Par Anil Louis Juste, Professeur à l’Université d’Etat d’Haiti
Soumis à AlterPresse le 3 mars 2003 [1]
La terreur qui s’abattait sur la Faculté des Sciences Humaines, le 5 décembre 2003, fut l’expression sublime de l’intransigeance du président Jean Bertrand Aristide à partager le pouvoir avec le Groupe des 184 [2], l’Initiative de la Société Civile et la Convergence Démocratique. Le Président a construit son pouvoir sur la cooptation, l’intrigue et la corruption ; la pression des rues, la répression des secteurs populaires et l’expression populiste d’une démocratie de marché. Cette construction s’appuie sur un service de lobbying très puissant et grassement payé, et la perversion du rêve de changement nourri chez de nombreux jeunes d’extraction populaire. Tandis qu’il a orienté l’économie globale du pays suivant le modèle néo-libéral, donc anti-populaire, il a su dévoyer leur frustration en exploitant habilement la persistance d’un trait caractéristique de notre mentalité : l’autoritarisme dépendant. Le port ostensible d’arme à feu symbolise la détention de pouvoir illimité, synonyme d’impunité pour des anti-sociaux. Cependant, le porteur dépend du chef autoritaire qui est généralement soumis aux dictats de l’impérialisme.
Les chimères de Lavalas terrorisent, répriment et annulent même la citoyenneté libérale. Pourtant, des lobbystes occidentaux et occidentalisés, bien rémunérés, sont chargés de répandre dans la communauté internationale, l’illusion d’une construction démocratique haïtienne. Le contraste est tout simplement accepté, parce que, d’une part, l’orientation macro-économique du pays s’opère en faveur des transnationales et de l’autre, les bandes armées de Lavalas, appelées à dessein organisations populaires par la presse dite indépendante, ont permis de contrôler , depuis la dissolution des Forces Armées en 1995, le libre mouvement des secteurs populaires, aujourd’hui plus que jamais appauvris sous les gouvernements de Lavalas.
Le discrédit politique du régime aristidien, s’est révélé au grand jour, grâce à la bravoure de jeunes étudiants de l’Université d’Etat d’Haïti (UEH). Le 3 décembre 2003, des étudiants de la Faculté des Sciences Humaines, qui avaient convoqué deux manifestations, ont défié la peur des rues instaurée depuis les élections frauduleuses de mai et novembre 2000. Ils avaient pu réunir environ 25.000 manifestants qui scandaient des slogans [3] hostiles au pouvoir. Mais, devant l’intrépidité des jeunes, s’installait l’inquiétude du pouvoir : la deuxième convocation du 5 décembre fut réprimée dans une violence inouïe et barbare [4].
La violence politique contre le désir de liberté chez des étudiants
La marche pacifique, mais décisive des étudiants, était prévue pour dix heures du matin, ce 5 décembre 2003. La violence déchaînée du pouvoir s’annonçait des 9 heures 10 : un groupe de chimères occupait l’entrée de l’Impasse Eléazar qui part de la rue Christophe et débouche sur la cour de la Faculté des Sciences Humaines. Le commissaire de police, Ricardo Etienne, s’était occupé à couvrir les hostilités des bandits armés. Tandis que la masse s’animait sur la cour, des étudiants intrépides allèrent narguer le commando qui se postait à quelque dix mètres. Je les rejoignais à peine, pour les convaincre à revenir sur la cour, qu’une chimère dégainait son pistolet, tirait sur le groupe et atteignait un étudiant au bras gauche.
