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L’animation et Le Projet Démocratique dans Le Mouvement Paysan Haïtien

Par Jean Anil Louis Juste, professeur à l’Université d’Etat d’Haiti

Soumis à AlterPresse le 17 février 2004

On observe une compétition souvent féroce entre des dirigeants d’organisation paysanne, quand il est question de discuter dans les assemblées. La communication perd de ses caractères d’exercice d’ouverture à l’autre, de compréhension mutuelle, de respect réciproque ou de partage solidaire ; l’interaction ne tend pas vers la coopération et l’autonomie dans le processus collectif de prise de décision, mais vers une lutte implacable pour la domination ou la sur-protection.

Le leader paysan a tout l’air d’un dominant. Son pouvoir de domination ou de manipulation est construit dans la société où le savoir scolaire est un privilège. Dans les organisations paysannes, ils forment un petit groupe très restreint, ceux qui savent lire, écrire et calculer. La relation qu’ils entretiennent avec les analphabètes, est verticale, parce que dans la culture populaire, les lettrés sont passés pour des êtres supérieurs faits pour commander. Ils n’affectionnent pas la communication horizontale. Même entre eux, ils se font de la concurrence en vue de devenir hégémoniques, au lieu d’être solidaires et coopératifs.

Dans la paysannerie, toutes les institutions sociales concourent à former ces types de leader. Dans les rapports de religion, de travail ou d’école, le prêtre ou le houngan, le grandon ou le professeur sont des supérieurs qui émettent des communiqués sur la situation de foi des fidèles, les conditions agraires des travailleurs agricoles ou le contexte d’apprentissage des élèves ou étudiants. Au foyer, la culture contribue à consacrer la domination de l’homme sur la femme, du garçon sur la fille, etc.

Le leaderschip paysan est autoritaire, concentre le pouvoir de décision et dicte les normes et activités des groupements paysans ; il tue l’initiative des membres et leur enthousiasme à créer librement du nouveau. Souvent, il épouse la forme paternaliste en feignant de protéger les autres membres à travers les pratiques d’assistancialisme, que sont les projets de développement. Il interdit même toute velléité de participation dans la gestion de ces activités sociales. Liberté, communication et intégration sont étrangères à l’univers psychologique de ces leaders.

C’est que la dépendance et le paternalisme sont construits à travers l’histoire d’Haïti. A la veille de la libération, le leader se représente comme le chef de la grande famille qu’il imagine être la nation haïtienne [1] ; les cultivateurs ont été conçus comme des enfants qui doivent travailler la terre pour la prospérité du pays. Les règlements de culture de Toussaint Louverture interdisent, aux cultivateurs, l’accès à la propriété foncière, brisant ainsi le développement de la solidarité qu’ils ont affichée dans la coopération agraire. La structure agraire d’Haïti est érigée de manière verticale ; les grandons « commandent » à des paysans, les cultures que les premiers vendent ax commerçants du Bord de Mer qui exportent les denrées à l’étranger et vendent aux spéculateurs les produits manufacturiers importés des métropoles, pour être écoulés dans la paysannerie [2].

Héritée de l’esclavagisme, cette pratique verticale se modernise dans le système politique et l’organisation scolaire du pays. On feint de promouvoir la participation par l’organisation de scrutin, mais on conserve la séparation du paysan en travailleur agricole et citoyen [3] ; les structures économiques et culturelles qui produisent l’inégalité sont intangibles, et l’égalité politique est proclamée. A l’école, on impose aux élèves, des contenus qui ont peu à voir avec leurs réalités concrètes, et l’évaluation des apprentissages s’opère selon le modèle « Chacun pour soi. Dieu pour tous ».On impose une gamme de sujets parmi lesquelles choisit l’élève. Cette imposition pédagogique n’est autre que de la participation manipulatrice [4].

Ces pratiques sociales ne créent pas le leaderschip démocratique, mais structurent une mentalité autocratique ou parternaliste qui est nourrie dans l’économie extravertie.

L’animation paysanne pour l’aristocratie ou la démocratie ?

L’exploitation plus que séculaire du travail paysan a conduit à l’appauvrissement du milieu rural haïtien. Des observateurs ont noté que le paysan haïtien est un travailleur de la terre, qui manque terriblement d’encadrement technique, d’accompagnement cuturel et d’équippements sociaux. La carence devient l’angle d’approche des problèmes paysans, en lieu et place d’une problématisation fondée sur la participation du paysan à un processus collectif de production. L’intervention individuelle ou communautaire est privilégiée dans les projets de développement. Dans ces conditions, quelle est la finalité de l’animation paysanne ?

