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Causerie autour de la dictature de Jean-Claude Duvalier

Haïti-Droits Humains : Œuvrer pour un travail de mémoire collective

La responsabilité des médias et des journalistes pour prévenir l’oubli et retracer l’histoire

P-au-P, 29 févr. 2012 [AlterPresse] --- « L’un des grands problèmes de ce peuple, c’est qu’il n’arrive jamais à vider des contentieux totalement. Parce que Jean-Claude Duvalier était là, on l’a emmené en avion[en France], mais en Haïti on est resté dans le duvaliérisme sans Duvalier ».

C’est ainsi que s’est exprimée la sociologue Danièle Magloire, dont la famille a été victime du régime dictatorial, lors d’une causerie le samedi 25 février 2012 à la fondation connaissance et liberté (sigle créole Fokal), à laquelle a assisté l’agence en ligne AlterPresse.

La causerie entre dans le cadre d’un cycle de débats organisés par la Fokal [baptisé Verite sou Tanbou (Vérité sur le tambour, littéralement)] en rapport notamment avec le journalisme d’investigation.

La causerie du 25 février a été précédée de la projection d’un documentaire retraçant le travail d’investigation d’un journaliste cambodgien sur le massacre perpétré par Pol Pot au Cambodge, dans l’idée d’établir un parallélisme entre ces tueries et le régime de terreur de l’ex-dictateur Jean-Claude Duvalier.

« Le danger de ce type de dictature, c’est qu’il gangrène toute la société », relève Danièle Magloire qui a pris la parole après la projection du documentaire sur le Cambodge.

Ce qui aide à banaliser le mal, c’est le fait qu’on choisit des personnes ordinaires pour les mettre en situation de massacrer d’autres personnes.

De même qu’au Cambodge on s’est servi des fermiers, des paysans, en Haïti également, dans la liste des macoutes volontaires pour la sécurité nationale (Vsn), on retrouve des gens avec le même profil, rappelle t-elle.

Jean-Claude Duvalier est revenu en Haïti, le 16 janvier 2011, après 25 ans d’exil en France.

Tout de suite accusé de corruption et de crimes contre l’humanité, il a été l’objet d’une enquête judiciaire durant un peu plus d’un an.

Le juge instruction a, au final, décidé d’écarter les poursuites pour crimes contre l’humanité. Cependant les victimes, regroupées au sein du Collectif contre l’impunité et déterminées à ne pas abandonner la cause, ont fait appel contre l’ordonnance.

« C’est vraiment insultant pour la mémoire de tous les disparus, des survivants et même de la population. On ne saurait nier qu’il s’est passé des choses », souligne Magloire, ajoutant que certains parmi les plaignants « ont été libérés de Fort Dimanche (prison ou le régime de l’ex-dictateur massacrait les prisonniers politiques) suite à la pression internationale ».

La sociologue a aussi insisté sur l’importance des témoignages dans la procédure, comme élément favorisant la réhabilitation des victimes et l’établissement de la vérité.

Elle signale, en même temps, combien il est difficile de demander aux victimes d’évoquer des moments aussi douloureux de leur vie que ce qu’elles ont subi.

« Dans les casernes Dessalines, à Fort-Dimanche, on forçait les prisonniers à consommer leurs propres excréments. Personne n’aimerait raconter ce genre de choses ».

Pour sa part, le journaliste et rédacteur en chef de l’agence en ligne AlterPresse, Ronald Colbert, a accentué son intervention autour du rôle du journaliste par rapport au travail de mémoire.

Pour ce travail important de mémoire collective, les médias et les journalistes en Haïti contribuent beaucoup en rapportant les témoignages et en réalisant des émissions-débats (sans oublier les documents relates dans les journaux écrits et aujourd’hui sur le web) sur les tranches d’histoire vécue, encourageant ainsi la population à ne pas oublier, à se souvenir de ce qui s’est passé pour mieux comprendre le présent et construire l’avenir sur de nouvelles bases.

Colbert abonde dans le sens d’une proposition du professeur Hérold Toussaint en faveur d’une articulation fonctionnelle et institutionnelle entre les médias et l’université, afin de restituer ce travail de mémoire à la population.

Dans ce contexte, le professeur Ary Régis souhaite beaucoup plus d’efforts institutionnels dans le système éducatif pour un enseignement mieux pertinent de l’histoire nationale dans les établissements scolaires et universitaires, d’autant que les élèves et étudiants ignorent beaucoup du passé récent, surtout des conditions objectives ayant prévalu sous la dictature des Duvalier.

Dans les années 1970 et 1980, des mises en garde étaient sans cesse faites aux écolières et écoliers de "ne pas s’aventurer" dans l’analyse des sujets mentionnant l’opinion de François Duvalier sur l’histoire nationale, "en guise de prévention d’éventuels actes de représailles et de répression, s pour des commentaires susceptibles d’être taxés de subversifs par la dictature, a rappelé Colbert.

Dans son exposé, le journaliste Colbert a notamment retracé le combat de la presse nationale pour survivre à la dictature des Duvalier et essayer d’investiguer sur divers pans de l’actualité, dans un souci d’éveiller les consciences à ne pas sombrer dans l’oubli des faits.

La terreur, établie en loi, imposait de se cacher, souvent sous des matelas, pour écouter (entre 1980 et 1986) certaines stations de radio à l’image de la Radio La Havane de Cuba et de la radio Paix et Progrès qui émettait depuis Moscou.

Dès la chute du régime Duvalier, la réalité va cependant évoluer.

Entre 1986 et 1991, une quantité importante de stations de radio et de journaux vont apparaitre, ce qui a amené une sorte d’explosion dans le domaine de l’information, explique Colbert.

Après le coup d’État de 1991, des stations de radios (dites clandestines) vont naitre dans l’ombre, comme ce fut le cas dans les années 1960 avec la radio Vonvon.

A partir de 2002, l’agence en ligne AlterPresse s’est développée sur l’internet. Elle représente, en fevrier 2012, une base de données de plus de douze mille documents écrits, audio et vidéo, rédigée respectivement en français, créole, espagnol et anglais.

Aujourd’hui, l’ensemble des données virtuelles de plusieurs médias en Haïti, qui sont disponibles en ligne et accessibles à la population, tend à renforcer le travail de mémoire collective.

Évidemment « Haïti est une société orale. La plupart des gens s’intéressent à la radio, parce qu’entre autres c’est le médium le moins cher, le plus accessible et le plus à la portée de la majorité de la population », note Colbert.

Fondamentalement, il importe de sortir de la mentalité de "kase fèy kouvri sa" (ne pas se souvenir et ne pas agir) pour oublier les faits historiques du passé et du présent continu, préconise Colbert.

Il convient d’œuvrer pour la justice en faveur de la population et d’encourager les processus de reddition de comptes par les coupables de forfaits sur de nombreuses citoyennes et de nombreux citoyens (y compris sur plusieurs journalistes), ces accusés et autres complices soupçonnés de crimes contre l’humanité bénéficiant trop souvent de l’impunité devenue presque un trait de culture en Haïti. [jep kft rc apr 29/02/2012 08:00]