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À propos d’une réflexion de l’ex-ambassadeur américain Daniel H. Simpson (deuxième partie)

Débat

Par Leslie Péan

Soumis à AlterPresse le 10 novembre 2011

C’est bien là l’essence de l’actuel conflit entre la présidence et le Parlement. La présidence haïtienne a toujours été autocratique, indépendamment du caractère effacé ou bruyant du président. Quant aux parlementaires, ils sont considérés comme les valets de la présidence qui s’est toujours évertuée à organiser des élections frauduleuses afin d’avoir des insignifiants à l’échine souple pour appuyer sans réserves la politique du palais national. Il n’empêche que des supporters de la même équipe du pouvoir absolu puissent se battre entre eux. Aussi, dans le conflit entre Martelly et Lavalas, les démocrates doivent se battre pour aller à l’essence et donner au pouvoir une autre substance. On ne saurait oublier que la communauté internationale a changé le cours des évènements en acceptant le parlement INITÉ issu des mascarades électorales de 2009 et de 2010.

En contestant uniquement les présidentielles, elle a jeté les bases du piège dans lequel elle est prise aujourd’hui, et nous autres aussi. L’ingérence extérieure dans les affaires internes haïtiennes n’a jamais donné de bons résultats. On se rappellera que le dictateur François Duvalier, après avoir demandé en cinq occasions au gouvernement américain d’installer une base navale en Haïti, finira par négocier le 24 décembre 1958 le paiement par Haïti d’une mission navale américaine. La pauvre Haïti acceptait de payer pour que des marines sécurisent la dictature. Duvalier s’empressa de dissoudre le Sénat pour faire taire les Sénateurs Jean David et Luc Stephen qui, le 25 juin 1959, demandaient des comptes sur le coût pour les finances haïtiennes de cette fameuse mission navale américaine en Haïti [1].

Prévenir les réactions de dégoût

Essentiellement, l’alliance conclue par une certaine gauche populiste avec une tranche du sous-prolétariat urbain pour prendre le pouvoir en décembre 1990 a eu l’effet de légitimer, a contrario, dans certains esprits le populisme de droite, auquel René Préval, après de multiples détours, donnera son aval en acceptant le retour de Jean-Claude Duvalier en janvier 2011. Est-il possible d’être positif dans la conjoncture actuelle, sans verser dans la naïveté ? L’excellence peut-elle encore avoir un sens pour tous ceux qui partagent ce même territoire ? Le langage grossier et ordurier qui semble choquer aujourd’hui n’est-il pas le même que celui de la première dame Michèle Bennett Duvalier des années 1981 à 1986 ? Peut-on encore changer la vision dégradante de la politique à un moment où celle-ci semble être devenue le lieu de compensation de tous les échecs ? La société a ouvert ses bras au cynisme dans un discours brutal et cruel pour donner une place au soleil à des nullités qu’elle veut favoriser. Tout en indiquant le lien souterrain qui unit aujourd’hui à hier, nous voulons proposer ici certaines pistes de solution. L’impuissance des détenteurs de l’autorité politique à sortir le pays de la catastrophe actuelle se traduit par des formes pulsionnelles qui renvoient non seulement aux dommages collatéraux des luttes de pouvoir mais aussi au constat nihiliste de la faible capacité d’action des dirigeants face aux tâches de l’heure.

Une mentalité d’assiégé associée à un complexe de persécution

Le triomphe des valeurs artificielles et sans consistance semble hypnotiser les consciences. Face au retour du duvaliérisme qui refuse de reconnaître les mutilations qu’il a infligées à la société, il convient de prévenir les réactions de dégoût qui ne peuvent qu’aggraver encore la situation. L’intérêt national doit primer sur les intérêts particuliers et sur les intérêts des partis. Il ne s’agit pas d’accepter tout ce que fait ou dit un gouvernement. Il importe d’avoir une pensée critique, de garder une certaine distance par rapport au réel. Cinq mois d’absence de gouvernement, c’était trop pour le pays. Il fallait arrêter le cirque, laisser les protagonistes se reposer et rétablir un minimum de confiance dans la population. Les Haïtiens sont en mesure de garder un certain sens de la dignité et de la fierté dans la pire des adversités. C’est l’héritage de 1804, même s’il y a un refus de cerner les raisons de la décadence accélérée survenue depuis lors. Mais en vivant cette décadence au quotidien, à petite échelle, on se rend compte que les soucis, les angoisses et les problèmes du pays ne sont pas des illusions. Ce sont des sentiments réels reflétant des situations chaotiques pour lesquelles les remèdes possibles ne sont pas connus d’avance.

