Español English French Kwéyol

Haiti « ouverte aux affaires » : Les gagnants et les perdants

Les salaires dans la « nouvelle » Haïti

« Je travaille dans une usine depuis 25 ans et je n’ai toujours pas ma propre maison »

Enquête

Premier de sept articles

Dans le cadre du partenariat médiatique « Ayiti Je Kale »*, dont fait partie AlterPresse

P-au-P., 30 nov. 2011 [AlterPresse/Ayiti Je Kale] --- Evelyne Pierre-Paul, âgée de 50 ans, n’est même pas locataire. Avant le séisme du 12 janvier 2010, elle louait, avec ses trois enfants, un deux pièces pour 10 000 gourdes (environ 250 $US) par année. Mais le bâtiment s’est effondré pendant le séisme. Vingt-deux mois plus tard, ils vivent toujours sous une tente, dans l’un des sordides camps de déplacés de la capitale.

Cependant, le salaire moyen quotidien de Pierre-Paul est plus élevé que le maigre salaire minimum haïtien. Elle gagne environ 225 gourdes ou 4,69 $US par jour. Mais ça ne couvre pas la moitié de ce qu’on considère comme les dépenses les plus élémentaires pour une famille. Comme tous les autres travailleurs qu’Ayiti Kale Je (AKJ) a interviewés, seuls certains des enfants de Pierre-Paul vont à l’école et la famille mange rarement de la viande.

L’ouvrière a déclaré à AKJ : « Le jour de la paie, après avoir payé toutes vos dettes, il ne vous reste plus rien ».

Elle coud des vêtements pour One World Apparel, une usine géante appartenant à l’ex-candidat à la présidence Charles H. Baker. Les pièces arrivent hors-taxes, les ouvriers les assemblent, puis les vêtements repartent – chez K-Mart, Wal-Mart et les compagnies d’uniformes. L’usine bénéficie d’un certain nombre d’avantages fiscaux, comme des exemptions sur les taxes salariales et l’élimination de la taxe sur la valeur ajoutée, même s’il ne s’agit pas d’une zone franche, grâce au Code des Investissements promulgué durant le mandat tronqué du Président Jean-Bertrand Aristide.

En ce moment, environ 29 000 travailleurs, dont 65 pourcent de femmes, découpent et assemblent dans les usines haïtiennes des vêtements pour Banana Republic, Gap, Gildain, Levis et d’autres marques biens connues. Or si le gouvernement Michel Martelly, la Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti (CIRH), le Département d’État américain, la Banque Mondiale, George Soros et tous ceux qui sont impliqués dans le processus de la « reconstruction » d’Haïti voient leurs plans se concrétiser, ce seront bientôt 200 000, voire 500 000, ouvriers qui travailleront dans des zones franches et des parcs industriels partout dans le pays.

L’idée n’enchante pas vraiment Pierre-Paul.

Le dos vouté après une longue journée de travail, l’opératrice de machine à coudre rencontre un journaliste dans une « chambre » de sa tente : une table et quelques chaises plaquées contre des murs de toile. Le lit où l’ouvrière et tous ses enfants dorment se trouve dans l’autre « pièce ». Les vêtements sont empilés dans un coin. Pierre-Paul cuisine, beaucoup de spaghettis, sur un feu de charbon à l’extérieur.

« Je ne vois aucun avenir pour mes enfants là-dedans », confie-t-elle.

Le nivellement par le bas

Ce n’est pas surprenant. Avec son salaire, Pierre-Paul a un pouvoir d’achat un tiers moins important qu’il y a 25 ans, à ses débuts en usine. Le salaire minimum est passé de 3 $US par jour en 1982 à 200 gourdes en 2009, qui représenteraient 1,61 $US en 1982. Même en tenant compte de son salaire moyen légèrement plus élevé que le salaire minimum, Pierre-Paul gagne moins que ce qu’elle gagnait en 1982.

Selon une étude approfondie qu’a menée AKJ auprès de huit ouvriers de la capitale et de la plus grande zone franche – le parc CODEVI, une propriété dominicaine sur la frontière de la République Dominicaine – le salaire moyen d’un ouvrier est de 236 gourdes, soit l’équivalent de 2,53 $US en 1982. (Deux propriétaires de manufacture, MM. Baker et Clifford Apaid, ont confirmé ces chiffres.) Selon les statistiques d’AKJ, le salaire annuel moyen d’un travailleur, incluant le traditionnel « treizième mois », reviendrait à environ 153 $ par mois ou 1989 $ par année.

Dans son étude, AKJ a également découvert que le travailleur moyen dépense plus de la moitié de son salaire rien qu’en transport et en repas au travail.

Le transport et le repas représentent seulement une fraction des obligations d’un ouvrier. Par exemple, l’ouvrier moyen interviewé soutient quatre personnes, dont trois sont des enfants. Les frais de scolarité, d’après l’enquête d’AKJ, représentent à eux seuls près de 690 $US.

