Par Dr. Marc Antoine Archer [1]
Soumis à AlterPresse le 7 février 2012
« On peut aussi bâtir quelque chose de beau avec les pierres qui entravent le chemin. » Goethe
Écrire c’est hurler en silence, dit-on.
Près de deux ans sans rien écrire sur l’énergie, sur la situation énergétique d’Haïti, me semblent maintenant une éternité. Hurler devrait donc me faire du bien.
Trop de temps sans partager mes réflexions avec celles et ceux d’entre vous qui avaient pris l’habitude (bonne ou mauvaise, cela va de soi) de me lire.
Recommencer ce travail de vulgarisation de mes idées sur l’énergie, faire comprendre ma position par rapport à l’énergie, surtout en ce moment crucial que traverse Haïti, représente ma contribution à la transformation du pays. Contribution purement citoyenne.
Je pensais avoir déjà tout dit. Pour être honnête, le bilan était réellement maigre. Je croyais avoir rempli ma mission, celle de dire ce qui devait être dit pour que l’Haïtienne et l’Haïtien prête attention à l’énergie, à cette énergie dont elle et il a tant besoin. Pour se déplacer. Pour son confort. Pour s’alimenter, se vêtir, se nourrir, vivre ses loisirs.
Vu les faibles résultats, vu le faible impact obtenu, j’étais donc devenu pessimiste quant à mes apports à la vie énergétique de la société haïtienne d’aujourd’hui. Je sentais le gouffre trop proche, celui dans lequel le pays s’enlisait, et moi, je me sentais incapable de mieux faire.
Donc,ces deux dernières années, pas un mot sur la situation énergétique du pays. Sur la précarité énergétique du pays. Sur le comportement suicidaire d’une grande partie des responsables directs et, encore pis, de la part des « irresponsables » indirects. Nous autres, tous. Lot dans lequel je me fais l’obligation de m’inclure.
Voilà pourquoi, je vais essayer, dans cet article, d’apporter quelques éléments qui puissent nous inciter, non seulement à la réflexion, mais aussi à l’action, à l’engagement et à la concertation, surtout en cette année 2012 qui vient d’être déclarée « année de l’énergie durable, pour tous ».
Trois faits incitateurs
Ces dernières semaines, trois faits m’ont poussé à changer d’avis et à récupérer mon optimisme.
Le premier fait est la décision « technico-politique » de créer une structure interlocutrice unique au niveau de l’énergie, faisant l’interface entre la société haïtienne (dans son ensemble) et les plus hauts responsables du pays, ainsi que la capacité de cette structure d’harmoniser les intérêts locaux à ceux des « bailleurs de fonds » et des entreprises étrangères du secteur de l’énergie.
Cette structure, dont l’élément visible est le nouveau secrétariat d’État à l’Énergie, a, pour la première fois, dans ce pays, la possibilité de faire un travail sérieux. Un travail, selon mon point de vue, qu’il est nécessaire et urgent d’appuyer.
L’existence de cette nouvelle structure est donc d’abord une condition nécessaire, mais non suffisante.
Maintenant, d’un côté, il faut savoir et pouvoir le doter des moyens nécessaires lui permettant de travailler en toute indépendance des aléas politiques, et, de l’autre, lui rendre capable de travailler sur l’aspect impératif de la sensibilisation des différents acteurs, de les inciter à travailler, ensemble, pour mettre en place une structure capable de faciliter l’accès de toute Haïtienne et de tout Haïtien à des services énergétiques de base. Fondamental pour le futur du pays.
Le deuxième fait est d’ordre stratégique.
Mes premières interventions, dans la sensibilisation sur le problème énergétique d’Haïti, remontent à 2004.
Depuis lors, le panorama a beaucoup changé. Les acteurs d’alors maintiennent une présence assez confortable, mais le nombre d’acteurs locaux a augmenté et un nombre assez important d’acteurs étrangers commence à pénétrer sur le terrain.
La présidence du pays, officiellement, vient de s’engager à faire avancer les choses, d’un côté avec la politique des « 4e + e ». Ce qui veut dire que, pour une fois, dans le pays, on peut commencer à réfléchir sur la consolidation d’un secteur énergétique cohérent.
