Par Christiane TAUBIRA, Députée de Guyane
Soumis à AlterPresse le 3 mars 2004
Alea jacta est, les dés sont jetés, disait-on en latin. Ils continuent de rouler, et parfois même gémissent pourrait-on conclure en créole haïtien. Ainsi, il s’en est allé. Laissant derrière lui le feu qui ravage sans purifier, la force qui opprime sans protéger, le fer qui tranche sans amarrer, le chaos qui engloutit la liberté autant que l’espérance.
Aristide était-il un dictateur ou un apprenti sorcier ? Que valent les nuances lorsqu’elles se paient en centaines de vies humaines ? Et les massacres civils ne sont-ils pas une fâcheuse mais tenace habitude en ces contrées insolites, où les croyances animistes intoxiquent les religions révélées, où l’on se défroque comme d’autres se déchaussent, où le désordre escorte toujours le départ, volontaire ou contraint, du maître blanc ? Et Haïti n’est-elle pas que caricature de cette propension des anciens opprimés, esclaves ou colonisés, à démontrer, comme l’assurait le grand Hegel, que « tout en eux n’est que sauvagerie » ? Ils n’ont pas d’âme, pensaient les prêtres européens d’alors. L’âme n’étant plus guère de mise, disons qu’ils n’ont ni civilité ni salut. Ils n’ont même plus besoin d’ennemi extérieur, déguisé ou non en conquistadors, en évangélisateurs, en missions d’observation, en inspecteurs ou même en forces de pacification. Ils font tout tous seuls et dépriment tout le monde, ceux qui les méprisent autant que ceux qui les admirent.
Haïti ne se laisse apprivoiser que sur un ton grave, et s’il est décoré de cette dérision qui préserve et sauve du désespoir.
Je scrute et je décrypte Haïti depuis cette terre de Guyane où mes ancêtres historiques sont encore obstinément et physiquement autant que symboliquement présents : les Amérindiens réchappés du génocide des conquêtes coloniales, les Africains ayant conservé, par les Bushinengue, mémoire et modes de vie, les Européens qui ont sué la souffrance, les Asiatiques de la Chine et de l’Inde venus entrelacer leurs cultures lointaines, les Caribéens qui ont su reprendre possession de l’espace des Amériques.
Mais je l’embrasse aussi en nomade. Depuis le temps que je parcours la planète, chaque fois submergée du bonheur de me retrouver dans l’autre et d’éveiller l’autre en moi, je ne connais pas de joie comparable au contentement voluptueux que procure la traversée des frontières géoculturelles, l’enjambement des barrières linguistiques, philosophiques, oniriques. Et dans cette communion laïque et païenne, Haïti m’a offert plus que je ne saurai jamais rendre.
Interrogeant l’histoire et l’actualité, que n’éprouve-t-on la nécessité morale, l’ardeur politique, l’injonction humaine, pas humanitaire, humaine, non en charité mais à pied d’égalité, d’exprimer notre solidarité, et osons-le, la vivacité de nos blessures communes.
Il reste encore à enseigner au monde, à l’Europe et à la France la grandeur et la splendeur d’Haïti, sa gigantesque face lumineuse, puisque sont déjà si bien connus ses turpitudes, sa fange et ses tourments. D’abord en rappelant aux experts en droits de l’homme qu’ils eurent bien peu d’égards envers les Résistants de toutes les époques, de Jean Price-Mars à Jean Dominique. Que leur voix n’émit même pas un souffle lorsque le parlement fut démantelé. Qu’ils ne virent que faits divers ou statistiques dans les disparitions d’Etudiants, ces alevins de l’intelligentsia et de l’élite mondiale. Que les haussements d’épaules désabusés qui accompagnent l’escalade hystérique de la violence et de sa mise en scène révèlent un préjugé ethnique et condamnent ceux qui luttent sur place, marronnent à l’intérieur, dans ce pays dont l’Europe a tendance à croire qu’il n’a produit que d’excellents écrivains en exil, des peintres dits naïfs et d’énigmatiques zombies.
Rappelons, de tout ce que nous avons sous la main, que la première Constitution d’Haïti faisait acte tangible de fraternité en accordant liberté et nationalité à toute personne foulant le sol de cette terre débarrassée de l’esclavage, non par la grâce d’un décret magnanime mais par une insurrection populaire victorieuse.
Haïti a apporté sa part au monde. A ses civilisations, à sa conscience, à sa mémoire. Elle a donné corps à la citoyenneté en faisant vivre une déclaration universelle des droits de l’homme qui avait oublié et les esclaves et les femmes. Elle a traduit en actes ce commandement du Colonel Delgrès de Guadeloupe : « la résistance à l’oppression est un droit naturel ». Ils sont encore des milliers, lucides et résolus, arrimés à cette terre embrasée, des milliers de fils et de filles d’Haïti, à croire que l’éducation est le ferment de la liberté, à élever la voix du courage, de la dignité et de la générosité parfois candide, à puiser d’abord en eux-mêmes les forces et les semences de l’avenir. Décidément, ces enfants d’Haïti ne cessent de donner au monde des leçons de superbe au cœur des évènements les plus tragiques.
Le courage politique, aujourd’hui, le courage moral, ne consistent pas à se draper dans son indignation en se bouchant le nez, ni même à étaler déluge de bons sentiments. Les développements et les conclusions du rapport Debray ne suffisent pas. Leur condescendance est mal venue. Le courage et la justice exigent que soit pris acte des méfaits des règles hypocrites de la diplomatie qui, si longtemps, s’est agenouillée devant des souverainetés abusives et assassines. Que soient récusées les règles cyniques de la réalpolitik. Que les autorités françaises, parmi d’autres et peut-être avant d’autres, renoncent aux calculs et aux arrière-pensée, osent s’adresser au peuple haïtien, tout en protégeant ceux qui affrontent les abus des pouvoirs constitués ou usurpés. Par le verbe, par le geste, par l’action, porter assistance et solidarité à ceux qui ont le courage de se battre sur place, se dressent et se redressent, et offrent une nouvelle fois au monde la preuve que l’être humain porte en lui une vaillance en granit que même le risque de la mort ne saurait érafler. Que la France et les Etats Unis cessent de jouer aux échecs le sort d’Haïti. Il presse de sortir de l’ambivalence, de mettre fin aux atermoiements, de répudier la pusillanimité, de lever toutes ces ambiguïtés qui, depuis deux siècles, maltraitent une amitié ardente et contrariée. Au nom du peuple français.
Christiane TAUBIRA, Députée de Guyane