D’abord, nous concevons l’animation autocratique comme la dynamique groupale visant à entretenir le culte des privilèges pour la conservation des structures sociales qui génèrent la nécessisté de survivre comme condition de vie des secteurs majoritaires de la population : femmes, jeunes, paysans, ouvriers, chômeurs, etc. Lanimation démocratique tend elle-même à résoudre la tension entre la nécessité de survivre et la liberté de vivre, c’est-à -dire forme dans la lutte pour la transformation des conditions agraires, urbaines, scolaires et de genre.

Dans des organisations paysannes modernes, l’animation apparaît comme un rituel : on prie ensemble à l’ouverture et à la fermeture de la séance ; l’échange d’informations tient lieu d’analyse de conjoncture. L’animateur choisit le thème de discussions et domine l’assemblée. Il lui revient enfin le privilège de décider de l’action à mener. Celle-ci prend souvent la forme d’un projet dont la réalisation requiet le financement par un ou des ONGs locales, sortes de succursales de fondations métropolitaines.

La prière est un acte individuel qui témoigne de la foi dans la transcendance. Ce rapport contrarie le processus de compréhension des problèmes comme des produits de l’action humaine. Quand la prière est interindividuelle, elle annule toutes les forces interactives du groupe en assimilant l’énergie groupale à l’existence d’une volonté supérieure. Dans ces conditions, le groupe peut-il continuer d’exister en tant que rencontre d’interactions collectives qui s’expriment dans des actions autonomes ?

La place stratégique de la prière peut renforcer le processus d’aliénation. Située aux moments inaugural et terminal de la pratique, la prière contrôle les dispositions psychologiques des participants. Ces derniers sont ainsi conditionnés dans la réflexion et l’action à conduire sur leur situation-problème. Or, la finalité de la pratique a été de les porter à décider sur la stratégie de dépassement des rapports sociaux qui justifient leur place de groupes subalternes dans la société. La réalité animationnelle contredit le projet de transformation sociale.

Le processus d’éducation non formelle hiérarchise ainsi les relations humaines dans les groupements paysans : Dieu, l’animateur et les autres. La praxis bureaucratisée, caractérisée par la conversion de la forme en son propre contenu, s’instaure dans le groupe, interdisant ainsi tout ajustement réciproque entre la satisfaction quotidienne des besoins sociaux et la transformation future des relations sociales. L’universel abstrait règne au détriment du particulier concret que sont les « nécessités réfléchies [5] ». Or, l’animation met l’accent sur la sensibilisation des membres du groupe sur une ou des nécessités immédiates. Ainsi parle-t-on de voir le problème, de le sentir, etc., au lieu de poser le problème dans sa dimension singulière, particulière et universelle [6]. Le point de vue de la totalité n’a pas été utilisé en vue de dépasser dialectiquement les limites de la connaissance sensible à propos du problème. L’animation ritualisée est plutôt métaphysique et renforce le projet aristocratique des lettrés paysans.

Pour une animation démocratique dans le mouvement paysan haïtien

L’animation ritualisée crée un mouvement paysan qui mobilise sur des actions de développement. Il s’active autour des carences sociales et tend vers la création de leaderschip populiste ; la manipulation y prend la place de la communaicatioin. C’est que, dans l’animation ritualisée, on n’aménage pas de médiations entre le tout et les parties, pour appréhender la totalité ; on reste à la superficie des problèmes observés.

On doit adopter une pédagogie qui stimule la participation des membres et valorise les contenus progressistes de l’animation, tout en niant ses aspects aliénants, de manière à l’élever au niveau de l’émancipation sociale de l’homme et de la femme. Cette pédagogie totale totale se réalise dans la mesure où les problèmes diagnostiqués sont envisagés sous l’angle réflexif de la contradiction.

Dans l’animation problématisdante, on conserve le point de départ de la connaissance sensible, mais progressivement, on élimine les apparences pour pouvoir pénétrer dans l’essence du problème. Dans ces conditions, le problème est élevé dans son universalité en le reliant à la totalité sociale d’où il a émergé. Ainsi, la conscientisation se substitue à la sensibilisation.

Le mouvement paysan haïtien moderne doit récupérer le caractère agraire des ligues paysannes en devenant une organisation collective engagée dans la lutte en défense de ses intérêts économiques et socio-culturels liés à la structure agraire. Par ainsi, il construit sa nouvelle identité, définit son camp adverse, formule son projet alternatif, crée sa capacité d’organisation et de mobilisation, et choisit ses alliés [7].