Vingt et un mois après le séisme du 12 janvier 2010, il importe de relancer l’idée d’une trêve pour jeter les bases de la refondation. C’est le moins qu’exige la sagesse la plus élémentaire. En espérant que les bourreaux demandent pardon et fassent pénitence pour leurs crimes. Toute la vérité sur les 50,000 assassinats et exécutions du duvaliérisme doit être faite pour faciliter la réconciliation. Et c’est justement dans cette conjoncture qu’il faut dépasser les conclusions de l’ambassadeur américain Daniel H. Simpson. La politique de la communauté internationale a créé chez nous une mentalité d’assiégé associée à un complexe de persécution qui font que nos dirigeants ne sont pas sains d’esprit. Il leur est difficile de distinguer l’essentiel de l’accessoire et ils perdent leur temps dans des combats de pacotille relevant de la colonialité du pouvoir, cette matrice coloniale dans les têtes qui produit l’exclusion. Nous ignorons la grammaire des rapports politiques élémentaires avec nos frères et sœurs en Haïti mais aussi avec ceux de la diaspora qui contribuent près d’un tiers du produit intérieur brut (PIB).

Une absurdité grimaçante

Depuis 1986, nous butons sur de faux espoirs. Nous allons de transgressions en transgressions sans pouvoir empêcher la désagrégation de la société. Les feux allumés par les factions politiques en lutte pour le pouvoir n’éclairent nullement ce pays qui ne cesse de s’engager dans d’interminables impasses. Comme une prostituée espérant d’être demandée en mariage par son meilleur client. Le miroir ne révèle pas l’identité des responsables du désastre, mais, à côté de la politique de caniveau qui caracole, on voit cheminer la main dans la main un populisme de droite cautionné par un populisme de gauche.

Certains diront que les militaires ne sont responsables de rien. D’autres diront qu’ils sont responsables de tout. Loin d’être des innocents, les militaires haïtiens partagent avec leurs adversaires civils les secrets de la magouille et de l’anarchie. Il faut donc éviter le manichéisme et réinventer la Cité. En janvier 2011, nous écrivions la phrase suivante qui conserve encore tout son à-propos :« De 1996 à nos jours, les élections organisées par le gouvernement Préval ont toutes abouti au chaos et ajouté de nouvelles dimensions à une crise politique sans fin. Les craintes exprimées par les démocrates ont été justes et les élections du 28 novembre se sont révélées une catastrophe. Ce n’est donc pas une curieuse coïncidence que le CEP ait falsifié les feuilles de pointage des bureaux de vote envoyées aux centres de tabulation des votes. La couleur était déjà annoncée dans les multiples entorses faites à la loi par le CEP dans les six mois qui ont précédé l’organisation du scrutin [2]. »

Avec sa conception néo-patrimoniale de la vie politique, Préval a voulu torpiller les partis politiques en rayant d’un seul trait les acquis démocratiques de la période post-1986 avec sa formation unique INITE. Une absurdité grimaçante qu’ont combattue avec succès tant l’OPL que la Fusion. Il faut espérer qu’Haïti laisse ses moments de délire derrière elle et qu’ils trouveront de moins en moins d’échos dans une jeunesse à la recherche d’horizons meilleurs. Le comportement déviant des acteurs de notre classe politique prend sa source dans la conception malsaine du pouvoir exécutif qui veut que le chef n’ait aucun compte à rendre ni dans la gestion des ressources du pays ni dans sa gestion du temps et des échéances. Ainsi, il ne respecte pas les délais prévus par les lois et les règlements du pays et fait les choses quand il veut. Cela s’observe particulièrement dans la tenue des élections, la nomination des juges, des titulaires de postes diplomatiques et de certains postes clés de l’appareil d’État.

Un espadon déchiqueté qui n’a plus que la tête et les arêtes

Quand on regarde par le mauvais bout de la lorgnette, il est normal qu’on ne voit rien. On peut comprendre la critique négative mais pas dans une situation d’absurdité où les repères ont disparu. Le monde issu des dégâts successifs du duvaliérisme et de l’anarcho-populisme est stérile (on le constate depuis 1986), mais surtout il est privé de sens. On peut comprendre ceux qui croient que l’horlogerie mystérieuse de ces deux courants politiques ne peut mener qu’à la catastrophe. Mais avons-nous le droit de rester les bras croisés et laisser le pire se produire ?

Il faut espérer qu’un nouvel esprit germera dans les têtes pour qu’un courant ne dégaine pas contre l’autre à partir de rumeurs injustifiées. Toutefois, ceux qui pensent que l’alliance Martelly-Conille ne soufflera pas sa première bougie ne doivent pas rester dans leur coin en laissant le trou se creuser plus profondément. Ils doivent bien comprendre qu’ils ne trouveront rien à gouverner s’ils arrivent à conquérir le pouvoir cinq ans plus tard. Ils trouveront un espadon déchiqueté comme dans « Le vieil homme et la mer » d’Hemingway.

Haïti est à l’image du pêcheur Santiago qui capture un gigantesque espadon après 85 jours en mer, une bonne prise qui finalement est mangée par les requins dans le trajet qui l’emmène au port. Toute la question est comment faire pour éviter cette victoire dans la défaite. Comme le dit Hemingway « …l’homme ne doit jamais s’avouer vaincu. Un homme, ça peut être détruit, mais pas vaincu [3]. » La renaissance haïtienne ne peut avoir lieu qu’avec des Haïtiens. Il faut donc commencer par là et ne pas s’attendre à trouver une génération spontanée répondant à des désirs d’un temps où le savoir était encore une valeur. La triste réalité est que le duvaliérisme a éliminé tout cela. Haïti est comme cet espadon déchiqueté qui n’a plus que la tête et l’arête.

