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Haiti-economie

Pourquoi céder une partie du territoire haitien à des intérêts économiques internationaux ?

Port-au-Prince, 12 avril 2002 [Alter Presse]---Sous prétexte de création d’emplois, les dirigeants haitiens ont décidé cette semaine de céder une partie du territoire national pour l’implantation d’une zone franche dans la région frontalière du Nord-Est au profit d’intérêts économiques internationaux, en particulier dominicains.

"5% du territoire haitien sont appelés à disparaître pour faire place à des projets de zones franches", prévoit l’ingénieur-agronome haitien Dimitri Norris qui s’exprimait en marge de la conférence de presse donnée le 8 avril 2002 par la Plate-Forme Haitienne de Plaidoyer pour un Développement Alternatif (PAPDA) et le Groupe d’Apui aux Rapatriés et Réfugiés (GARR) pour dénoncer les ententes scellées en cachette par les autorités nationales avec la Republique Dominicaine.

Les projets envisagés entre les deux pays doivent s’étendre sur 5 km de part et d’autre de la ligne frontaliere qui mesure 300 km, selon un document d’"accord de coopération trilatérale entre les gouvernements de la République Dominicaine, de la République d’Haiti et des Etats-Unis d’Amérique".

AlterPresse n’a pas pu confirmer si cet accord a dejà été signé ou non. Cependant, l’accord trilatéral en question circonscrit les 5 kilomètres dans une limite comprise entre l’Océan Atlantique au Nord et la mer des Caraibes au Sud.

Les termes du document d’ "accord trilatéral" parvenu à Alter Presse indiquent que la priorité pour le "développement des terres de la zone frontalière" devrait être accordée à la construction d’une "autoroute douanière internationale reliant les ports de Mancenille et de Cabo Rojo (localité de la République Dominicaine), à tous les postes douaniers se trouvant dans cette limite géographique ainsi qu’à des projets touristiques à Anse-à -Pitres et à Bahia de las Aguilas". Accent devrait être mis également sur des parcs industriels privés, des barrages privés pour l’irrigation et l’énergie, la construction de ports et d’aéroports privés.

A Pedernales (ville frontalière avec Anse-à -Pitres), a été déjà initié un projet similaire à celui de zone franche, a confirmé lundi dernier le président dominicain Hyppolito Mejia qui s’est demandé pourquoi ne ferait-il pas de même à Dajabon, Elias Pina (frontière avec Belladère), le Sud-Est et dans d’autres régions. Depuis plusieurs mois, on parle en République Dominicaine de la construction d’une autoroute internationale qui devrait connecter le Sud du territoire voisin (c’est-à -dire non loin de Neyba, dans la province de Independencia) au Nord (jusqu’à la ville de Partido, non loin de Dajabon et Ouanaminthe).

Jocelerme Privert, ministre de l’Intérieur du gouvernement Lavalas, a affirmé à la station privée de télévision Télémax que "L’Etat haitien est libre" dans ses décisions concernant la zone franche à Ouanaminthe qui est "un choix politique" lié aux besoins (demandes) des investisseurs dominicains qui souhaitent avoir des ports et aéroports proches du site choisi.

A rappeler qu’en février 2002, lors de la visite du site par cet officiel haitien, étaient présents l’ambassadeur des Etats Unis d’Amérique en République Dominicaine ainsi que le chef des forces armées dominicaines. Est-ce que le choix du site d’implantation de la zone franche ne se rattache pas stratégiquement avec les installations militaires dominicaines qui se trouvent à proximité ?

Tout de même, la zone franche dans la région frontalière de Ouanaminthe représente la naissance du "premier enfant" issu du mariage haitiano-dominicain, ont déclaré Jean-Bertrand Aristide et Hyppolito Mejia, les deux principales autorités de l’île, en posant le lundi 8 avril 2002 la première pierre de construction des infrastructures sur 80 kilomètres dans la plaine fertile de Maribaroux.

Volontairement, a été tue la tenue de la rencontre entre Aristide et Mejia pour insister sur la commémoration du 199 e anniversaire de la mort de Toussaint-Louverture, précurseur de l’Indépendance d’Haiti. Paradoxalement, la première pierre de cession d’une portion du territoire national a été faite en marge de cette commémoration.

