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Haiti : Pour que 2012 déclenche la modernisation du pays

Par Leslie Péan

Soumis à AlterPresse le 30 décembre 2011

Les élections visant à renouveler le tiers du Sénat en 2012 risquent de placer Haïti dans une zone de turbulences et de compromettre le climat de détente nécessaire à la reconstruction des infrastructures et à la refondation de l’État haïtien. Les actifs nationaux ont déjà été si fortement dépréciés et dévalorisés au cours des 50 dernières années qu’ils imposent maintenant un appel à la raison. Les réflexions qui suivent ont pour seul but d’essayer de maintenir la marge de rêve qu’Haïti ne cessera de symboliser dans la conscience universelle. Puissent-elles contribuer à arrêter les larmes qui obstruent la vision des acteurs.

Un temps de complexité

Les protagonistes d’aujourd’hui ont beaucoup à apprendre des luttes d’hier pour pouvoir mieux gérer les inévitables conflits naissant des alliances de classes avant qu’elles ne dégénèrent en des luttes intestines déstabilisatrices aboutissant à la défaite de tous.

Les conditions qui ont conduit à l’indépendance d’Haïti ont pesé lourdement sur l’organisation du nouvel État. L’historiographie haïtienne a surtout retenu la guerre de l’indépendance contre la France qui voulait réimposer l’esclavage avec Bonaparte. Ce qui semble échapper à la réflexion et à l’analyse, c’est la vitesse du processus de cette guerre (1802-1803), l’impréparation des protagonistes haïtiens à la gestion du nouvel État et la complexité de la gestion de l’alliance de classes qui a permis la victoire sur les troupes françaises.

En effet, après la guerre du Sud de 1799, Toussaint Louverture et ses lieutenants ne s’attendaient pas à la signature de la paix d’Amiens du 1er octobre 1801 et au retour des dirigeants des anciens libres avec à leur tête Alexandre Pétion en février 1802. La capture de Toussaint Louverture en juin 1802 va tout changer. Les aïeux ont vite compris qu’il ne leur restait, en dehors de l’indispensable union entre anciens et nouveaux libres, aucune alternative susceptible d’empêcher le rétablissement de l’esclavage. Aiguillonnés par les masses de cultivateurs regroupés autour de Lamour Dérance, Petit Noël Prieur, Cacapoule, Sans-Souci, Jasmin, Macaya, Sylla, Jacques Tellier, Hyacinthe, Vamalheureux, Romaine La Prophétesse, Mavougou, les aïeux nous ont donné l’indépendance, tout en essayant de sauvegarder leur pouvoir de commandement menacé par ces chefs de bande qui ne pactisèrent jamais avec les troupes coloniales françaises.

Pour affronter les troupes de Leclerc, il fallait s’accorder sur une stratégie d’alliances avec un commandement unique. Pour surmonter la déconvenue provoquée par la perte de Toussaint Louverture, les généraux anciens libres Clerveaux, Pétion, Bazelais, Geffrard se concertent et évaluent leurs atouts. Tout en reconnaissant les limites de Dessalines, ils décident d’un commun accord avec Christophe d’offrir le commandement de l’armée indigène à ce dernier. Les anciens libres (Christophe inclus) sont le cerveau de la lutte pour l’indépendance. Mais ils ne peuvent pas y arriver seuls. Ils ont besoin du bras armé des 450 000 nouveaux libres, anciens esclaves, pour vaincre les Français, mais aussi pour organiser le nouvel État. Ce n’est pas trop de rappeler que des 36 signataires de l’Acte de l’Indépendance dans la ville des Gonaïves, le ler janvier l804, 24 étaient des mulâtres ou gens de couleur, 11, des Noirs et le dernier un Blanc.

Toute la complexité de la situation haïtienne, de ces temps originels jusqu’à nos jours, réside dans l’incapacité des uns et des autres de rentabiliser leur participation dans cette entreprise qui a créé Haïti. Avec Dessalines, les nouveaux libres majoritaires dans la population en général ont revendiqué l’accès à la propriété dans un combat qui a fini par ruiner la ressource principale de la terre à la base de la richesse de la colonie de Saint- Domingue. Le refus de taxation du capital terrien est manifeste tant les propriétaires terriens (anciens et nouveaux libres) se donnent d’avantages fiscaux au détriment de l’État. Quant aux anciens libres signataires majoritairement de l’acte de l’indépendance de 1804, ils ont versé dans la contrebande avec les marchands étrangers, américains surtout, contrôlant le commerce extérieur. Cette alliance génératrice de malheurs a non seulement abouti à l’assassinat de Dessalines le 17 octobre 1806, mais a surtout jeté les bases de l’État marron, c’est-à-dire d’un État ne disposant pas de l’impôt et des ressources fiscales nécessaires pour assurer son propre fonctionnement. Si la déclaration de Dessalines « Et les pauvres Noirs dont les pères sont en Afrique, ils n’auront donc rien » à contribué à jeter une chape d’inquiétude sur les anciens libres, ses actions vont compliquer une situation déjà explosive en ne laissant aucune possibilité d’une détente significative.

