Par Gotson Pierre
Actualisation, 19 nov. 2011, 19 :30
A l’occasion des funérailles de Choiseul Henriquez, Ministre de la Culture et de la Communication, décédé le 11 novembre 2011 sans avoir pris fonction
C’est le samedi 12 novembre 2011, à Fort de France (Martinique), que je suis informé du décès à Ottawa de mon ami et collègue de longue date, Choiseul Henriquez, 51 ans.
Nommé ministre de la culture et de la communication, il n’a pu être installé à cause d’une crise de diabète et d’hypertension qui l’a terrassé en quelques jours.
C’est un confrère qui m’apprend la nouvelle à l’issue d’une intervention que je fais dans le cadre d’un atelier professionnel.
Terrible nouvelle. Je n’en reviens pas. Je ne peux me mettre en tête que mon compagnon des années 80 et 90 disparait de si tôt.
J’en ai les bras cassés. Je reste interloqué et ne sait quoi dire. Quelle parole prononcer quand le temps semble soudain devenir fou, nous forçant à mélanger des images du passé à ceux du présent ?
Depuis les années 2000 je n’ai pas eu l’occasion de fréquenter Choiseul. Quelques échos de ses activités de loin en loin. Je sais qu’il vivait au Canada suite à son expérience en tant que Directeur de communication au palais présidentiel durant le mandat de René Préval (1996-2001).
J’espérais qu’un jour nos chemins se recroiseraient, peut-être pour de nouvelles aventures communes, surfant sur le rêve partagé de démocratisation de la communication.
Mais voilà.
On me dit qu’il évoquait souvent mon nom. Je n’en sais rien. Mes proches témoigneront des mentions répétées que je n’ai jamais cessé de faire à propos de Choiseul à diverses occasions.
Une part de mon expérience professionnelle se détache brusquement
Aujourd’hui c’est une part de mon expérience professionnelle qui se détache brusquement. Des années de collaboration avec ce gentleman passionné, engagé, rigoureux et perfectionniste ne s’oublient pas.
Nous faisons connaissance en 1983 à Radio Port-au-Prince (1380 kHz). C’est l’époque où une nouvelle page se tourne dans la vie de cette station. Nous sommes une jeune équipe, sous la direction de Fred Brutus.
Puis-je me rappeler de tous ceux qui fréquentent à l’époque la station de la rue Oswald Durand, établie dans un local à l’intérieur du stade Sylvio Cator ?
Des noms me reviennent pêle-mêle : Jacques Romulus, Georges Lys Hérard (Mastrer G), Harold Joseph, Dominique, Dérival, Norluck Dorange, André Limontas, Christophe Charles, Fritz Deshommes, Ady Jeangardy, Farah Ménard, Marline Phanord, Renaud Masséna, Clarens Renois, Frédéric Surpris, Fritz Valescot (Pitit-Fèy), Lucien Anduze, Smoye Noisy, Louis-Philippe Dalambert, Lesly Jacques, Georges Jean-Baptiste, Florence Dufort, Richard Thébaud, Ralph Delly, etc.
Parmi mes plus proches : Jacques Romulus et Choiseul Henriquez. Mes complices. Nous partageons aussi bien des soucis professionnels, des préoccupations citoyennes, que celles de jeunes hommes tenaillés par des besoins divers. C’est le moment où le pape Jean Paul II a déjà lancé son célèbre « Il faut que les choses changent ! », dont Master G fera le « sample » d’une de ses chansons au lendemain de 1986.
Les beaux jours de Radio Port-au-Prince
En 1983, ensemble nous nous embarquons dans une expérience qui changera à jamais le visage de la radio en Haiti, malgré le creux connu par ce medium après la grande répression de 1980. Celle-ci met fin à un éclairci de « presse indépendante », avec la fermeture brutale de stations comme Radio Haiti Inter l’emprisonnement et l’expulsion de nombreux journalistes.
Choiseul participe donc pleinement à l’effort de construction d’une radio novatrice, attrayante et utile, malgré des limites imposées par le contexte politique.
C’est en effet Radio Port-au-Prince qui inaugure les grandes matinales sur les ondes haïtiennes. Choiseul et moi (ainsi que d’autres) sommes à l’encrage de 6 :00 à 9 :00 AM. Trois journaux de 15 minutes que je présente à 6 :00, 7 :00 et 8 :00. A la demie, la reprise des titres et le journal sportif présenté par Choiseul. Des parties magazine économique, social, culturel.
Une voix assurée, rodée. Choiseul travaille seul et couvre l’ensemble des informations sportives. Ses « tranches » sont impeccables.
En dehors de la pression de l’heure qui passe toujours trop vite à la salle des nouvelles et au studio, nous apprenons à prendre notre temps. Dans la Mazda de Choiseul, nous arpentons la rue Oswald Durand, la rue Nicolas et le Boulevard Jean Jacques Dessalines. Nous comparons notre performance à celle des autres professionnels des ondes. Nous évoquons nos modèles haïtiens et étrangers. Les noms de Jean Dominique, Marcus Garcia, Bob Lemoine, Philippe Jean-Francois reviennent souvent. Nous sommes nostalgiques de la hardiesse des confrères et consœurs d’avant 1980. Nous apprécions, nous critiquons et nous nous remettons en question.
