Par Leslie Péan *
Soumis à AlterPresse le 21 janvier 2012
Les paysans n’ont pas eu accès au savoir et à l’information, ce qui a bloqué leur participation et leur influence dans la conduite des affaires nationales. Entretemps, la dette publique se mettra à grimper, représentant parfois plus de dix fois les recettes de l’État, notamment en 1825. En effet, les recettes publiques étaient de 3 millions de dollars et la dette de l’indépendance contractée en 1825 était de 30 millions de dollars (150 millions de francs-or). À titre de comparaison, soulignons que le territoire de la Louisiane (soit 15 États comprenant le Midwest américain sur une étendue de 2,14 millions de km2) fut vendue par la France aux États-Unis en 1803 et n’a coûté que 15 millions de dollars américain (80 millions de francs), soit la moitié du prix payé par Haïti pour son indépendance. La décision de contracter une dette supérieure au revenu disponible revenait à passer une corde au cou du pays. Une corde qui l’étranglera toutes les fois qu’il essaiera de bouger.
Étant donné que la pérennité du pays est douteuse, la culture de la dette publique est encouragée, avec les défauts de paiement qui y sont inhérents. L’épouvantail d’un éventuel retour des Français porte les citoyens à profiter du système existant le plus vite que possible sans se préoccuper des lendemains. Le retournement opéré en 1825 se perpétue à travers la culture de la dette publique qui s’installe. La population des paysans est ostracisée et le déficit de capital social se cristallise, engendrant « méfiance, marronnage, atomisation de la société, quête de l’ailleurs, tentation de l’échappée magique [1]. »
La sérénité nécessaire à l’investissement est perturbée par l’absence d’institutions étatiques capables d’assurer la sécurité foncière, sinon la sécurité tout court, même si des victoires d’étapes sont accomplies de temps en temps au niveau des infrastructures. Mais le cadre légal et la gouvernance font terriblement défaut. Les abus des secteurs contrôlant les positions dominantes de l’économie continuent de se perpétuer. Aujourd’hui en 2012, l’absence de vision stratégique de la classe politique a fait perdre à Haïti 50 longues et précieuses années. Haïti ne peut pas sortir de l’ornière dans laquelle elle est embourbée sans une réflexion stratégique. Or justement, là où le bât blesse, c’est que le fonctionnement de la société est en décalage par rapport à la théorie. Les réseaux sociaux décapités par le duvaliérisme ont été remplacés par les réseaux mafieux. De là à penser que les rapports relationnels au sein de la société haïtienne ne seraient aujourd’hui que le reflet des intérêts communs des personnes liées à ces réseaux mafieux (toutes classes sociales confondues), c’est un pas qu’il ne faut pas franchir.
Le décalage ne s’applique pas uniquement à la société mais au pouvoir politique. La scène politique fourmille d’affaires qui révèlent les loopings et les sauts périlleux verbeux d’une classe politique que semblent rebuter les moindres étincelles de l’élégance et de l’intelligence. La misère qui nous accable a affecté notre psychologie de peuple. Nous marchons avec des haillons sur le dos mais nous considérons ceux qui nous en font la remarque sur le piteux état de nos vêtements comme des intellectuels arrogants, condescendants et prétentieux. Cette conscience d’un orgueil mal placé alimente une susceptibilité malsaine et ne saurait être sous-estimée. Tout en restant sans illusions sur le présent et l’avenir, les intellectuels critiques doivent donc absolument ajuster le ton de leurs discours pour éviter que leur franchise ne soit assimilée à du mépris. Nou pa sèl peyi ki konn pran la lin pour fromaj. N’a-t-on pas vu aux États-Unis banquiers et ménages, prêtant et empruntant, à parti d’actifs dont la valeur reposait sur une illusion collective ? Le résultat, on le sait, est la crise financière sans précédent qui terrasse l’Occident depuis 2008.