L’agression ravivait le désir de liberté des étudiants et galvanisait l’ardeur de manifester contre la violence politique érigée en système de gouvernement. Aidés de militants éprouvés, ils avaient su organiser, jusqu’à 2 heures 15 de l’après-midi, la résistance contre l’assaut programmé de la FASCH par les sbires du pouvoir. Garçons et filles se divisaient le travail de résistance opéré à l’aide de pierres de lancement. Entre le déclenchement des hostilités et la violation de l’espace universitaire, une dizaine d’étudiants étaient déjà atteints de projectiles aux bras, aux fesses et au ventre. De jeunes étudiants et étudiantes piquèrent de crise devant la limitation de leur mode de résistance ; la vigilance se relâcha alors, parce qu’ils se concertaient sur d’autres moyens de défense dont ils ne disposaient pas. Ce relâchement coïncidait avec l’arrivée d’une troupe de renfort composée d’hommes vêtus de gris. Ces derniers contournaient les locaux de la FASCH, entretenaient une fusillade nourrie qui avait accompagné le percement du mur situé au versant est de la Faculté. Le Recteur venait à peine de communiquer avec un membre du cabinet particulier du Secrétaire d’Etat à la Sécurité Publique ; il s’était rendu à la FASCH sous la garantie du Premier Ministre Yvon Neptune, pour vérifier si les étudiants détenaient des armes à feu. On dirait qque sa vérification et son rapport rassuraient le pouvoir, puisqu’il avait ordonné l’assaut, quelque 20 minutes après.
Des chimères ont brisé, volé et incendié. Le comble, c’est qu’à la veille de l’an de grâce 2004, Bicentenaire de la conquête de liberté en Haïti, un gouvernement a lancé ses hordes sur l’université, espace de construction de l’autonomie, et devient responsable de la paralysie actuelle du Recteur Pierre Marie Paquiot qui a été matraqué aux genoux à coups de barre de fer.
L’évènement horrible du 5 décembre n’a pas su refroidir le feu de la mobilisation et ré-instaurer la peur des rues. Il a, au contraire, généralisé la lutte des étudiants dans toutes les facultés publiques (un Comité de Mobilisation inter-Facultés fut créé), et facilité la participation des étudiants des universités privées. La violence n’annule donc pas la nécessité de liberté ; la pression et la répression violent temporairement l’accession à l’émancipation. L’horreur du 5 décembre a rendu encore plus nécessaire la construction de l’autonomie.
Le Mouvement du 5 décembre : Pratique politique sans organisation socio-politique
Parti de la FASCH et baptisé plus tard Grenn nan Bounda, le mouvement du 5 décembre s’est étendu dans le pays comme une traînée de poudre. Dans les 8 autres départements, des élèves et étudiants se sont soulevés au cri de « Grenn nan Bounda. Fòk Aristid ale ! » Divers secteurs sociaux les ont rejoints dans cette contestation politique.
« Grenn nan Bounda » poursuit, en quelque sorte, la lutte initiée par le Front de Résistance pour l’Autonomie et l’Indépendance de l’UEH, le 14 août 2002, devant les locaux du Ministère de l’Education Nationale. Ses principaux dirigeants tardaient à participer aux mobilisations universitaires déclenchées contre la révocation arbitraire du
Recteur Paquiot, le 27 juillet 2002. Leur première participation fut un concert strident de chaises, organisé à l’issue d’une réunion de sensibilisation tenue à la salle des professeurs de la FASCH, en octobre 2002. Tandis que les professeurs initiateurs ont formé un Collectif qui a rejoint le Front, les étudiants ont continué à fonctionner en noyaux.
Malgré tout, leur pratique politique a contribué à « neutraliser » des forces chimériques de Lavalas, à donner confiance aux secteurs politiques traditionnels et à affaiblir la légitimité légale du pouvoir aristidien. L’irruption conjoncturelle des forces étudiantes sur la scène politique s’est pourtant opérée sans revendication spécifique. Et, depuis, l’invasion orchestrée des hommes du FRAPH et de l’ancienne armée tortionnaire, un essoufflement certain s’est observé dans le mouvement étudiant, bien que le Groupe des 184 a considérablement travaillé à diminuer l’impact positif de la révolte estudiantine sur la société, en cooptant des étudiants et en prenant le leadership du mouvement de rue. En ce sens, le Mouvement du 5 décembre a rompu d’avec l’UNEH, la FENEH et le Front de Résistance, pour être réfractaire à toute organisation étudiante comme instrument de lutte, de négociation et de projection.
