Comuniqué d’Amnesty International
Soumis à AlterPresse le 3 avril 2012
Il y a douze ans une voix et un défenseur de la justice était réduit au silence en Haïti. Le 3 avril 2000, Jean Léopold Dominique, journaliste et directeur général de Radio Haïti Inter était abattu dans la cour de la station de radio. Jean-Claude Louissaint, l’agent de sécurité de la station, a également été tué dans l’attaque.
Les meurtres provoquèrent une vive consternation en Haïti, notamment dû à la figure que représentait Jean Dominique qui depuis quatre décennies avait ouvertement défendu la démocratie, la responsabilisation de la vie publique et la justice sociale en Haïti. Son assassinat a été un dur coup porté à la liberté d’expression et demeure aujourd’hui enveloppé dans la plus totale impunité.
Durant les douze dernières années, neuf juges d’instruction ont travaillé sur le dossier sans faire la lumière sur ces assassinats. Amnistie Internationale demande une fois de plus aux autorités haïtiennes d’entreprendre toutes les mesures nécessaires pour que l’enquête en cours permette l’identification de tous les acteurs et auteurs matériels et intellectuels de ces assassinats, et qu’ils soient conduits devant la justice.
L’enquête sur l’assassinat de Jean Dominique et Jean-Claude Louissaint a été marquée par la violence, l’inertie, les menaces contre les juges instructeurs, les retards, et la perte des preuves et autres dossiers afférents à l’affaire lors du tremblement de terre de janvier 2010. Le 25 décembre 2002, Michèle Montas, la veuve de Jean Dominique, échappa à une tentative d’assassinat. Son garde du corps, Maxime Séïde a été tué lors de l’attaque. Deux importants suspects sont morts dans des circonstances controversées : en juin 2000 l’un des suspects a été retrouvé mort dans son lit d’hôpital alors qu’il était sous surveillance policière après avoir été blessé durant son arrestation ; en novembre 2001 un second suspect fut lynché par la foule dans la ville de Petit-Goâve alors qu’il venait d’être arrêté par la police.
Plusieurs magistrats ont dû abandonner l’enquête après avoir reçu des menaces de mort. Jean Sénat Fleury a été l’un des premiers juges nommé en charge de l’enquête jusqu’à ce qu’il s’en désiste en septembre 2000 pour des raisons liées à sa sécurité personnelle. Son successeur, le juge instructeur Claudy Gassant, a également été victime de menaces pendant qu’il était en charge du dossier entre septembre 2000 et janvier 2002.
Les conclusions de la première enquête, menée entre avril 2000 et mars 2003, ont été décevantes. Celle-ci n’a pas permis d’identifier la ou les personne(s) qui ont commandité l’assassinat de Jean Dominique. Le 21 mars 2003, le juge Bernard Saint-Vil (le quatrième juge en charge du dossier) a rendu une décision par laquelle il identifia six individus comme étant les auteurs et complices matériels du crime, mais n’a pas identifié le ou les auteur(s) intellectuel(s). Au moment de la conclusion de l’enquête les six individus avaient déjà passé plus de deux en prison en détention préventive.
La famille de Jean Dominique a fait appel de la décision du juge St-Vil en avril 2003. Particulièrement, le rapport du juge ne faisait pas mention d’un certain nombre de suspects, y compris un influent sénateur haïtien qui avait fait l’objet d’un acte d’accusation par le juge Claudy Gassant en 2001.
La Cour d’appel de Port-au-Prince jugea en août 2003 qu’une commission d’enquête devrait compléter l’investigation en identifiant tous les responsables des assassinats. Dans la même décision la Cour a remis en liberté trois des six accusés alors en détention préventive et a renvoyé les trois autres en jugement, y compris l’assassin présumé. En février 2005 les trois seuls individus inculpés pour l’assassinat de Jean Dominique et de Jean-Claude Louissaint se sont évadés de prison lors d’une émeute. Malgré le jugement de la Cour d’appel, les autorités haïtiennes ont tardé dix-huit mois avant de nommer un nouveau juge d’instruction dans le dossier.
Une nouvelle enquête sur l’assassinat de Jean Dominique et de Jean-Claude Louissaint a débuté le 3 avril 2005 et est toujours en cours, actuellement sous la responsabilité du juge Yvickel Dabrésil.
En dépit des menaces et de tous les revers et blocages politiques, le dossier est toujours ouvert et les parents de Jean Dominique sont déterminés à poursuivre leur quête de justice. Pendant des décennies, l’impunité a éclipsé l’état de droit et laissé le système judiciaire haïtien incapable de fonctionner de manière indépendante du pouvoir politique et d’assurer véritablement son rôle. Le dossier Jean Dominique est emblématique à cet égard. Traduire en justice tous les responsables de son assassinat, ainsi que ceux de Jean-Claude Louissaint et Maxime Séïde, n’est pas seulement une obligation de l’état mais également nécessaire pour construire un état réellement fondé sur l’état de droit.
Alors que le système judiciaire haïtien est également confronté à de graves violations des droits humains commises par le passé, le gouvernement haïtien se doit de donner un signal clair qu’il s’attaquera de manière efficace et sans réserve à l’impunité. Le gouvernement doit également s’engager à assurer que rien n’entravera l’entière capacité, l’indépendance et l’impartialité du juge d’instruction et qu’il se verra allouer tous les moyens nécessaires pour mener à bien son travail, et qu’ainsi, 2012 représente le dernier anniversaire de l’assassinat de Jean Dominique sans que justice n’ait été rendue.
Photo : Copyright Amnesty International