Les paysans du Nord-Est, qui avaient déjà mis en garde en janvier 2002 contre la mise en oeuvre du projet de remplacer les terres arables qu’ils cultivent par du béton, ont été empêchés de manifester leurs appréhensions pendant que les officiels politiques procédaient à l’inauguration de ce qu’ils qualifient de projet porteur de revenus pour les habitants de la région frontalière.

"Le projet en cours de zone franche participe de la même logique des bateyes, qui consiste à utiliser une main-d’ouvre à bon marché que constitue la force de travail haitienne qui sera placée dans une situation d’exploitation outrancière dans le cadre de l’"intégration régionale" et du plan de globalisation défini depuis les années 1915", a signalé Camille Chalmers, secrétaire général de la PAPDA.

Colette Lespinasse du GARR a avancé le risque de développement accéléré d’un environnement de bidonvilles, à l’instar des projets de manufactures (factories) initiés au début des années 1970 par le régime des Duvalier.

La PAPDA et le GARR ont souligné dans leur conférence de presse qu’aucune portion du territoire de la République Dominicaine ne sera insérée dans la zone franche industrielle. 80 à 85 % des 300 millions de dollars d’exportations de produits textiles qui pourraient sortir de l’exploitation de cette zone franche financeront seulement l’acquisition d’intrants pour la confection de ces produits textiles.

Dans ce contexte, l’Institut National pour le Développement de la Couture (INDEPCO), un partenaire primordial dans la branche textile/couture en Haiti depuis plusieurs années, n’a pas été touché. Seuls des investisseurs apparemment dominicains réunis au sein du groupe M profiteront grassement des futurs investissements en exploitant une force de travail haitienne à bon marché, a appris Alter Presse.

Mais attention, en ce qui concerne la main-d’oeuvre à bon marché, dont se vante Haiti, le pays pourrait ne pas avoir d’avantages comparatifs face à la République Dominicaine où le niveau de formation serait plus en avance, a averti l’économiste haitien Kesner Pharel.

A noter que "la coopération technique en éducation, à être fournie par des écoles et universités dominicaines aux Haitiens", à travers des bourses d’études, de l’assistance financière et des prêts" devrait "intégrer les Haitiens vivant en République Dominicaine au système éducationnel dominicain", selon le document d’ "accord trilatéral" reçu à AlterPresse.

D’ici à 2005, la République Dominicaine qui souffre d’un problème de quotas sur le chapitre des emplois relatifs aux zones franches se verra obliger de relocaliser de telles installations qui seront évacuées de son territoire. D’où le choix du territoire d’Haiti, à un moment où les autorités d’Haiti, en mal de crédibilité, font flèche de tout bois pour s’attirer les sympathies des ressortissants nationaux.

La première étape du "mariage entre Hippolito Mejia et Jean-Bertrand Aristide" consistera en l’installation proprement dite des infrastructures de la zone franche industrielle sur 80 hectares de terre. La deuxième étape sera constituée en l’implantation de structures d’accueil devant garantir 8 mille emplois directs pour des ressortissants nationaux avec un contrôle de technologies par des entrepreneurs venant de la République Dominicaine.

Or, ont fait remarquer la PAPDA et le GARR, les zones franches, dans n’importe quel pays, sont des zones spéciales, où les Etats n’ont généralement aucune juridiction, où ne sont pas admis des organisations syndicales et où sont pratiqués des salaires de misère.

Le projet de zone franche ignore tout bonnement un ensemble d’acteurs nationaux (investisseurs, producteurs agricoles) devenus très importants par les exportations effectuées (avocats, pois congo, entre autres) en territoire dominicain. Aucune articulation n’est faite avec la réalité actuelle des personnes en relation ou qui vivent d’activités autour de la frontière entre les deux pays.

Malgré les améliorations patentes en ce qui concerne la convivialité entre les habitants des deux côtés de la frontière (entre Ouanaminthe et Dajabon), il reste un ensemble de problèmes préoccupants de droits humains que méprisent jusqu’à présent les autorités nationales.

