Par Jean-Marie Raymond NOEL
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Soumis à AlterPresse le 27 décembre 2011
Au cours des dernières semaines, plusieurs articles sur l’enseignement supérieur haïtien en général et l’enseignement public en particulier sont publiés dans les colonnes des quotidiens de la capitale. Les analyses qui y sont faites doivent être placées dans le contexte du processus électoral en cours à l’UEH et de l’inauguration prochaine du campus de Limonade construit et offert par le gouvernement dominicain. Mais leur caractère conjoncturel ne doit pas camoufler l’aspect structurel de ces prises de position, à savoir qu’il faut construire le système de l’enseignement supérieur haïtien (SESH).
Ce texte vise à apporter une certaine contribution à la construction de ce système, en faisant une projection sur quelques éléments supposés. Les considérations porteront sur la structure du système de l’enseignement supérieur haïtien, le rôle de l’UEH et des institutions d’enseignement supérieur privées (IES), et la gouvernance globale du système. Quelques recommandations seront faites en fin de texte sous la forme de chantiers à mener dans cette perspective.
Structure du Système de l’Enseignement Supérieur Haïtien (SESH)
Peut-on véritablement parler de système d’enseignement supérieur en Haïti ? Y en a-t-il jamais eu ? Y en a-t-il ? Tout analyste objectif ne devrait pas avoir de mal à répondre par la négative. De l’indépendance à nos jours en effet, l’Etat haïtien ne s’est pas préoccupé de mettre en place un tel système. Après les tentatives avortées du royaume de Christophe vers 1815, il a fallu attendre le milieu du XIXème siècle pour voir les traces palpables de l’université haïtienne avec l’inauguration à Port-au-Prince par Elie Dubois en avril 1860 du premier établissement public d’enseignement supérieur, l’Ecole de Droit. D’autres institutions ont suivi, dont l’Ecole de Médecine, l’Ecole des Sciences Appliquées, la Faculté d’Agronomie et de Médecine Vétérinaire sous l’occupation américaine. Le décret du 27 décembre 1944 créant l’Université d’Haïti s’est contenté de réunir et d’intégrer les institutions existantes sans vision d’ensemble. Il sera abrogé par le décret du 16 décembre 1960 instituant l’Université d’Etat d’Haïti, dont la finalité était davantage le contrôle politique de l’institution universitaire après la grève des étudiants au cours de la même année. Les constitutions de 1983 et de 1987 consacrent l’indépendance de l’Université d’Etat d’Haïti sans en définir le contenu. Dans ce flou structurel et juridico-légal, des initiatives sont prises, des institutions sont créées au gré des individus et des opportunités, en dehors de toute vision de société. Cela conduit à un patchwork qui s’est amplifié à partir des années 1980. C’est ce patchwork aux multiples contours qui par défaut fait office de système d’enseignement supérieur haïtien.
Il est aujourd’hui difficile à quiconque de dire précisément les éléments constitutifs de ce système. Les dernières estimations font état d’environ 200 institutions d’enseignement supérieur dans le pays, dont à peine 25% ont l’accréditation nécessaire de la part du MENFP pour délivrer des diplômes.
Cette explosion de l’offre soulève de nombreuses questions sur la qualité des enseignements dispensés, la valeur réelle des diplômes délivrés, le niveau académique des enseignants, la disponibilité des structures pédagogiques d’appui, les modalités d’accès, les coûts sociaux et les vrais bénéficiaires de cette démesure, etc.. Mais la question fondamentale reste : y a-t-il un maître (régulateur) à bord ?
Et comme si le désordre n’était pas suffisamment grand, les pouvoirs publics se sont aussi mis de la partie en déployant à la fin des années 90 ce que le ministère de l’Education Nationale appelle les Universités publiques de région.
Le système de l’enseignement supérieur d’Haïti peut alors se résumer à :
l’UEH, regroupant les onze entités de la région métropolitaine et sept facultés et écoles de droit, gestion et/ou économie en province (Cap, Cayes, Port-de-Paix, Jacmel, Gonaïves, Fort-Liberté, Hinche) ;
quelques institutions publiques d’enseignement supérieur (Ecole Nationale des Infirmières, CTPEA, ENST, ENAF, ENARTS,…) ;
quatre universités publiques de région (Gonaïves, Cap, Cayes et Jacmel) ;
environ 200 institutions d’enseignement supérieur privé ;
pas de centre de recherche ;
la Direction de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique (DESRS) rattachée à la Direction générale du MENFP ;
et tout récemment un Secrétaire d’Etat à l’enseignement supérieur.
