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Haïti-Rép. Dominicaine : Si tout n’était qu’un jeu de dupes ?

Par Wooldy Edson Louidor

P-au-P, 27 mars 2012 [AlterPresse] ---La première visite officielle du président haïtien Joseph Michel Martelly à Santo Domingo, le lundi 26 mars 2012, a créé des expectatives chez les organisations et institutions sociales dans les deux pays se partageant l’Île, relève l’agence en ligne AlterPresse.

Cette rencontre entre les deux présidents, haïtien Joseph Michel Martelly et dominicain Leonel Fernández Reyna, a été une mise en scène médiatique soigneusement planifiée pour projeter une autre image des rapports entre les deux pays, selon l’impression dégagée.

La question que l’on se pose est : Et après ? Si tout était un jeu de dupes ?

Une rencontre soigneusement planifiée

Pas de place pour l’improvisation !

Le chancelier dominicain Carlos Morales Troncoso a été le grand architecte de cette rencontre. Il était venu à Port-au-Prince, des mois avant, pour discuter avec l’administration haïtienne, dont le président Martelly et le chancelier Laurent Lamothe, autour de tous les détails de cette rencontre.

À Santo Domingo, tout était bien ficelé. Depuis la réception du chef d’État haïtien et de sa délégation, jusqu’à la signature de sept (7) protocoles d’accords sur plusieurs domaines par les deux présidents, en passant par le climax : l’attribution, par le mandataire sortant Leonel Fernández, de la plus haute distinction de son pays [« décoration de l’ordre Duarte Sánchez Mella au grade de Grand-Croix plaque d’or »] à Michel Martelly.

Trop beau pour être vrai !

Le message central des deux gouvernements, à travers leur déclaration conjointe, est on ne peut plus clair : manifester leur volonté de travailler, de manière conjointe, à tisser et renforcer des rapports plus harmonieux et de bon voisinage, et à consolider la paix et la démocratie au niveau des deux peuples.

Pour ce faire, ils ont convenu de réactiver la commission mixte bilatérale dominico-haïtienne comme canal institutionnel de dialogue entre les deux États, en vue de statuer sur des problématiques binationales.

Ils ont ressuscité ce moribond, jugé nécessaire mais - au fond - encombrant pour la souveraineté des deux États, qui a été créé, en 1996, à l’initiative des présidents René Préval et Joaquín Balaguer. Cette fois, ils ont prévu d’utiliser près de 500 millions de dollars américains [US $ 1.00 = 42.00 gourdes ; 1 euro = 61.00 gourdes aujourd’hui], qui seront tirés du fonds bolivarien [dette de la République Dominicaine envers le Venezuela], pour la réactivation de cette commission.

Outre la réactivation de la commission mixte, six (6) autres protocoles ont été paraphés par les deux mandataires, couvrant les domaines de l’agriculture, la sécurité frontalière, la lutte contre la drogue et le trafic illégal de migrantes et migrants, la protection des investissements entre les deux pays, l’inclusion d’Haïti dans le corridor biologique caribéen formé par la République Dominicaine, Porto Rico et Cuba.

Des points importants ont également été traités dans cette déclaration conjointe, tels que : la nécessité de mettre des ressources nationales et internationales au service de projets binationaux, d’adopter des solutions bénéfiques pour les deux pays quant à la question migratoire et frontalière, et d’articuler une vision et un engagement binational au sujet de la protection de l’environnement.

La commission mixte bilatérale aura à jouer un rôle de premier plan pour éviter que les accords, conclus dans cette rencontre entre les deux présidents, et les points, traités dans la déclaration conjointe du 26 mars 2012, ne restent pas des vœux pieux.

Chez les organisations et institutions sociales dans les deux pays.

La volonté des organisations et institutions sociales dans les deux pays était aussi claire : faire inclure des thèmes, très importants pour eux, dans l’agenda de rencontre des deux mandataires.

Parmi ces thèmes, figurent, en premier lieu, la lutte contre la traite et le trafic illégal de migrantes et migrants haïtiens en République Dominicaine, la protection des droits humains des Haïtiennes et Haïtiens ainsi que de leurs descendantes et descendants vers le territoire voisin, ainsi que le respect du protocole d’accord binational de 1999 sur les mécanismes de rapatriement.