L’abandon de soi à l’origine de la montée de l’insignifiance
Comme le montrent les flux d’investissement dans tous les pays et surtout en Chine depuis le XIe Congrès du Parti Communiste chinois de décembre 1978, le b.a-ba de l’investissement est la vision stratégique permettant d’offrir aux investisseurs des perspectives de profits. La Chine avait dû se débarrasser des gauchistes de « la bande des quatre » en 1976 pour attirer des investissements directs étrangers. Le signal chinois était tellement clair que les investisseurs ont volontairement sous-estimé la répression de 1989 de la place Tiananmen pour y placer leurs capitaux et propulser le pays pour en faire aujourd’hui la deuxième économie mondiale, sinon la première d’ici 2020. Beaucoup plus vite que les 60 ans d’efforts considérés comme nécessaires par le dirigeant Deng Xiaoping pour voir un renouveau en Chine. Des résultats de 35 ans d’ouverture qu’aucun groupement humain n’a pu faire en un tel laps de temps depuis les origines de l’humanité.
Cela ne signifie nullement que tous les problèmes sociaux y sont résolus. L’an dernier, plus de 180 000 protestations ont été enregistrées en Chine contre des privatisations, pour des augmentations de salaires et de meilleures conditions de travail afin que les travailleurs ne reçoivent pas la portion congrue de la croissance [2]. Dans le dilemme lutte des classes-unité nationale, la recherche d’un statut de puissance internationale par la RPC risque d’accentuer les inégalités intérieures et de compromettre l’avenir promis par Deng Xiaoping avec le slogan : “un pays, deux systèmes”. Entre, d’une part, la participation des masses à l’élaboration et l’exécution des politiques dans le but de défendre les intérêts populaires et, d’autre part, la corruption des dirigeants communistes, la ligne est étroite. Ces derniers en sont conscients et cela explique les mots du président Hu Jin Tao déclarant « la corruption est une menace pour la Chine [3] ». En effet, sans vouloir en faire le moteur de l’histoire, l’arme de la corruption est fondamentale dans la lutte que mènent les services secrets des puissances du statu quo mondial pour bloquer la remise en question d’un ordre mondial qui remonte à 1492 et qui se veut éternel. Ce que montre la crise d’aujourd’hui, c’est que l’idéologie du racisme et de l’argent-roi a ses limites face à la montée des luttes populaires.
Pour Haïti, cela veut dire essentiellement qu’il faut réaliser un consensus social pour que les années 2012-2015 ne ressemblent pas aux 50 années antérieures. Ce n’est pas l’argent-roi qui produit le consensus social, mais plutôt le contraire. La montagne accouchera d’une souris toutes les fois qu’on ne dégagera pas un consensus social pour combattre l’exclusion avec toutes les forces vives du pays. Mais un tel consensus exige surtout et avant tout « l’émancipation de notre pensée », pour reprendre l’expression du président chinois Hu Jin Tao. Émancipation de notre pensée pour mettre un terme aux comportements d’abandon de soi à l’origine de l’insignifiance qui fait de nous d’éternels derniers de classe. En Haïti, cela exige que les gouvernants fassent un effort délibéré de correction de leurs réflexes de gens susceptibles et rancuniers. Mais ils doivent aussi et surtout cesser de se croire capables de contrecarrer la montée des revendications populaires par l’insouciance du divertissement musical, aussi entraînant soit-il.
Corruption versus politiques économiques pour le statu quo
La société haïtienne ne cesse de reproduire à l’identique la société coloniale de Saint-Domingue avec 1% de la population contrôlant près de 50% du revenu national. En effet, le tableau 1 est éloquent en ce qui concerne les inégalités qui accablent Haïti. Aucun progrès social n’est possible quand les 40 pour cent les plus pauvres ne reçoivent que 6 pour cent des revenus nationaux, tandis que les 20 pour cent les plus riches reçoivent 68 pour cent. Les récentes statistiques confirment une distribution extrêmement inégale des revenus [4]. La base de la pyramide sociale s’est encore élargie après le séisme du 12 janvier 2010 avec l’augmentation de la pauvreté. Aujourd’hui, 3% de la population contrôleraient 80% du revenu national. L’indice des prix à la consommation (IPC) alimentaire affiche une augmentation de 12.4% entre novembre 2010 et novembre 2011, qui touche particulièrement le riz, le mais, les haricots et l’huile de cuisine.