Rôle de l’Université d’Etat d’Haïti (UEH) dans le système
Par son histoire, sa couverture géographique, la diversité des programmes de formation offerts, son statut de pourvoyeur de cadres enseignants aux universités privées elles-mêmes, l’Université d’Etat d’Haïti se retrouve au cœur du système de l’enseignement supérieur haïtien. On peut admettre qu’une institution universitaire publique a la même mission que les institutions privées, à savoir la transmission de connaissances, la production de savoirs et le service à la communauté, mais la responsabilité est différente. En Haïti, l’UEH est la première institution ciblée lorsque l’on fait référence au déficit de cadres qualifiés, en quelque domaine considéré. Personne ne se préoccupe de savoir pourquoi telle structure universitaire privée n’offre pas de formation en sciences mathématiques, ou en sciences physiques, ou en sciences humaines et sociales, ou en sciences médicales. Par contre la réduction du quota d’admission dans l’une quelconque des entités de l’UEH suffit à provoquer un tollé au sein de la société.
Ce qui justifie bien le rôle particulier de l’UEH au sein du SESH. La demande sociale en matière d’enseignement supérieur est d’abord son affaire. La variété des programmes de formation est une réponse appropriée à cette demande. Là où des entités privées n’offrent que des formations socialement rentables ou en demande au niveau des entreprises, l’UEH se doit de poursuivre inlassablement sa mission sur une large gamme de formations. Peut-on imaginer que des formations diplômantes en Mathématiques, en Philosophie, en Lettres, en Anthropologie, en Production animale,… ne se donnent qu’à l’UEH ? Plus de 40 spécialités sont ainsi représentées au sein de l’UEH, faisant bien d’elle « le navire amiral du système universitaire haïtien, et à ce titre un partenaire incontournable de toute politique de relève du système éducatif national. »
Par ailleurs, l’UEH rend possible l’application des principes de la gratuité et de l’équité d’accès à l’enseignement supérieur. Ces préoccupations majeures qui ont marqué la Conférence mondiale de l’UNESCO sur l’enseignement supérieur (Paris, 1998) ne trouvent leur pleine expression que dans le secteur public, pour lequel le mérite reste le critère d’admission.
La décentralisation de l’enseignement supérieur public passera mieux à travers l’UEH. Mais il faudra à cet effet :
des responsables d’Etat visionnaires et ouverts, qui comprennent la place de l’enseignement supérieur dans la construction du capital humain et du capital technique d’Haïti,
et la révision de la gouvernance de l’UEH, étant donné la nouvelle configuration que prendrait alors l’UEH et la nécessité de redéfinir les rapports Etat-UEH.
Là où la tâche sera plus délicate, c’est dans le nouveau design de la relation de l’UEH avec l’Etat. Celle –là est aujourd’hui tacite : pas de projet d’université, pas de contrat-plan, pas de rapport d’efficacité, pas de sollicitation de rapports non plus, pas d’indicateurs de performance, bref pas de mécanisme de suivi. Le seul instrument de liaison reste le budget ou plutôt le montant des crédits alloués. Dans la réalité, ces crédits sont octroyés en dehors de toute prise en compte des besoins formellement exprimés par l’Université, qui est pourtant la référence de l’Etat en matière d’enseignement supérieur. L’Etat et l’UEH doivent s’engager résolument dans une relation plus harmonieuse et plus efficace centrée sur le sens de la responsabilité réciproque. La redéfinition de cette relation donnera lieu à certaines dispositions spécifiques prises de manière concertée, dont par exemple le service social obligatoire.
Les bénéfices, dont l’Etat peut tirer, sont énormes. Assistance technique aux collectivités territoriales, disponibilité de personnel enseignant de qualité dans les coins les plus reculés du pays, meilleure intégration sociale, renforcement de la formation civique des jeunes, en sont quelques exemples, moyennant l’adoption d’un train de mesures propres à améliorer les conditions d’accueil sur le terrain.