De ces thèmes, dérivent des questions très épineuses, comme : l’augmentation exponentielle de la traite et du trafic des migrantes et migrants haïtiens, dont des enfants, dans les points frontaliers communs et l’intensification des rapatriements en 2011 (ayant augmenté d’environ 50% par rapport à 2010 et réalisés dans une grande violence et dans l’irrespect total des clauses du protocole d’accord sur les rapatriements).

D’autres questions ont à voir avec la « chasse » et les rafles, dont sont victimes des migrantes et migrants haïtiens ainsi que leurs descendantes et descendants dans les moyens de transports, sur leurs lieux de travail et dans d’autres espaces publics en république voisine.

Les étudiantes et étudiants haïtiens dénoncent également le manque de transparence « dans les procédures de régularisation migratoire et les contrôles administratifs » appliqués par les autorités migratoires.

Par exemple, depuis le 6 février 2012, la direction de migration dominicaine les oblige, à l’instar de toutes les catégories de migrantes et migrants, à payer une taxe d’entrée équivalant à 800 pesos (20.5 dollars américains) pour une période de 1 à trois mois ou équivalant à 17,000 pesos (453 dollars américains) pour une période de 5 à 7 ans.

Celles et ceux, qui n’ont pas payé cette taxe depuis lors, ont vu leurs documents confisquer par les autorités dominicaines qui appliquent cette nouvelle mesure de manière rétroactive et de manière indiscriminée.

« L’État dominicain refuse de délivrer des pièces d’identité aux Dominicaines et Dominicains d’origine haïtienne », a dénoncé le président de la commission épiscopale de la pastorale haïtienne et de la mobilité humaine, l’évêque dominicain Mgr Francisco Ozoria Acosta, dans une interview à la presse de son pays, le jour même de la rencontre entre les deux chefs d’État, le lundi 26 mars 2012.

Le prélat dominicain réclame le même traitement humain et légal, pour les Haïtiennes et Haïtiens ainsi que pour leurs descendantes et descendants en République Dominicaine, que le pays demande pour ses immigrés aux États-Unis d’Amérique et en Europe.

Il qualifie d’injuste, d’incohérente et d’attentatoire aux droits humains, la décision de la Cour Suprême dominicaine et de la nouvelle Constitution de son pays de considérer comme étrangers des Dominicains d’origine haïtienne nés sur le sol dominicain.

C’est « une décision légale, mais pas juste », parce qu’elle « crée des apatrides », soutient l’évêque dominicain.

D’autres questions épineuses, que des organisations et institutions des deux pays souhaitaient inclure dans l’agenda de la rencontre présidentielle, étaient : le fonctionnement équitable des marchés transfrontaliers, la lutte contre l’impunité de la violence faite aux citoyennes et citoyens haïtiens dans des points frontaliers communs et dans des villes dominicaines…

Il reste beaucoup à faire

Cette rencontre, de quelques heures entre les deux chefs d’État le 26 mars 2012, est loin de satisfaire les attentes des organisations et institutions des deux pays.

Cependant, les deux gouvernements ont atteint l’essentiel pour eux, à savoir : projeter une image harmonieuse des rapports entre les deux pays, lancer officiellement la réactivation de la commission mixte bilatérale, parapher des accords et, surtout, donner une large couverture médiatique à la nouvelle amitié que tissent les deux présidents.

Cependant, au-delà de l’aspect médiatique, amical et politique de cette rencontre, il reste beaucoup à faire pour institutionnaliser les rapports entre les deux États et créer une vraie volonté d’aborder et de résoudre les problèmes et défis entourant la question migratoire, la protection des droits humains et la construction de la paix et l’harmonie sur la base des principes de l’égalité, de la justice et de la solidarité.

Faute de cette volonté, exigée par la complexité et l’urgence des problèmes liés aux rapports entre les deux pays, à la gestion de la frontière commune et à la difficile situation des migrantes et migrants haïtiens ainsi que de leurs descendantes et descendants en République Dominicaine, cette rencontre et les accords conclus (en la circonstance du 26 mars 2012) ne seront qu’un jeu de dupes. [wel rc apr 27/03/2012 12:00]