Des manœuvres politiciennes contre l’action citoyenne des étudiants
La conjoncture du 5 décembre 2003, possible moment au cours duquel des étudiants pouvaient récupérer, de manière critique, la mémoire historique de liberté forgée par nos ancêtres, les esclaves et marrons de Saint-Domingue, a été vite réorientée. Des militants du groupe des 184 agressaient verbalement des professeurs et étudiants qui avaient osé se rapprocher du Comité 2004 et qualifier les bourgeois de « racketteurs. » La marche du 1er janvier 2004 marque en quelque sorte, la fin du leadership autonome des étudiants sur l’orientation de la lutte anti-Aristide. Le mouvement du 5 décembre a perdu l’initiative, quand des étudiants avaient accepté d’aller à la rencontre du Groupe des 184, à la Rue Nazon.
Le Plan de sortie de crise est là pour témoigner de la prépondérance de la Plate-forme Démocratique que ce groupe a formée avec la Convergence Démocratique (Ramassis politique de « gauche-droite »). L’action citoyenne des étudiantes et étudiants est convertie en action pour restaurer le système politique haïtien alors discrédité. Des forces religieuses et patronales vont présider à cette restauration, et la présence de l’Université d’Etat d’Haïti et des Organisations des Droits de la Personne, servira à glacer l’énergie contestataire des étudiants.
Ces manœuvres politiciennes s’annonçaient déjà depuis le franchissement tranquille de la frontière haïtiano-dominicaine, par des forces d’extrême-droite qui étaient censées sous contrôle de la Police dominicaine. Leur « Commandant en chef », Guy Philippe déclarait la semaine dernière, qu’il attendait l’ordre d’attaquer [5] le dernier bastion du président Aristide, à savoir la Capitale, mais aucune presse indépendante n’estimait opportune de lui demander la déclinaison du nom de l’autorité invisible. Quand le même Philippe annonçait la commémoration de son anniversaire à Port-au-Prince, le 29 février, aune journaliste indépendant n’aurait songé à lui demander si la tête pensante invisible avait déjà ordonné l’attaque. Donc, le puzzle a été soigneusement mis en place : le gouvernement doit organiser l’oppression des secteurs majoritaires de la population, qui accueille n’importe quel « libérateur » ; des secteurs se révolteront contre la tyrannie du chef manipulé, mais soutenu jusqu’au moment d’une possible radicalisation de la lutte. Il est probable que le prétexte de cohabitation ait été taillé sur mesure : étant donné que le chef n’a jamais envisagé une possibilité d’ouverture à l’autre, le plan de collaboration pacifique lui a été proposé pour créer une impasse politique. Son acceptation a entraîné le refus du plan par l’opposition politique. Alors, celle-ci est-elle assez autonome pour penser librement à jouer si bien sa partition ?
De toute façon, s’ouvre un nouveau moment dans la conjoncture politique, avec le départ programmé du président Aristide. Les manoeuvres politiciennes vont continuer jusqu’à la restauration politique complète de l’ordre néo-libéral dépendant en Haïti. Alors, le Mouvement du 5 décembre doit-il continuer à souffrir de l’amnésie politique ?
Pour une récupération critique de la mémoire historique des luttes étudiantes haïtiennes
Depuis 1929, s’est instaurée en Haïti, la tradition : quand des jeunes, et particulièrement des élèves et étudiants, se mêlent de la partie politique, le « Parti » perd son nord. Borno, Lescot, Magloire, Duvalier fils et Aristide ont fait l’expérience. L’exception de taille reste toutefois, le régime de Duvalier père qui a su mater la rébellion estudiantine de 1960, grâce à l’aide internationale contre le communisme.