Rôle des Institutions d’Enseignement Supérieur Privées (IES) dans le système
Alors que la demande d’admission à l’Université n’a pas cessé d’augmenter, les capacités d’accueil de l’UEH n’ont pas suivi. Certaines de ses entités ont aménagé plusieurs vacations, d’autres ont revu à la hausse le quota d’admission. C’est ainsi que les effectifs étudiants de l’UEH sont passés de 3309 en 1976, 4701 en 1985-1986, 10423 en 1993-1994 à plus de 22000 en 2010-2011. Ces réponses pourtant significatives (taux d’amission multiplié par 5 en 25 ans) sont restées très en-dessous des besoins effectifs. L’UEH ne peut absorber que plus ou moins 10% du nombre des bacheliers issus du secondaire. Il s’ensuit un développement exponentiel d’institutions et de l’effectif étudiant dans le supérieur privé au cours des trois dernières décennies. D’à peine 25% au début des années 80, celui-là atteint aujourd’hui plus de 60%. Autant dire que les pressions seraient très fortes sur l’UEH, sur les gouvernements, sans l’absorption par les institutions privées de cette forte partie de la demande. Il est donc juste de considérer le secteur privé de l’enseignement supérieur haïtien comme « un canal qui permet dans une certaine mesure de démocratiser la formation supérieure en Haïti en ouvrant donc la porte de l’enseignement supérieur, même de médiocre qualité parfois, à des couches sociales tenues à l’écart dans l’ancien système, faute de places pour tout le monde. »
Par ailleurs, la présence d’IES de qualité vient créer un effet d’entrainement positif dans le système qui ne peut faire que du bien au pays. La compétition sur l’excellence académique, sur la qualité des travaux de recherche, sur la performance des étudiants diplômés sur le marché du travail est possible et devrait même être encouragée à travers des concours, des projets mixtes, des accords de coopération, etc…
Par leur structure de gestion plus flexible, leur plus grande marge d’action, les institutions privées arrivent plus facilement à monter des partenariats avec le secteur privé des affaires. Ce faisant, elles aident à intéresser ces acteurs à la problématique de l’enseignement supérieur et à atténuer les résistances traditionnelles au rapprochement de l’Universite et de l’Entreprise. C’est tout le SESH qui tirera profit du renforcement subséquent de la collaboration entre ces deux mondes.
La présence des IES privées vient aussi mettre en relief certains défis auxquels fait face l’enseignement supérieur haïtien en général, que l’UEH à elle seule ne permettrait pas d’en prendre la vraie dimension. Parmi ces contraintes, exacerbées par la multiplication des structures d’offre privées, on peut citer : le déficit d’enseignants, l’insuffisance des structures pédagogiques d’appui, l’inadéquation du niveau de l’enseignement secondaire, l’absence de régulation du système.
Autant que les structures publiques, les IES privées contribuent à l’augmentation du capital humain et du capital technique du pays. Il ne s’agit pas de les marginaliser, encore moins de les ignorer. L’Etat gagnerait à engager de meilleurs rapports avec elles, à travers des contrats-plans établis exclusivement sur la base de critères d’excellence.
Gouvernance du Système d’Enseignement Supérieur Haïtien (SESH)
L’évolution de l’enseignement supérieur en Haïti au cours des dernières décennies dénote clairement que celui-là n’est pas géré. Depuis la promulgation de la Constitution de 1987, « aucun des projets de loi proposés n’a abouti, soit par manque de conviction de la part des autorités gouvernementales, soit en raison de crises politiques », soit par manque de transparence, même si les slogans Réforme de l’enseignement supérieur, Réforme de l’UEH sont régulièrement brandis.
Toutefois, l’UEH est la seule entité universitaire du système qui peut se prévaloir de dispositions réglementaires connues de tout le monde. Avec la caducité de la loi de 1960, des dispositions transitoires ont été adoptées en 1997, établissant l’organisation et le fonctionnement de l’UEH. Pour le reste du système, l’opacité est globalement la règle. Qui peut dire comment sont désignés les recteurs, les doyens, les professeurs des IES privées ? Comment les programmes s’établissent-ils ? Qui décide du niveau des charges à supporter par les étudiants ou les familles ? Comment ces frais sont-ils déterminés ? Quels sont les critères d’admission des étudiants ? Autant d’éléments qui restent à la seule discrétion de ces IES. Dans ces conditions, la mise en œuvre de certaines politiques ou initiatives doit tenir compte du fait que les divers acteurs du système ne sont pas sur la même ligne de départ. Sinon, le risque est grand que les résultats soient mitigés ou que les actions engagées produisent des contre-effets.
Ainsi, depuis que la Constitution de 1987 fait de l’UEH une institution indépendante et consacre son autonomie, les gouvernements successifs ont dans l’ensemble choisi d’ignorer l’enseignement supérieur en général et l’UEH en particulier. Avec la complicité d’acteurs intéressés, ils ont parfois aménagé des intrusions au sein des facultés et du rectorat, et souvent entretenu des crises de déstabilisation institutionnelle. Le statut d’auxiliaire de l’Etat attribué à l’UEH dans l’octroi des licences de fonctionnement aux IES privées est mal vécu par les IES privées et par le Ministère de l’Education Nationale lui-même, au point que l’UEH n’a pas pu véritablement jouer ce rôle. Ils ne sont pas arrivés à dégager cet espace mutuel de collaboration.