Choiseul me parle à l’occasion de ses débuts à Radio Indépendance aux Gonaïves (Nord), sa ville natale. C’est là qu’il exerce à la fin des années 70 et collabore en même temps avec des médias de la capitale qui sont dans la mouvance de la « presse indépendante ». Nos conversations portent également sur mes premières armes à Radio Cacique, où j’entre en novembre 1981.
A Radio Port-au-Prince, Choiseul est vite coincé dans le sport. Il ne s’en cache pas. Il fait découvrir de nouvelles dimensions de son professionnalisme et de sa créativité en adaptant chaque dimanche le célèbre magazine Carrefour, de RFI.
Que je vous raconte l’histoire ! Je vais régulièrement chercher des productions audio-visuelles à l’Institut Français d’Haïti. Je ramène des programmes de radio, des chansons, de la poésie et j’en passe. La station accepte l’idée de reprendre le magazine Carrefour, que RFI diffuse sur ondes courtes, peu accessible à la population haïtienne.
Choiseul trouve que la présentation est un peu lointaine. Il propose une adaptation. Explications, renforcement des éléments de contexte… bref, une part de nous-mêmes dans cette émission de la radio française. En réalité Choiseul ne fait que retenir les parties les plus significatives (environ la moitié) de l’émission et s’amuse à y insérer des analyses documentées. C’est à délecter le dimanche matin !
Il faut se rappeler que durant ces années d’avant 1986, toute l’attention est portée sur une certaine information régionale (Amérique Latine) qui aide à faire allusion au contexte de l’autoritarisme en Haiti. La résistance au Chili de Pinochet, l’Argentine des généraux, les péripéties de la révolution sandiniste au Nicaragua, Le combat révolutionnaire au Salvador, la guerilla au Guatemala… Et Carrefour sert alors de prétexte à Choiseul pour tenter de faire avancer les réflexions, contribuer à la marche des idées.
Parallèlement, le type ne perd rien de sa fantaisie. Entre deux inquiétudes, une blague. Un rire parfois hystérique tout comme une humeur imprévisible. « Talè m pa foure yon chèz nan tèt ou ! ».
Cap sur le Cap, cap sur l’action socio-culturelle et politique
Au bout d’un certain temps, en dépit du prestige que lui apportent ses programmes à Radio Port-au-Prince, Choiseul décide de partir. Il me le confie et me demande de garder le secret jusqu’à ce que son plan se réalise. Il m’explique qu’il va continuer son œuvre au Cap-Hatien (capitale du nord), où il accepte de conduire la Mission Alpha(bétisation) de l’Église catholique.
Nous sommes à la veille de la révolte populaire de 1986 et Choiseul se croit plus utile au Cap-Haitien, une des villes où la vapeur monte contre la dictature. Lors de ses brefs passages à la capitale, il me raconte cette expérience excitante. Il rencontre le Père Marcel, qui dirige la radio Ave Maria et retrouve peu à peu sa passion de toujours.
Les mois passent vite. Arrive février 1986. Les temps changent, les pratiques journalistiques aussi. C’est l’explosion de la parole. Haïti reprend la place qu’elle mérite dans les nouvelles. L’esthétique se transforme aussi. Pas toujours en mieux.
Bientôt je laisse Radio Port-au-Prince. Choiseul m’invite quelques fois au Cap Haïtien où il est une vraie vedette. On l’entend à la radio. Sa voix accompagne l’exubérance d’initiatives d’une jeunesse avide d’éducation, de culture, d’action créatrice et de changement. Certains croient même qu’il est du Cap.
Je découvre, grâce à lui, cette ville qui, dans ma tête, a toujours été mythique. Entre promenade sur le Boulevard Carénage et manifestations improvisées que j’observe sur la place d’armes du Cap, je me régale.
Je rentre à Cité Chauvel. Une maison vide que notre présence et les amitiés militantes emplissent aisément. Des cassettes de Manno Charlemagne tournent à n’en plus finir. La belle voix de Choiseul contribue à la promotion de l’artiste dans le Nord. Des exploits avec Manno. Profonde complicité.
Fasciné par la poussée des mouvements révolutionnaires en Amérique Latine, Choiseul croit à la transformation de la société haïtienne et ne doute pas un instant qu’il viendra ce moment où le pays connaitra des jours différents.
En fait, tout doucement Choiseul m’entraine dans son sillage, et le fait d’avoir pris du recul changera définitivement ma perspective.
Je croise des gens qui seront mes collaborateurs durant les 15 prochaines années, avec qui je voudrai refaire le monde. Je m’implique dans l’alphabétisation et l’éducation populaire, apprends le pays de l’intérieur, du nord au sud, de l’est à l’ouest.
Choiseul me présente Anne-Marie Coriolan (décédée tragiquement durant le terrible séisme du 12 janvier 2010) et son compagnon William Thélusmond, ainsi que le Père Frantz Grandoit, directeur de la Mission Alpha… Il me passe des cassettes de conférences du père Jean Marie Vincent.