Rien n’est entrepris pour que les programmes de reconstruction financés par les fonds extérieurs soient exécutés par des travaux à haute intensité en main d’œuvre (HIMO). Cela est important si l’on veut permettre aux petites et moyennes entreprises et aux artisans d’avoir l’argent nécessaire pour renouveler leurs équipements détruits durant le séisme et ainsi créer de l’emploi et distribuer des revenus dans les quartiers populaires sinistrés. Le Bureau International du Travail (BIT) a calculé que des travaux exécutés avec l’approche HIMO « permettraient de créer un peu plus de 50 millions de journées de travail, ce qui représente environ 68 000 emplois permanents sur une période de 3 ans [5]. » L’approche HIMO permet de faire des travaux qui coûtent 30 à 80% moins, réduisent les dépenses en devises de 50 % et créent deux à cinq fois plus d’emplois. En utilisant l’approche HIMO, sur un volume d’investissement de 600 millions de USD, 45%, soit 277 millions de dollars seraient injectés dans l’économie locale sous forme de salaires, sans compter les emplois connexes dans la fourniture de matériaux et autres services [6].
Malheureusement, les contrats passés avec les grandes entreprises à haute intensité en capital ne semblent pas tenir compte du besoin de création d’emplois de l’économie haïtienne. La volonté d’ignorance qui, dans les années 1820, militait contre la connaissance du nombre des propriétés terriennes à partir d’un cadastre mis à jour de manière régulière est encore à l’œuvre aujourd’hui. Cette volonté d’ignorance se lit dans la méconnaissance crasse et sordide qui sied encore sur cette question du recensement des propriétés, mais aussi sur celles de la création d’emplois ou d’établissement du nombre des organisations non gouvernementales (ONG) opérant en Haïti. L’économie haïtienne est encastrée dans des relations sociales particulières qui contrecarrent les politiques d’investissement public, quand elles ne conduisent pas à des effets contraires. En effet, les 4000 familles dont les revenus annuels dépassent les 100 000 dollars consomment essentiellement des produits importés, contribuant ainsi à faire d’Haïti le seul pays moins avancé (PMA) ayant une fonction d’importation d’un coefficient compris entre 1,36% sur le court terme et 1,77% sur le long terme. Comme l’a justement signalé en 2002 l’économiste Wilson Laleau [7], cela signifie que les importations augmentent plus vite que la croissance de la production nationale. Au fait, les importations haïtiennes ont doublé entre 2002 et 2011, passant de 1 milliard de dollars à plus de deux milliards de dollars l’an. On assiste ainsi à un double transfert de l’effort personnel et collectif des Haïtiens, qui va, d’une part, du travail vers le capital et, d’autre part, d’Haïti vers l’extérieur. Il importe de souligner que ce double transfert qui crée l’appauvrissement général n’est pas que la conséquence de la corruption, comme voudraient le faire croire les institutions de Bretton Woods, mais plutôt de l’application de mauvaises politiques économiques conçues dans l’intérêt unique du statu quo. Le bilan négatif d’aujourd’hui est le résultat de la précarité organisée et entretenue par la colonialité qui explose.
Tableau 1. La morphologie sociale d’Haïti d’avant 1789 à 2012 [8]
Médiocrité et médiocrisation
La condition première de l’éveil haïtien est la rupture avec la pensée qui verse dans le crime, l’exclusion et la guerre civile pour tenter de résoudre les questions de partage du pouvoir. Vouloir exclure les ainés en donnant le pouvoir à la jeunesse sans connaissance ni expérience, comme l’avait fait Duvalier avec son fils de 19 ans, c’est engager le pays dans une voie de garage. L’inachèvement qui nous poursuit part de là. Du manque de confiance qui transforme un paradis en enfer. La génération qui privilégie l’absence de la mémoire pour faire oublier le passé est appelée à le reproduire. Aucun investissement ne peut changer la relation de notre peuple avec son histoire réelle. Ce sont les Haïtiens qui peuvent et doivent sortir Haïti de la pauvreté et non la communauté internationale. Ceci est valable pour tous les pays et pour tous les peuples. Pour avoir compris cette réalité, l’Argentine a cessé de rembourser sa dette, rejeté les conseils du FMI et retrouvé la croissance en doublant le revenu per capita après la crise de 2001.