De Vastey et « Le système colonial dévoilé »

Loin de résoudre les épineux problèmes du despotisme, le parricide de Dessalines, qui fait encore l’objet de versions divergentes, ouvre un nouveau cycle de malheurs. Le nouvel État est ébranlé par un remède pire que le mal, car les meurtriers ont depuis retourné l’arme du crime contre eux-mêmes. Pour avoir une idée de la complexité de la malfaisance qui assaille Haïti dès son origine, il suffit de se rappeler que le parricide a été avalisé par le fils et le gendre de l’empereur, L. Dessalines et Cincinnatus Leconte père, tous deux signataires de la Constitution du 27 décembre 1806.

Dans les décennies suivantes, les démons de cette malfaisance associés aux agioteurs confisqueront les finances publiques au détriment de l’intérêt général. Les mécanismes de coordination et de gestion du pouvoir ont brisé l’approche en unisson qui a permis 1804. La « solidarité stratégique » des élites était rompue. Les reproches de pouvoir absolu adressés à Dessalines par ses assassins ne sauraient être rejetés du revers de la main. De tout temps et en tout lieu, l’absolutisme a engendré la conspiration comme seul moyen d’éliminer le tyran. La concentration en une seule et même personne des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire n’est pas l’esprit du temps qui a vu les révolutions américaine de 1776 et française de 1789 instaurer la république et envoyer un roi à l’échafaud. Les pratiques politiques qui se greffent sur ces actions d’arrière-garde sont en contradiction flagrante avec la modernité dans ce qu’elle charrie de plus noble.
Les luttes pour le pouvoir entre anciens et nouveaux libres donnent lieu à des alliances qui cassent les clivages de couleurs savamment entretenus par le racisme colonial. Les mulâtres Prévost, Prézeau, Hugonin, Dupuy, De Vastey rejoignent Christophe dans le Nord et l’Artibonite, tandis que les Noirs, Guillaume Manigat, Faustin Soulouque, Linstant de Pradines et d’autres sont avec Pétion dans l’Ouest et le Sud. Il importe de remarquer que l’avancée fondamentale pour une politique d’intégration sociale est mise en avant par De Vastey qui ne s’arrête pas de penser les blocages au développement d’Haïti. S’identifiant à l’Afrique, De Vastey met le doigt dans la plaie en s’attaquant à la culture coloniale incrustée dans nos têtes. Pour lui, cette culture coloniale est le plus grand mal qui nous terrasse et elle entrave toute émancipation. Tout en observant le devoir de réserve qui lui est imposé par ses responsabilités politiques, De Vastey met en avant la connaissance et réfléchit à la condition haïtienne dans un environnement dominé par le racisme blanc anti-noir. Son ouvrage « Le système colonial dévoilé » publié en 1814 représente la première manifestation de la négritude, à ne pas confondre avec le noirisme mystificateur des aigris et autres abrutis de la scène politique. Et encore moins avec le mulâtrisme imbécile des dégénérés.

Un peu d’infidélité pour rester fidèle

Il importe d’évoquer la psychologie des profondeurs pour tenter de comprendre le refus de déterminer pourquoi Haïti a pris l’option la plus mauvaise à partir de 1804. Pourquoi l’alliance de classes qui a donné l’indépendance s’est transformée en une lutte de classes destructrice des choses et des hommes ? Pourquoi la réponse des aïeux n’a pas été viable ? Pourquoi Haïti n’a jamais pu retrouver la compétitivité de Saint-Domingue qui produisait une richesse supérieure à celle de ces treize colonies devenues les États Unis d’Amérique ? La réflexion sur ces questions aujourd’hui en décembre 2011 doit aider à comprendre pourquoi et comment Haïti est devenue le paria de la communauté internationale. La prescience des gouvernants d’aujourd’hui se nourrit-elle de l’expérience de Toussaint Louverture avec les Américains, de Dessalines et Pétion avec les Latino-Américains, de Christophe avec les Anglais ?