AKJ ne pouvait vérifier toutes les donnés, mais une récente étude présentait des montants encore plus élevés pour le transport, les frais de scolarité et autres. Selon le Centre de solidarité AFL-CIO, un « salaire mensuel suffisant » pour l’ouvrier d’usine qui soutient une famille de deux enfants devrait se situer autour de 749 $, soit presque cinq fois plus que le salaire moyen actuel de 153 $, pour l’ouvrier d’une usine d’assemblage.

Selon le rapport du Centre de solidarité, en date du 3 mars 2011, « ces chiffres représentent le coût de la vie et servent à calculer un salaire minimum décent qui favoriserait un développement économique viable ».

L’économiste Camille Chalmers a affirmé dans une interview donnée à AKJ que la question salariale est un véritable scandale : « Le salaire a baissé, encore et encore. [Les travailleurs] sont payés en gourdes mais, en fait [parce que presque toute la nourriture est importée en Haïti], ils consomment en dollars ».

Pierre-Paul admet qu’elle sait que son salaire n’est pas suffisant.

« Je n’ai pas le choix », explique-t-elle. « Mes parents ne m’ont pas fait apprendre de métier ; à 25 ans je ne savais rien faire d’autre, je me suis donc résignée à travailler dans une usine ».

Son patron, Charles H. Baker, l’admet, ce salaire n’est pas « supportable » :

« Pour une personne honnête, ce n’est clairement pas suffisant. Si je pouvais donner 1000 gourdes par jour aux travailleurs, je le ferais. Mais les conditions en Haïti ne nous le permettent pas ».

Baker et les autres propriétaires d’usines ont beau prétendre vouloir donner plus que des salaires d’ateliers de misère, mais ils s’opposent à toute augmentation de salaire et toute démarche de syndicalisation au sein de l’industrie depuis les débuts.

Sous le régime Duvalier, à une époque où les salaires étaient en fait plus élevés qu’aujourd’hui, seuls les syndicats approuvés par le dictateur étaient permis. Depuis, les propriétaires ont (jusqu’ici) presque entièrement étouffé toute tentative d’organisation.

Grâce au travail acharné du groupe syndicaliste Batay Ouvriye (lutte ouvrière) et au courage des travailleurs, qui ont perdu leurs emplois, subi des menaces et même de la violence physique, plus de 3000 ouvriers du parc CODEVI, sur la frontière dominicaine, sont maintenant syndiqués. Le syndicat négocie un contrat collectif pour tous les travailleurs.

En septembre, Batay Ouvriye et les ouvriers du textile ont formé un syndicat dans la capitale. Le 15 septembre, les organisateurs ont annoncé la naissance légale du syndicat des ouvriers du textile et de l’habillement (SOTA – Sendika Ouvriye Tekstil ak Abiman). En moins de deux semaines, cinq membres du comité exécutif du SOTA ont été licenciés, dont un de la One World Apparel, de M. Baker.

Yannick Etienne, la porte-parole de Batay Ouvriye, affirme que ces renvois, officiellement « pour violations » de règlements internes, étaient totalement prévisibles. « Quelle coïncidence que cinq membres du comité soient renvoyés une semaine après la création du syndicat », dit-elle. « Ils ont décapité le syndicat ».

À propos de cet incident, Baker dit que son avocat lui déconseille d’émettre des commentaires. Mais selon Batay Ouvriye, les travailleurs ont été licenciés après avoir distribué des dépliants dans la rue, refusé de faire des heures supplémentaires et de prendre d’autres actions totalement garanties par la loi et par le droit positif haïtien.

Le 24 novembre 2011, après une longue investigation, une organisation des Nations Unies a révélé que les licenciements n’ont pas été justes.

« Il existe des preuves solides montrant que les représentants du syndicat SOTA ont été licenciés sur la base de leur appartenance au syndicat », écrit Better Work Haiti. Better Work a recommandé « la réintégration à titre de réparation avec arriéré de paiement » pour les syndicalistes.

Ces licenciements de septembre ne sont que les derniers faits au cours de trois décennies de répression et d’anti-syndicalisme. [akj apr 30/11/2011 23:50]

.......................

* « Ayiti Kale Je » (http://www.ayitikaleje.org/) est une initiative de partenariat médiatique en vue d’assurer des investigations journalistiques sur la reconstruction d’Haïti suite au séisme dévastateur qui a frappé le pays et fait 300.000 morts et autant de blessés.

Le Groupe Médialternatif est un des partenaires de cette initiative, à travers son agence multimédia AlterPresse (http://www.alterpresse.org/), avec la Société d’animation et de communication sociale (Saks - http://www.saks-haiti.org/).

Deux réseaux participent également : le réseau des femmes animatrices des radios communautaires haïtiennes (Refraka) et l’association des médias communautaires haïtiens (Ameka), qui est composé de stations de radios communautaires à travers le pays.