La victoire politique des étudiants n’a jamais pu se convertir en conquêtes sociales. Les facultés sont encore dispersées les unes des autres, et les étudiants ne jouissent pas de facilité de transport ; elles ne disposent pas de bibliothèque adéquate, de cafétériat, d’espace de loisir et de logement universitaire. Le curriculum méprise toujours les problématiques sociales et technologiques du pays ; la pédagogie universitaire fait peu de cas de la didactique du questionnement et du travail coopératif, et la centralisation reste le mode d’organisation de l’UEH. Bref, le désir de liberté et d’épanouissement des étudiants haïtiens, est vite pris en charge par des politiciens madrés qui, une fois conquis le pouvoir devenu vacant grâce à l’action citoyenne, oublient allègrement les revendications sociales exprimées dans les luttes socio-politiques.
La vision de pouvoir, de la politique et du politique, n’est pas étrangère à la confiscation et au dévoiement des luttes sociales. On est élevé dans la praxis de séparation absolue du politique, du social, de l’économique et du culturel, transmise par l’école capitaliste de génération en génération. La politique est le domaine réservé aux partis politiques ; le politicien est l’acteur déterminant qui gère les relations de pouvoir dans la société. Dans ces conditions, la spécialisation et l’expertise liées à cette conception de la société, forment les bases de la bureaucratie qui sert toujours les intérêts des dominants au détriment de la quête de liberté, d’égalité et de justice par des secteurs populaires.
La tradition politique des mouvements étudiants haïtiens veut qu’ils soient rattachés à des partis ou manipulés par des politiciens. L’ « appendicisme » et le paternalisme doivent être combattus tant en théorie qu’en pratique. La construction de pouvoir dans la réalisation de projets sociaux, guiderait les nouvelles actions des étudiants et infléchirait leurs comportements. La participation politique et l’autonomie de pensée caractériseraient leur pratique de gestion des inter-actions internes. Ils devraient résister et s’opposer à toute tentative d cooptation ou de manipulation politicienne. Leur lutte serait une longue quête d’alternatives à la domination, à l’exploitation et à l’aliénation. En ce sens, le Mouvement Etudiant du 5 décembre aurait intérêt à agir comme mouvement socio-politique autonome, libre et ouvert. Son projet serait de contribuer à la réalisation de l’unité dialectique dans l’organisation de la vie et du travail, comme possibilité de lutte contre la mondialisation du capital. Ses luttes revendicatives directes formeraient les médiations nécessaires à la mise en branle de ce processus.
Jn Anil Louis-Juste
28-02-04
[1] Cet article a été écrit avant le départ du président Aristide.
[2] Ce Groupe avait tenté d’organiser un Rassemblement au Champ de Mars, le 14 novembre 2003 pour proposer sa version de cohabitation politique avec Lavalas. Il voulait occuper le poste de Premier Ministre en échange d’une légitimité politique au Président de la République. Le pouvoir préférait ordonner la dispersion du meeting politique de l’Opposition.
[3] Il y a lieu de noter l’absence de revendications sociales dans l’animation de la marche, et ceci, durant tout le parcours.
[4] La barbarie lavalassienne n’est pas endogène ; l’orientation néo-libérale de l’économie nationale reste le plus grand incubateur de cette pratique.
[5] Sur les ondes de Radio Signal FM (2 mars 2004), Guy Philippe a déclaré : « un émissaire m’a parlé au téléphone. Le message, c’est que nous ne devons pas entrer à Port-au-Prince pour éviter un bain de sang. On cherche un règlement pacifique de la crise ». Par contre, il n’a révélé ni l’identité ni la nationalité de cet émissaire, prétextant qu’il n’est pas opportun. Alors se pose la question : pourquoi a-t-il jugé de ne pas dire toute la vérité, tandis qu’il prétend travailler sous les ordres du peuple.