De plus, l’entente entre les deux principales autorités de l’île ne rentre dans aucun plan de développement connu et discuté avec les habitants de la région du Nord-Est, ni ne considère les impacts écologiques de l’implantation des infrastructures de zones franches. Elle fait fi carrément des différentes études réalisées sur les potentialités et les champs d’investissements à explorer dans un souci de plan d’aménagement du territoire et de politique socio-économique intégrée au profit des communautés villageoises nationales.

La PAPDA et le GARR se sont interrogés sur la finalité du projet de zone franche industrielle qui ferait partie du plan international de reconversion de la dette d’Haiti, souvent sollicité par les responsables dominicains dans le but de diminuer, disent-ils, la pression de la main-d’ouvre haitienne sur leur territoire, malgré l’apport considérable des ressources des ressortissants haitiens dans l’économie dominicaine.

D’aucuns ne doutent pas que la réalité de la zone franche industrielle qui sera implantée ne pourra pas freiner le recrutement de sans papier haitiens sur le march’e de travail de la République Dominicaine qui ferait face, chaque année, à un déficit de main-d’ouvre, notamment dans les plantations de canne-à -sucre. Faut-il sacrifier les intérêts nationaux d’Haiti (économiques, agricoles, sociaux, écologiques) au profit d’intérêts économiques internationaux qui pensent fournir des emplois à rémunérer par l’exploitation outrancière de la force de travail, suivant les lois du capitalisme sauvage et du néolibéralisme mondial ?

Les deux principales autorités de l’île n’ont pas fait mention, dans leurs déclarations, du mode de contrôle des flux migratoires ni de la force qui assurera la sécurité des sites qui seront érigés en territoire haitien.

Ce sera la Police haitienne ? Ce seront les Forces Armées dominicaines ? A quelle législation (haitienne, dominicaine, américaine) obéiront les entrepreneurs qui y investiront ? Quels services et queles infrastructures seront établis dans la région du Nord-Est ? Dans quelles conditions les ressortissants nationaux seront intégrés dans le Nord-Est ? Qui profitera de ces investissements ? Comment seront répartis les investissements, entre les entrepreneurs haitiens, dominicains, américains ou transnationaux ? Quid de la sécurité sociale des travailleurs et travailleuses ? Les droits des femmes seront-ils garantis ?

Face à toutes ces interrogations, une mobilisation a déjà commencé de la part des paysans de la plaine de Maribaroux qui, en premier, payeront les conséquences de l’implantation de la zone franche. Ce furent les paysans du Nord-Est qui ont été dépossédés de leurs terres au profit de la production de caoutchouc et de pite sur des terres à fort rendement agricole il y a plusieurs années en Haiti.

Dans une pétition préparée à l’intention de ceux et celles qui manifestent des inquiétudes par rapport à la précipitation qui caractérise l’inauguration de la zone franche industrielle le 8 avril 2002 dans le Nord-Est d’Haiti, la PAPDA et le GARR ont demandé aux principales autorités de l’île de suivre la procédure régulière préconisée par la Constitution haitienne du 29 mars 1987 pour l’adoption d’accords et de traités internationaux.

Toute entente pour l’implantation de zones franches industrielles sur le territoire national doit respecter la dignité du peuple haitien qui n’a été informé ni consulté sur le dit projet, disent les deux organisations.

A rappeler qu’a la fin des années 1980, un projet de zone franche industrielle dénommé projet de Monte Christi (ville dominicaine située en face de Fort-Liberté) - qui devait être aménagé dans le Nord-Est d’Haiti - avait suscité la réprobation de divers secteurs à l’intérieur d’Haiti. Depuis cette période, les entrepreneurs dominicains miroitaient diverses opportunités sur la ligne frontalière avec Haiti.

Pendant la période de coup d’Etat militaire de septembre 1991 à 1994, mettant à profit l’embargo économique et commercial, plusieurs ressortissants dominicains ont accumulé beaucoup d’argent avec la vente de produits pétroliers transitant par la frontière de Dajabon / Ouanaminthe.