Le ministère a par contre choisi de créer en son sein en 1997-1998 la Direction de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique (DESRS), pour l’appuyer dans sa mission de veille du système, de promotion de l’enseignement supérieur, et de développement de la recherche scientifique. Dans les faits, la DESRS n’a jamais bénéficié de moyens suffisants pour bien remplir sa mission. Les fonds publics alloués à la DESRS en 2006-2007 représentaient 0,067% du budget global du pays. Il s’ensuit que son action sur le terrain est très faible et qu’elle n’a même pas su contrôler l’explosion des IES privées, dont le nombre est passé d’une cinquantaine en 1993-1994 à environ 200 aujourd’hui.
L’approche de décentralisation de l’enseignement supérieur public est une bonne chose en soi. Elle répond au souci de garantir une même qualité de formation aux jeunes en quelque point du territoire qu’ils se trouvent. Malheureusement, il apparaît qu’elle a plutôt été conçue à des fins de marginalisation de l’Université publique historique, et de contrôle direct du gouvernement sur un pan de l’enseignement supérieur public. Les crédits alloués aux universités publiques de région – 12 millions de gourdes - sont très en-deçà de ce qu’elles seraient en droit d’attendre. Aujourd’hui que les frontières physiques sont tombées en matière d’emploi, l’insignifiance des ressources allouées traduit clairement que le déploiement de ces universités publiques poursuit d’autres objectifs que ceux d’offrir à nos jeunes une formation supérieure de qualité, qui leur rendrait plus compétitifs sur les marchés du travail. De toute évidence, le projet n’est pas de permettre au pays de se prendre progressivement en charge. Comment mener des activités de recherche et développer l’expertise locale avec de tels niveaux de subvention ? Une autre conséquence de cette situation, et pas des moindres, est que ces universités publiques vont à terme se démarquer du principe de la gratuité.
Compte tenu de l’insuffisance des ressources humaines et financières, cette concurrence (d’aucuns diront compétition) engendrée au sein de l’enseignement supérieur public est contre-productive. Même le déficit de gouvernance de l’UEH ne justifie pas un tel choix, d’autant plus que le ministère de l’Education Nationale a déjà bien du mal à gérer les niveaux inférieurs du système éducatif. L’association à l’UEH des universités publiques en région va permettre des économies d’échelle grâce aux possibilités d’exploitation commune de pools de ressources enseignantes et matérielles. Les nouvelles technologies de communication peuvent être valablement mises à profit à cette fin. Les modèles d’universités multi-campus existent à travers le monde. Il ne sera pas question de réinventer la roue dans ce cas. La gouvernance de l’UEH passera par la mise en place d’une présidence globale et des rectorats à chacun des campus associés.
Quelques recommandations
L’institution par le gouvernement actuel du poste de Secrétaire d’Etat à l’Enseignement Supérieur va dans le sens du renforcement de la gouvernance du secteur. Si le poste est bien entretenu et sa dimension bien prise, il n’y a pas de doute que cela va grandement contribuer à la régulation du SESH. Il faudra en particulier que le Secrétaire d’Etat prenne de la hauteur par rapport aux intérêts mesquins pour espérer se colleter avec succès aux défis posés par l’enseignement supérieur en Haïti. Il devra davantage s’appuyer sur des structures neutres comme la conférence des recteurs et présidents des IES récemment créé, dans la mise en œuvre des grands chantiers suivants :
la définition concertée d’une politique d’enseignement supérieur ;
la loi-cadre sur l’enseignement supérieur en Haïti ;
la loi sur l’autonomie de l’UEH ;
le relèvement des niveaux de diplomation ;
la dynamisation de la recherche ;
la décentralisation du système d’enseignement supérieur ;
l’élargissement de l’accès ;
la définition et l’amélioration des conditions de l’étudiant ;
la définition et l’amélioration des conditions de l’enseignant ;
la coopération universitaire ;
le renforcement des liens entre les IES privées et publiques.
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Bibliographie
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2. BRUTUS, E., Instruction publique en Haïti (1492-1945), 1e Ed. 1948, Port-au-Prince
3. CEPG-UEH, Nos tentative de dialogue, 1995, Port-au-Prince
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6. NOEL, R., Coopération à l’UEH : Etat des lieux et perspectives, 2011, Port-au-Prince
7. PAQUIOT, P., L’Université d’Etat d’Haïti à l’aube du 21e siècle, 2002, Port-au-Prince
8. UNESCO, L’enseignement supérieur au XXIe siècle : Vision et actions, 1998, Paris
[1] Professeur, Ex-membre Conseil de Direction Faculté des Sciences
Université d’Etat d’Haïti
raymond.noel@ueh.edu.ht