Par Edwidge Danticat
Extrait d’un essai d’Edwidge Danticat publié dans la livraison de février 2012 du magazine The Progressive
Traduit par Eddy Cavé et soumis à AlterPresse
Certains anniversaires font mal. Ils brutalisent le corps et torturent l’esprit. Cela est particulièrement vrai de la catastrophe dont l’anniversaire ramène cette semaine à notre mémoire le violent décès, non pas d’une ou de deux personnes, mais des centaines de milliers d’êtres humains disparus ce 12 janvier 2010, soit 300 000 pour être précis. Au moment où nous pensions que notre douleur avait cessé, elle est réapparue. Sous une autre forme, passant du chagrin quotidien qui, pensions-nous, se dissiperait un jour de lui-même au type d’angoisse mêlée de désespoir dans lequel nous a plongés cette fraction de minute ressentie comme une fin de monde.
Il y a deux ans, la terre s’est ouverte en Haïti. Des immeubles se sont alors effondrés, fauchant des milliers de vies humaines. On a alors assisté à un débarquement d’armées entières et à un déploiement de forces militaires qu’on voit surtout en temps de guerre. Parallèlement, une nuée d’organisations non gouvernementales (ONG) se posait sur ce qui restait de la capitale. Leur nombre serait vite passé de 10 000 to 16 000 pour porter Haïti dans le peloton de tête des pays affichant le plus haut taux d’ONG par habitant dans le monde entier. Dans le sillage de la catastrophe, des sommes d’argent, grandes et petites, totalisant 9, 9 milliards de dollars, ont été promises par les pays donateurs, mais moins de la moitié a été effectivement décaissée.
Il y a deux ans, j’ai regardé tout cela de ma résidence à Miami, la plupart du temps avec mon bébé sur les bras. Trois semaines plus tard, quand j’ai pu finalement me rendre sur place, le spectacle de tous ces gens — notamment des amis et des membres de ma famille — forcés de dormir dans la rue, à l’ombre de leurs maisons en ruines ou collés les uns aux autres sous des tentes dressées à la hâte sur des places publiques, m’a inspiré une vision lugubre : la prochaine averse tropicale. Depuis lors, on a eu des pluies à répétition. Et même un ouragan !
Deux années d’averses et de soleil ont laissé les tentes en lambeaux. Toutes les fois qu’ils le pouvaient, les gens ont déserté le semblant d’abri temporaire qu’ils avaient et remplacé les vieux linges et le prélart par des planches et de la tôle, même si le terrain ne leur appartenait pas. Un bon nombre ont été évincés de force. Certains par des hommes armés envoyés la nuit par les propriétaires des terrains, d’autres par des agents du pouvoir en place.
On vous dira sans doute que le nombre des déplacés a diminué de moitié depuis le séisme, chutant de 1,5 million à 600 000, mais rarement vous dira-t-on où sont passées ces personnes.
Dans cette ville dont l’immense majorité des habitants étaient des locataires, où le taux de chômage était de près de 60 %, on a trouvé le moyen d’accuser les déplacés d’occupation intentionnelle et illégale de terrains où ils vivent dans la misère, parqués dans des aires ouvertes aux quatre vents, où la chaleur déshydrate les nourrissons et où les viols de femmes et de jeunes filles sont choses courantes. Tout cela, prétend-on, dans le seul but d’attirer l’attention des ONG. Comme si ces gens possédaient de spacieuses demeures qu’ils négligeaient, avaient accumulé en secret des réserves d’eau et de nourriture qu’ils allaient perdre, avaient accès pour leurs enfants à des écoles qu’ils espéraient échanger contre de meilleures et comme s’ils n’avaient pas tout perdu, sauf leur dignité.
Je me surprends parfois à penser que personne d’entre nous ne fait assez. Ce sentiment, en particulier dans la diaspora, se situe aux antipodes de ce qui est l’épuisement chez les donateurs. C’est parfois un signe d’espoir, parfois le fait d’un sentiment de culpabilité. Des centaines d’amis et de proches dépendent de nous. Nous payons pour des logements, des écoles, des cliniques, des noces, des funérailles, mais il y a toujours d’autres choses à faire pour et avec des gens qui ont hâte de prendre en main leur propre destin et qui, chaque jour, posent avec fierté divers actes en ce sens.
Tout en entretenant le souvenir des défunts et en rendant hommage aux survivants de la catastrophe, je veux enfin, à l’occasion de cet anniversaire, attirer plus que jamais l’attention sur les marginalisés de la société haïtienne, les démunis, les citoyennes et citoyens autosuffisants des milieux urbains et ruraux qui forment l’épine dorsale du pays. Sans leur inclusion totale et leur participation pleine et entière à la reconstruction, aucune véritable réussite n’est possible en Haïti.