S’il ne s’agit en aucune façon de rejeter l’aide extérieure, la refondation de l’État ne saurait non plus se faire par des étrangers. Ces derniers d’ailleurs l’admettent. Pour la Coopération française, « Le redressement du pays est confronté à la fragilité de l’État dans ses trois composantes : exécutive, législative et judiciaire. La sécurité et la bonne gouvernance - économique, financière, administrative et judiciaire - demeurent les défis principaux sur le plan politique. La consolidation de l’État de droit et le renforcement des structures décentralisées et déconcentrées constituent un enjeu crucial. La société elle-même extrêmement fragilisée, exposée aux problèmes quotidiens de la pauvreté et du chômage, peine à se reconnaître dans un projet partagé de construction nationale et est traversée par des tensions sociales fortes et récurrentes. La fuite des cerveaux handicape le développement du pays [9]. »
La dévalorisation du savoir par les tontons macoutes a contribué non seulement à l’exode des cerveaux haïtiens dans les pays du Nord et le pillage des survivants par les ONGs mais a surtout conduit à une généralisation de la médiocrité. Avec le Tout voum se do, tout pawol se menm, la médiocrisation n’épargne même pas les sommets de l’État et de la fonction publique. L’âme haïtienne a été vendue à des spéculateurs qui ont promis monts et merveilles, nous transformant en de parfaits idiots et obligeant nos parents à s’endetter perpétuellement pour pouvoir survivre. Ainsi, les meilleurs sont partis en grand nombre, laissant une majorité de médiocrisés qui, ne comprenant rien à la financiarisation du monde, sont incapables de tracer leur propre destin. L’absence de cerveaux est un blocage et un facteur d’appauvrissement pour les investissements étrangers qui, de toute façon, ne sont pas une panacée. Pour que leurs effets ne soient pas destructurants pour une économie pauvre, en contribuant à l’exode rural, à la diminution de la production agricole, à la destruction de l’environnement, à de grandes fluctuations des taux de change et des taux d’intérêt, il faut une direction politique travaillant dans l’intérêt des populations les plus démunies.
La machine sociale haïtienne, aujourd’hui comme hier, est faite pour produire de la pauvreté pour le plus grand nombre. Pour parler comme Karl Polanyi, c’est cet « encastrement » social qui fabrique la misère et qui est soutenu par la communauté internationale. Les aïeux n’ont pas pu promouvoir l’investissement dans un pays qui, craignant le retour des Français, avait dû consacrer à l’armée plus de la moitié de son PIB. En y adjoignant la dette de l’indépendance à partir de 1825, on se rend compte que le prix payé pour vivre libre a été très élevé. Et dans ce prix, il faut inclure l’arrogance des dirigeants pensant qu’ils savent tout et qu’ils n’ont pas besoin d’apprendre. Les populismes de droite et de gauche nous ont fait prendre un retard monumental que nous avons encore du mal à rattraper. La dette et l’insécurité ont miné les gouvernements successifs en les privant des moyens matériels nécessaires pour passer à l’action.
(à suivre)
* Economiste, écrivain
Haiti : Capital social et Investissement (première partie)
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[1] La Bonne Gouvernance : Un défi majeur pour le Développement Humain Durable en Haïti, Rapport National sur le Développement Humain 2002, op. cit., p. 125.
[2] Li Minqi, « The Rise of the Working Class and the Future of the Chinese Revolution », Monthly Review, Volume 63, Issue 02, New York, June 2011.
[3] « 90e anniversaire du parti communiste chinois, Pour Hu Jintao, la corruption est une menace pour la Chine », L’EXPRESS.fr, 01/07/2011
[4] Glenn R. Smucker, "Social Structure". A Country Study : Haiti (Richard A. Haggerty, editor), Library of Congress Federal Research Division, December 1989.
[5] « La promotion du travail décent dans la reconstruction et le développement d’Haïti après le tremblement de terre de 2010 », BIT, Genève, 2010.
[6] Ibid.
[7] Wilson Laleau, « Déséquilibres interne et externe », Situation économique et sociale d’Haïti, PNUD, P-a-P, février 2002, p. 65.
[8] Voir Laennec Hurbon, Dieu dans le vaudou haïtien, Paris, Payot, 1972, p. 86 et Glenn R. Smucker, "Social Structure" dans A Country Study : Haiti (Richard A. Haggerty, editor), op. cit.
[9] Document Cadre de Partenariat France - Haïti- DCP - (2008-2012), Ministère des affaires étrangères et européennes, Paris, 2007.