J’entrevois la possibilité de créer, dans ce pays, une vraie Industrie de l’Énergie. Dans ce nouvel espace configuré sur une toile d’intérêts divers (ce qui n’est pas forcément mauvais), je crois que mon devoir de citoyen responsable, de professionnel responsable et, pourquoi pas, d’intellectuel engagé, est d’éviter que le bien recherché ne cause plus de tort que de bien.
Le troisième fait relève plutôt de l’émotionnel. Ce qui, à mon avis, fait avancer le monde.
Une conversation avec l’un des cadres de notre Électricité d’Haïti (Ed’H) si décriée… Une visite commerciale à l’une de ces agences commerciales, une plainte à cause de l’attention à la clientèle (fortement négligée dans notre cher petit pays) et je découvre l’une de ces perles cachées dans l’administration publique haïtienne.
Nous nous plaignons, parfois trop, de l’incompétence et nous fermons les yeux sur le travail professionnel fait avec zèle. Professionnalisme.
Il était à son aise. Il pouvait s’exprimer en toute sincérité face à quelqu’un qui, pour une fois, ne convoitait ni son poste ni prétendait lui faire un croc-en-jambe.
« Notre grand problème à l’Ed’H : un déficit de clients et un excès de consommateurs » , disait-il.
Les deux, non satisfaits. Une clientèle abusée, désabusée, avec une offre de services fortement déficitaires.
Une fourchette trop large de consommateurs, recherchant toutes les possibilités d’éviter de payer. Fraudeurs impénitents et consommateurs agressifs.
Qui pis est, la seule structure - disposant du monopole de la distribution et de la commercialisation de l’énergie électrique - ne dispose d’aucun moyen coercitif pour empêcher les abus de ces « consommateurs fraudeurs ».
Quelle politique de sensibilisation ? Comment passer 3, 4, 5 ans, occupant un poste, pour un bilan aussi maigre après ?
La grande majorité des directeurs terminent ou commencent leur mandat sur un constat d’échec.
Nous parlions de la « coresponsabilité » dans les relations de la société haïtienne avec l’énergie.
Je lui promis de me mettre à écrire un premier article. De commencer à sensibiliser, à nouveau, sur la situation de l’énergie dans ce pays. Dans notre chère Haïti. De forcer nos différents acteurs à réfléchir sur un nouveau paramétrage de l’énergie électrique en Haïti, qui contemple, par exemple, la présence de plusieurs acteurs institutionnels, aussi bien privés que publics ou mixtes, tels que :
1- Un organe régulateur de l’électricité, s’occupant principalement de la réglementation, du système tarifaire, du respect des règles de la concurrence saine entre les différents acteurs.
Cet organe régulateur s’efforcera également de veiller au respect des normes environnementales et de la qualité de service, d’harmoniser les intérêts des partenaires privés et publics, de sanctionner les mauvaises pratiques ;
2- Un opérateur système pour l’électricité, avec pour mission la gestion et la coordination du système de production et de transport de l’électricité, tout en maintenant un équilibre permanent entre la production et la consommation d’électricité ;
3- Un organisme de gestion du réseau de transport de l’électricité, ayant pour mission l’exploitation, la maintenance et le développement du réseau de transport électrique dans les meilleures conditions de qualité de service et au moindre coût ;
Les rapports entre l’opérateur et le gestionnaire permettraient d’harmoniser les interconnexions ;
4- Les sociétés de production d’électricité (privées, publiques ou mixtes) ;
5- Les sociétés de commercialisation de l’électricité (privées, publiques ou mixtes).
Pour une culture de l’énergie
Je crois qu’il nous faut développer une vraie « culture de l’énergie » dans ce pays. Et je m’attellerai à cette tâche.
Ne pas favoriser de nouvelles approches, de nouvelles modalités relationnelles à l’énergie, peut entraver la transformation d’une société.
