologique et le rara traditionnel, réside dans la quantité et l’utilisation (qui est faite) des cornets et des vaccines, selon les affirmations de Sanba Zao.

Le rara technologique comporte 9 au lieu de 5 cornets. Les vaccines du rara technologique sont en pvc, alors que c’est le bambou naturel qui est utilisé comme vaccine en rara traditionnel.

Dans ce dernier, « vaccines et cornets sont des instruments d’accompagnement, alors qu’ils jouent de la mélodie dans le rara technologique ».

« Certes, le rara technologique gagne en adeptes et en fans, mais il a perdu l’identité haïtienne du rara », constate le professeur Marcelin qui voit aussi la facilité dans le jeu du rara traditionnel d’accompagnement par rapport au technologique.

« Le rara se perd. Ce qui se passe à Léogâne : la présence d’hélicon, de trompette, toute une section de cuivre fait du rara une bande de mardi gras et perd son originalité malheureusement », observe, tristement, Zao.

« Les soi-disant rara de Léogâne devraient s’exercer plutôt durant le carnaval » poursuit-il.

« Certains raras gardent l’identité haïtienne originale, comme Rara Sainte Marie, avec les instruments originels et ses 3 majors joncs. Malheureusement, ces types de rara sont stigmatisés de sorcellerie, de rara loup-garou », déplore le professeur-musicien.

Foula (vodou lé rara), Rara fanm, Sere Vodou lakay sont, entre autres, les raras qui gardent leur identité.

« Le ministère de la culture doit aider à la préservation de l’identité culturelle du rara, permettre aux Haïtiennes et Haïtiens de bien différencier les raras traditionnels et les raras technologiques », indique Zao.

« Je ne suis pas un anti-technologique, mais je crois qu’il faut sauvegarder ce qui relève de l’identité du rara », clarifie t-il.

La publicité tue la culture

Depuis les années 2000, il est observé des festivals, des défilés de rara, organisés avec le sponsor de grandes entreprises.

Après le carnaval de Port-au-Prince, de Jacmel (Sud-Est), des Cayes (Sud) maintenant, ces entreprises se donnent rendez-vous à Léogâne.

Le rara rassemblant beaucoup de personnes, c’est une occasion de publicité en or pour le secteur privé.

« La situation économique des gens s’étant dégradée et ne pouvant plus répondre aux besoins de leur rara, les entreprises privées vont venir imposer leur logique marchande. Qui finance commande. Ce qui amène la perte de l’originalité », dénonce l’anthropologue Blot.

La bande, qui est financée par une entreprise, se voit obligée d’arborer lun drapeau de patronage et les musiciens portent les maillots imprimés au logo du sponsor.

« Cet instinct publicitaire tue la culture haïtienne. L’indicatif publicitaire prime sur la nature du groupe. Les couleurs, les habillements, n’ont rien de comparables avec le simple maillot d’une entreprise », regrette Blot.

D’où la nécessité de l’intervention régalienne de l’État, dans le champ culturel, pour empêcher que les manifestations culturelles ne soient que de vastes espaces de publicité.

« Le rara a beaucoup d’avenir. Il a l’avantage d’être une pratique populaire. Le fait même qu’il résiste, malgré tout aujourd’hui, en est la preuve…Le rara est une occasion de méditer, de réfléchir et de sortir du bovarysme culturel. L’avenir du pays est aussi dans son patrimoine culturel », rappelle encore Blot. [efd kft rc apr 07/04/2012 0:15]