Ce chemin ouvert m’amènera à tant d’êtres qui compteront dans ma vie et qui peuplent aujourd’hui encore mon existence dans ses recoins les plus intimes.
Aller-retour
Plus tard, nous nous voyons moins souvent, mais l’amitié tient bon. L’occasion d’un nouveau rapprochement professionnel s’offre vers 1990, lorsque Choiseul tente, avec Kerl Pétion et Fritz Valecot, de reprendre Radio Port-au-Prince.
Entre-temps, l’ancienne équipe de Radio Soleil à laquelle j’appartenais est mise à la porte. Je démissionne. Ma connaissance du domaine de la communication populaire s’approfondit à la lecture des théoriciens et praticiens de l’Amérique Latine, à travers les publications reçues au Centre de Recherche et d’Action pour le Développement (CRAD) où je travaille.
La nouvelle Radio Port-au-Prince, transportée à la rue Pavée, se veut alors un creuset de la communication pour le changement, maitre-mot de cette conjoncture socio-politique mouvementée. La fin de l’année 1990 voit l’accession du prêtre de Saint Jean Bosco, Jean Bertrand Aristide, à la présidence.
Plusieurs figures de la presse-critique se retrouvent dans l’aventure de Radio Port-au-Prince, interrompue par le sanglant coup d’État du 30 septembre 1991.
Choiseul me rejoint alors au CRAD, où, bravant ces temps de se « parler par signe », nous réalisons en semi-clandestinité un magazine sur cassette audio (Nouvèl Pou N Al Pi Lwen), comme une parenthèse de paroles libres, distribuée à des centaines d’exemplaires à travers le pays. Certaines fois, ces cassettes parviennent même à des radios clandestines qui les diffusent…
Parallèlement, il participe à la fondation du Groupe de Recherche et d’Action pour la Liberté de la Presse (GRALIP), qui organise la résistance en faveur d’une presse libre.
Choiseul fera preuve d’un courage encore plus grand lorsqu’il acceptera de diriger la Radio Nationale durant le gouvernement de Robert Malval (1993), premier ministre d’Aristide en exil, alors que les militaires sèment la mort aux quatre coins d’Haïti.
Est-ce durant cette période qu’il part en Amérique Latine pour apprendre un peu plus sur les combats démocratiques et révolutionnaires là-bas ? Ma mémoire flanche.
Au retour du gouvernement constitutionnel en 1994, Choiseul est nommé Directeur Général du Ministère de l’Information et de la Coordination. Il m’entretient à l’époque de son désir de faire des propositions pour la réforme du secteur de la communication publique et me passe même un document qu’il a produit à cet effet.
Nous nous voyons occasionnellement et échangeons des points de vue sur les possibilités de faire avancer la cause de la communication démocratique en Haïti.
Sous l’administration de René Préval, Choiseul occupe le poste de Directeur de la communication après avoir été membre de l’équipe de campagne de l’élu de décembre 1995. C’est pour lui un cheminement politique qui se poursuit après s’être engagé dans l’Assemblée Populaire Nationale (APN) et avoir participé à la fondation du Parti Louvri Baryè (PLB), dont il devient le Secrétaire Général Adjoint.
Amitié vive
Nous nous sommes peu vus entre 1996 et 2001, mais l’amitié est restée vive. En témoignent certains gestes que je me garderai de mentionner ici.
Si nos routes sont devenues parallèles, je ne doute pas une seconde que jusqu’au dernier moment, en ce qui me concerne, sa mémoire ne s’est jamais évanouie.
Se sentant menacé à la fin du mandat de Préval en 2001, Choiseul se réfugie au Canada et observe la discrétion. Il revient quelques fois dans le pays, me dit-on.
J’apprends, il y a quelques semaines, avec une surprise agréable mêlée de questionnements, sa nomination comme Ministre de la Culture et de la Communication. Ce n’est pas la première fois que son nom est cité. Y compris, durant le gouvernement de la première ministre Michèle Pierre-Louis (2008). Je suis alors Conseiller du Ministre de la Culture et de la Communication, Olsen jean Julien, sur le dossier de la Communication.
Aujourd’hui, après avoir écouté certains amis communs, je me demande si le silence de Choiseul n’était pas une façon de me protéger et me tenir loin des risques qu’il prenait dans le quotidien politique haïtien, semé d’embuches de toutes sortes. Ce serait alors une expression extraordinaire de son humanisme !
Je regrette que je ne puisse plus jamais lui exprimer mon amitié et ma reconnaissance pour les échanges vivifiants qui ont contribué à nous construire tous les deux.
Je refuse toujours de parler publiquement des disparus, craignant de prendre trop de place pour moi-même. C’est le reproche que je fais d’ailleurs à bon nombre de ceux et celles qui prétendent rappeler la mémoire d’un être cher. Mais, je ne pouvais pas me dérober au devoir de dire ma part d’histoire avec Choiseul.
En ce jour de sa mise en terre, je prie sa femme, ses enfants, tous ses parents, proches et amis, de trouver ici l’expression de mes plus sincères sympathies.