Car, nous évoluons dans un monde, dans lequel l’accès à l’énergie est de plus en plus limité, un monde dans lequel les ressources énergétiques traditionnelles commencent à s’épuiser, un monde dans lequel les technologies énergétiques disponibles pour les pays, moins favorisés économiquement, créent de nouvelles modalités de dépendance,
Pour passer du cercle vicieux de la pauvreté au cercle vertueux de la création de bien-être, il nous faut développer et consolider une vraie « culture de l’énergie » dans notre pays.
La « culture de l’énergie » doit être considérée comme la combinaison de tous les aspects qui influencent le comportement énergétique des membres de notre société, de leurs relations par rapport à l’énergie, des réflexes et des actions volontaires.
Parler de la culture de l’énergie d’une population veut dire mettre, à disposition des acteurs sociaux, les instruments de gestion et de prise de décision leur permettant :
d’effectuer des choix énergétiques cohérents (sécurité dans l’approvisionnement, les technologies utilisées pour la production) tout en tenant compte des normes environnementales ;
de réaliser une bonne gestion de la consommation (pédagogie de la consommation, gestion de l’efficacité énergétique, contrôle de l’intensité énergétique) ;
de gérer les matières résiduelles (collecte, traitement, valorisation) de façon efficace (réduire l’impact visuel causé par les déchets en les changeant de place peut se révéler moins nuisible, mais plus nocif pour l’Haïtienne et l’Haïtien) ;
de veiller à ce que l’utilisation des ressources énergétiques soit le moins dommageable possible pour l’environnement :
o en maîtrisant la consommation ;
o en valorisant de façon efficace les ressources énergétiques locales ;
o en harmonisant l’approvisionnement, la consommation des ressources économiques, la satisfaction des besoins énergétiques de l’Haïtienne et de l’Haïtien ;
de promouvoir l’efficacité énergétique et de créer des conditions propices à l’investissement, de sorte que l’industrie soit intéressée à participer au développement des ressources énergétiques pour répondre à la demande. Ces ressources sont essentielles à la croissance économique et à la création d’emplois.
Nous n’avons plus le choix maintenant. Il faut le faire et agir de façon correcte.
En ce sens, il conviendrait d’applaudir les initiatives assez intéressantes qui sont prises, après des années « d’anomie énergétique » : « ban m Limyè, ban m Lavi », un projet d’accès à l’énergie électrique pour 200,000 familles haïtiennes, avec l’implication directe de la présidence du pays.
On consent, donc, qu’il n’y a aucun moyen de faire marche arrière. On s’embarque tous. J’imagine. Pour le bien du pays.
Je crois donc qu’il est de mon devoir, si je veux être cohérent, d’intervenir, de participer.
Les pas à franchir
Qu’on le veuille ou non, le premier pas à réaliser, est la promotion d’une perception de l’énergie, autre que celle qui prévaut jusqu’à maintenant dans notre société.
Il nous faut une campagne de sensibilisation agressive faisant de l’énergie l’affaire de nous toutes et tous, car :
1- l’énergie est un bien, un bien public. L’accès aux services énergétiques de base doit être garanti à toutes Haïtienne et à tout Haïtien (principe d’accès démocratique à l’énergie) ;
Cependant, ne pas insister sur le coût associé à la consommation de ce précieux bien, qu’est l’énergie, à l’obligation qui nous est faite, à chacune et à chacun de nous de payer ce service, peut être mal compris.
Dire que tout Haïtien a droit à l’énergie ne veut absolument pas dire que cela se fait gratuitement.
Il faut donc insister et montrer que :
2- l’énergie a un coût. Toute Haïtienne, tout Haïtien, tirant un profit, jouissant des services énergétiques, a l’obligation citoyenne d’assumer les coûts associés à la production desdits services (principe de coresponsabilité) ;
Là encore, les actrices et acteurs doivent aussi faire montre de sens de la responsabilité et forcer l’État à assumer le rôle de régulateur qui l’oblige à :
3- assurer, à toute Haïtienne et à tout Haïtien, les services énergétiques de base, dans des conditions de sécurité, de fiabilité et de qualité de service (principe de qualité) ;
La responsabilité est aussi une fonction citoyenne de la consommatrice et du consommateur.