La réalité paysanne a changé dans le sens du pire : autrefois, le déficit de revenu créé chez le paysan haïtien, par l’exploitation de son travail par les classes dominantes, était compensé à partir de la prédation sur le stock forestier de réserve. Aujourd’hui, la dégradation accélérée de l’environnement, par suite d’extorsion ou de prélèvement inconsidéré, ne laisse à des paysans que le choix de l’exode ou de l’émigration. En ville, leurs descendants sont exploités à de basses oeuvres dans un marché politique où la redistribution de miettes tient lieu de politiques publiques clientélistes ; la monnaie d’échange politique se chiffre souvent à 250 gourdes pour chaque participation imposée par le chef.

C’est dans ces nouvelles circonstances de subalternisation et d’aliénation, qu’il y a lieu de penser à la mise en place d’une animation démocratique au sein des organisations paysannes. La formation d’une équipe interdisciplinaire (partageant la même lecture de la réalité paysanne) marque le premier pas vers le renversement de la situation animationnelle autocratique ; l’apprentissage actif des techniques de lecture, d’écriture et de calcul accompagne l’enseignement de la participation à partir de contenus tirés de la réalité sociale envisagée selon le point de vue de la réflexion-action [8]. La méthodologie de recherche-action crée un environnement intellectuel propre à accompagner les alphabétisés dans leur permanence à la situation d’appropriation de la culture scolaire (organisation d’un journal populaire, animation d ’émissions radiophoniques communautaires, création de groupes de théatre populaire, pratique de sociodrame, perfectionnement de la pratique de samba populaire, réalisation périodique d’ateliers d’analyse de réalité, etc.).

Le point de départ reste la réalité vécue par les participants. L’équipe interdisciplinaire maîtrise les codes de lecture universelle des problèmes sociaux et technologiques. Sa stratégie tourne autour de la particularisation de l’expérience démocratique de compréhension et de transformation de la réalité, en ce sens que sa pédagogie doit rattacher l’aspect singulier des problèmes diagnostiqués à leur signification universelle. Par exemple, le sens commun associe généralement le problème de santé publique dans un village, à une question de superstition ou au manque d’infrastructure sanitaire. Mais, le sens scolaire approfondit le problème à partir de l’angle nutritionnel, environnemental et infrastructurel. L’approche sociétale complète ces lectures de réalité par la référence à la logique d’accumulation privée qui oriente le budget de l’Etat, et l’appropriation privée des richesses socialement produites.

Enfin, les faits psychiques de l’animation démocratique contiennent trois groupes de résultats : 1) le conditionnement psychologique des participants à l’expérience de problématisation-conscientisation active (exercices physiques et mentaux emmagasinant les énergies de création, d’innovation et de production, et libérant les énergies négatives de soumission et de dépendance) ; 2) la recherche de problème objectif à assumer objectivement ( Existence de problème réel et sensation de problème vécu dont le point central reste la nécessité) ; 3) les pratiques de dépassement du problème ressenti (conception et exécution de projets alternatifs d’action).

L’animation démocratique est une école où la pédagogie d’action des participants, est orientée vers la compréhension du problème vécu comme étant une nécessisté qui empêche l’éclosion de la liberté. Le point de vue du travail vu sous l’angle ontologico-historique, structure la quête de la démocratie à travers l’animation dans le organisations paysannes. L’humilité, l’empathie, la sympathie, etc., sont des qualités humaines qui poussent vers l’accomplissement de ce travail social. Ainsi donc, l’interdisciplinarité assurera l’adéquation de la pratique animationnelle à la réalisation du projet démocratique dans le nouveau mouvement paysan haïtien.

Jn Anil Louis-Juste,

Fort Jacques, 09-02-04


[1Lire les discours de Toussaint Louverture, pronounces entre 1799 et 1801

[2Voir le Code Rural de Boyer et ses amendements.

[3Lire l’Idéologie allemande de Karl Marx et Freiderich Engels.

[4Gera Gianoptten et Ton de Wit la définissent dans "Pesquisa participante em um um contexto de eeconomia camponesa (1984", comme une imposition verticale qui s’apparente à une participation acritique pour profiter de l’adhésion de la base.

[5Les necessités réfléchies, forment le projet alternatif pensé à partir de la comprehension des besoins immédiats du groupe.

[6Lire "Lógica formal e Lógica dialética de Henri Lefebvre, et Histoire et Conscience de classe de Georg Lukacs.

[7Cette vision de mouvement social va à l’opposé de celle prônée par Alain Touraine qui integer dans sa théorie, le paradigme du monde de l’information et du savoir comme nouvelles forces productives. Nous avons tenté ici de restituer le sens ontologico-historique du travail comme producteur de l’homme et de richesse, tout en considérant les transformations qu’il a subies dans le monde contemporain dominé par le capital financier.

[8Lire la Pédagogie des Opprimés de Paulo Freire.