Depuis janvier 2002, deux commissions présidentielles (la commission présidentielle dominicaine avait vu le jour le 21 mars 2001, son homologue haitienne a été créée le 21 août 2001) [1]travaillent à identifier des projets pour l’établissement d’un fonds de développement frontalier entre les deux pays qui sera financé par la reconversion de la dette externe d’Haiti et de la République Dominicaine.

Selon des informations parvenues à Alter Presse, le secteur privé dominicain, appuyé par des membres du gouvernement de Hyppolito Mejia, a mené une campagne de sensibilisation auprès d’officiels des Etats-Unis d’Amérique sur la question du fonds de développement frontalier.

La république Dominicaine contribuerait pour un montant d’environ 800 millions de dollars américains (représentant le montant de la dette externe du pays voisin), tandis que la République d’Haiti ne pourrait participer que pour environ 169 millions de dollars américains (équivalant au montant de la dette externe d’Haiti) à ce fonds de Développement Frontalier qui comporterait des dons internationaux, en plus des fonds de recoversion de la dette externe des deux pays.

L’entente sur l’implantation de la zone franche industrielle ne précise pas les apports respectifs de chacun des pays qui se partagent l’île. Déjà très active à d’autres niveaux, notamment en impulsant le choix d’un ambassadeur d’Haiti sur son territoire à la fin de 2001, la République Dominicaine s’était montrée très intéressée à promouvoir avec la République d’Haiti un programme binational de l’ordre de 200 millions de dollars américains qui a été soumis aux principaux bailleurs de fonds internationaux en février 1999.

D’aucuns pensent que la nomination de Guy Alexandre à la tête de la mission diplomatique haitienne en territoire voisin pourrait entrer dans le cadre du plan de captation de ressources financières de la part des autorités dominicaines.

"La promotion des processus de croissance économique bien équilibrée, équitable et soutenue, des deux côtés de la frontière entre les deux pays qui se partagent l’île, de même que la conversion de la dette externe publique de la République Dominicaine envers les Etats Unis d’Amérique en des investissements du secteur privé qui seraient effectués par des Dominicains, Haitiens et des ressortissants d’autres pays" : c’est ce qui figure, entre autres objectifs, dans le document d’ "accord trilatéral" entre les gouvernements d’Haiti, de la République Dominicaine et des Etats Unis d’Amérique. Cet accord trilatéral évoque la nécessité de la recherche d’ "une promotion de développement humain en République Dominicaine et en Haiti". [rc apr 12/04/02 3:00]


[1La "Commission présidentielle pour la Gestion du Fonds de D’eveloppement Frontalier République d’Haiti - République Dominicaine", a été créée par arrêté en date du 23 août 2001, et est formée de : Faubert Gustave, ministre de l’Economie et des Finances ; Joseph Philippe Antonio, ministre des Affaires Etrangères ; Ernst Laraque, ministre des Travaux Publics, Transports et Communications ; Lesly Voltaire, ministre des Haitiens Vivant à l’Etranger ; Martine Deverson, ministre du Tourisme ; Price Pady, du Bureau de l’Ordonnateur National ; Carl Graig ; Richard Coles, ancien responsable de l’Association des Industries d’Haiti (ADIH) ; Patrice Backer ; Kesner Pharel, président directeur général de Group Croissance.

La "Comisión Pro Fondo de Desarrollo Fronterizo República Dominica - Haití", a été créée par décret 409-01 le 21 mars 2001, et est formée de : la Secrétairerie d’Etat des Relations Extérieures ; la Secrétairerie Technique de la Présidence ; la Secrétairerie d’Etat de l’Environnement et des Ressources Naturelles ; le Bureau de l’Ordonnateur des Fonds Européens pour le Développement ; la Banque Centrale de la République Dominicaine ; l’Institut National des Ressources Hydrauliques ; la Direction Nationale de Développement Frontalier. Dans cette commission, figurent également des membres du secteur privé dominicain : Alejandro E. Grullon Espaillat ; Manuel Enrique Tavares ; Augusto Rodriguez Gallard ; le Conseil National de l’Entreprise Privé (CONEP) ; l’Association Dominicaine des Zones Franches (ADOZONA) ; l’Association Nationale des Hotels et Restaurants (ASONAHORES).