Toute personne doit être consciente que le plaisir du gaspillage énergétique individuel est cause d’appauvrissement douloureux pour l’ensemble du pays.
Elle est donc contrainte de savoir (et d’agir en conséquence) que :
4- l’utilisation des ressources énergétiques produit un impact sur l’environnement physique et social.
La minimisation dudit impact correspond aussi bien à l’État qu’aux propres citoyennes et citoyens. Les utilisatrices et utilisateurs de services énergétiques, aussi bien l’État que les citoyennes et les citoyens, ont le devoir de consommer les ressources environnementales utilisées, de façon responsable, d’en faire un usage non abusif et optimisé (principe de consommation responsable et d’efficacité énergétique).
Articuler une campagne de sensibilisation autour de ces principes devrait peut-être constituer le premier pas à réaliser.
Nous voilà en Haïti, en ce début de siècle, à un tournant décisif de l’histoire énergétique de l’humanité, face à un scénario dramatique : nous n’avons pas encore atteint le seuil de production et de consommation permettant d’envisager la transformation sociale et économique du pays.
Le contexte énergétique mondial étant clairement défavorable (1- produits pétroliers de moins en moins disponibles, donc de plus en plus chers et avec un scénario de futur incertain, aussi bien au niveau des prix que de l’accès à la ressource ; 2- contraintes environnementales de plus en plus sévères, qui limitent de plus en plus l’accès à l’énergie de biomasse pour le pays), la satisfaction des besoins énergétiques de l’Haïtienne et de l’Haïtien exige de nous un effort collectif.
Un pacte pour l’énergie
Il nous faut :
1. rechercher la complicité citoyenne : toute planification énergétique doit prendre en considération les valeurs, les préoccupations et l’engagement des citoyennes et citoyens ;
2. miser sur la soutenabilité : les choix et les orientations doivent être pris en fonction du développement durable –pour l’environnement, l’économie et la population – sur le long terme ;
3. développer et consolider la capacité de s’adapter à l’avenir : les conseils et les plans doivent être tournés vers l’avenir, s’ouvrir aux nouvelles possibilités et technologies, et nous devons être prêts à faire les choix adéquats ;
4. gérer les différents risques, économiques, environnementaux, de façon à trouver le bon équilibre entre choix technologiques et services offerts, sans exposer inutilement les consommatrices et consommateurs à des risques inacceptables.
L’échelle temporelle de ces propositions allant au-delà de la vie politique d’un élu ou d’un décideur, il est certain que, pour les mener à terme, il faudra compter sur la « complicité citoyenne », sur un « pacte pour l’énergie ».
L’énergie, on ne peut nullement le nier, est l’épine dorsale de toute société moderne.
L’avancement d’une société, la modernisation de ses structures, ne peut se produire qu’en facilitant l’accès à l’énergie, en couvrant les besoins énergétiques de l’individu, au meilleur coût possible, économique, social, environnemental.
Nous, les actrices et acteurs de la société haïtienne, nous sommes obligés de faciliter l’accès à l’énergie moderne pour toutes et tous, de développer des sources d’énergies renouvelables, d’impliquer l’État, les donateurs, les organisations sociales et internationales, afin de réduire les disparités et de permettre à tout individu d’accéder à des services énergétiques modernes.
Avec les pierres, qui nous entravent le chemin, nous avons le choix, soit de les enlever et de nous en défaire, soit de les utiliser pour construire quelque chose de beau.
Avec les nôtres, celles que nous rencontrons, toutes et tous, à longueur de journée sur ce chemin de la recherche de l’énergie pour toutes et tous, construisons ensemble le futur énergétique d’Haïti.
Pour le futur énergétique d’Haïti, pour la satisfaction des besoins énergétiques de base de l’Haïtienne et de l’Haïtien, il n’y a qu’une option : travailler ensemble, « ramer toutes et tous à la même cadence ».
Dr. Marc Antoine ARCHER
marcantoine.archer@gmail.com
[1] Physicien industriel