La combativité des aïeux est indéniable et leur faire un peu d’infidélité en critiquant leurs pratiques ne peut qu’aider à assurer notre fidélité à leur projet d’indépendance. Avaient-ils bien compris leur place dans le monde ? Mais surtout avaient-ils compris leur place chez eux parmi les va-nu-pieds avec qui ils avaient gagné la guerre de l’indépendance ? La politique d’exclusion des masses de cultivateurs et des paysans des centres de décision de l’État aura des conséquences graves. Elle installera la méfiance au cœur de l’État en empêchant toute remise en forme de l’économie ravagée par une décennie de soulèvements commencée avec la révolte générale des esclaves de 1791 pour aboutir à la guerre de l’indépendance.

Si notre société n’arrive pas à trouver un consensus, c’est parce que la confiance n’existe pas. C’est aussi la cause de notre insolvabilité financière. La vérité brutale est que le blocus de la communauté internationale sur Haïti a engendré, au niveau du pouvoir politique, une forme perverse de protectionnisme dont les conséquences négatives ont pris la forme d’une spirale descendante que les occupations à répétition du XXe siècle n’ont pu arrêter.
La légitimité des élites dirigeant l’État se heurte non seulement au refus des cultivateurs de payer l’impôt, mais aussi aux clans des propriétaires terriens qui refusent de contribuer à combler le déficit structurel des finances publiques. Face aux soulèvements et jacqueries des cultivateurs depuis le gouvernement de Dessalines, les expédients fiscaux des emprunts auprès des négociants seront mis à profit pour tenter de trouver une solution à la crise budgétaire de l’État. Au fait, les aïeux aux prises avec le colonialisme en transformation dans la colonialité n’ont pas compris que la meilleure solution pour négocier avec les puissances extérieures était de se souder aux masses populaires et aux cultivateurs au lieu de rechercher l’amitié de leurs anciens maîtres. Ils ont surestimé leurs chances de succès face au système colonial qui prend mille et un détours avant de revenir à lui-même pour se déployer. Dans la bonne tradition de la politique de la Restauration, qui voulait faire d’Haïti « une province de la France rapportant beaucoup mais ne coûtant rien » [1]. Le recours aux anciens maîtres est ainsi devenu le protectionnisme politique qui assure le maintien des privilèges des élites des anciens libres ou leur ouverture aux élites des nouveaux libres. Ce n’est donc pas de la déveine si, dans les deux cas, les échecs ont été chaque fois aux grands rendez-vous de notre histoire

Prévenir un nouveau désastre

Pour que 2012 déclenche la modernisation du pays, il importe de se remémorer l’expérience de nos aïeux en comprenant bien ce qui l’a fait dérailler. Si l’environnement international marqué par la crainte d’un retour des Français a pesé lourd dans le comportement des élites, ces dernières au lieu de se jeter dans le « deux jours à vivre » auraient pu faire un autre choix en se soudant aux masses de va-nu-pieds pour préparer leur riposte à ce retour des colons qui les hantait. C’est dans cet esprit que Boyer consentira à indemniser la France en 1825 et à acheter en quelque sorte notre indépendance. En préférant chercher leur légitimité chez leurs anciens maîtres, les élites haïtiennes de toutes les couleurs ont créé une situation permanente de désenchantement en instituant l’autoritarisme et la dictature, qui perdurent depuis lors. La politique d’exclusion de la majorité de la population et l’encouragement de l’ignorance ont contribué à continuer la colonialité sous le couvert de cette modernité qu’a symbolisée 1804. La profondeur historique oblige de reconnaître ces contraintes au changement, en intégrant, une fois pour toutes, tous les Haïtiens dans la conduite des affaires nationales.

Il importe de tout faire pour prévenir un nouveau désastre en Haïti. Depuis 1986, le mouvement démocratique connaît des accélérations, des coups de freins, des ruptures et des précipitations. Des mouvements politiques de fortune naissent et disparaissent, s’effondrent avec des Père Lebrun avant de se reconstituer plus loin. Mais par delà les rebondissements qui font frôler la catastrophe, les ambitions politiques de tous les secteurs de la population sont légitimes. Toutefois, au vu des enjeux de la refondation, n’est-ce pas le moment de faire l’économie des luttes de pouvoir. Et de privilégier l’économie par rapport aux luttes de pouvoir ? Pour trouver une sortie équitable à un pays enfoncé dans l’ignorance en évitant les écueils de la culture du pouvoir colonial et de ses relais que sont l’élitisme et le mépris. Un ordre fondamentalement injuste auquel les masses haïtiennes affichent une résistance depuis 1804 et qu’il ne s’agit pas de réformer mais plutôt de renverser.


[1Benoit Joachim, « Commerce et Décolonisation : l’expérience franco-haïtienne au XIXe siècle », Annales, volume 27, numéro 6, Paris, France, 1972, p. 1499.