Avec plus de 80% de cadres haïtiens qualifiés vivant à l’étranger, il est impossible d’avoir un pouvoir efficient. Aucun développement n’est possible et aucune refondation n’est réalisable avec une telle carence. L’optimisme commande une trêve, surtout du côté du pouvoir, pour entreprendre des actions efficaces et relever le niveau général. C’est justement ce besoin de trêve que l’ex-président Préval n’a pas compris en refusant d’intégrer l’opposition aux divers niveaux de la gestion de l’après-séisme y compris dans les discussions avec la communauté internationale. Les démocrates ne doivent pas faire comme Préval et s’adonner à cœur joie à l’exclusion.

Se passer de se signer devant l’église du statu quo

On ne saurait oublier que les parlementaires qui jugeaient de la candidature des premiers ministres présentés par le président Martelly sont eux-mêmes issus d’élections frauduleuses et contestées. Les Haïtiens ont dû passer l’éponge et accepter les parlementaires mal élus. La communauté internationale, pour ne pas dire le gouvernement américain, n’a pas contesté les élections législatives du 28 novembre 2010 et du 20 mars 2011 comme elle l’a fait pour les présidentielles [4]. Face aux démocrates de la classe politique qui demandaient l’annulation totale du scrutin du 28 novembre 2010, la communauté internationale a imposé la solution du « second best » qui nous a donné le président Martelly. Prise au collet, elle a préféré le demi-mal au chaos, au grand dam des démocrates haïtiens qui ont dû se résigner et, contre mauvaise fortune, faire bon cœur. La classe politique a transcendé la mascarade électorale du conseil électoral de Gaillot Dorsinvil pour ne pas tomber dans une guerre civile. Les démocrates ont dû accepter la perversion de la vérité électorale, prendre le faux pour le vrai et présenter la falsification pour les faits. Les Haïtiens doivent tenter de tirer le meilleur profit de ce genre de situation et avancer avec un sens réaliste du compromis.

Inspirons-nous d’Adam Michnik, ce penseur issu de ce vieux pays européen qu’est la Pologne dont les soldats désertèrent l’armée de Napoléon pour se rallier aux anciens esclaves de Saint Domingue [5] et contribuer à la conquête de l’indépendance d’Haïti en 1804. En effet, le fait que des centaines de Polonais aient rejoint l’armée de Dessalines doit faire réfléchir sur la propagande voulant faire croire à un déterminisme qui pousserait systématiquement les individus dans les camps qu’ils choisissent en cas de conflit. Il faut s’engager en gardant l’esprit ouvert. Les revirements sont toujours possibles. D’où la nécessité d’un combat pour l’hégémonie culturelle et éthique.

Se référant à la présence de l’Union soviétique qui bloquait toutes les avancées démocratiques dans les pays de l’Est, Adam Michnik, en bon stratège, avait reconnu qu’il n’y avait quand même « pas d’autre chemin que celui du compromis entre les institutions démocratiques et pluralistes de la société et la structure totalitaire de l’État [6]. » Une situation qui a radicalement changé en Europe de l’Est depuis la chute du mur de Berlin en 1989. La crise et le mouvement d’occupation des lieux symboliques de la haute finance [7] aux États-Unis d’Amérique annoncent-ils l’aube d’une ère nouvelle pour Haïti ? C’est justement ce sujet tabou du rôle néfaste de la communauté internationale en Haïti, déjà dénoncée par l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano [8], que l’ambassadeur américain Daniel H. Simpson n’a pas eu peur d’aborder. Au risque de froisser les susceptibilités des puissants et de liguer ces derniers contre lui. À un âge où il peut se passer de se signer devant l’église du statu quo, l’ambassadeur Simpson condamne sans appel l’irresponsabilité de la communauté internationale dans le drame haïtien. Il dit les choses clairement et avec conviction. Sans le souci d’être condamné à la potence. On est à mille lieux de la politique de l’autruche des petits carriéristes et autres chercheurs de pouvoir.

Ne pas tirer sur les ambulanciers de service

En référant au comportement de la communauté internationale qui a plongé Haïti dans un gouffre, l’ambassadeur américain Daniel H. Simpson mete sik sou bonbon tout vakabon à un moment où cette communauté ap vire lolòj ayisyen. Il dit ce qui est visible sous les yeux mais que tout le monde prétend ne pas voir. Mais surtout il force les Haïtiens à réfléchir sur la manière dont cette communauté internationale s’y prend pour maintenir Haïti dans le trou. Au fond du puits. La réponse est : de mille et une façons. Autant par les invitations à la cour des grands pour les grenn promennen voulant se faire voir que par la colonisation mentale des sédentaires à la François Duvalier qui n’a jamais voyagé à l’étranger au cours de sa dictature. Ce qui ne l’a pas empêché de mettre en place le désastre économique en acceptant la politique maléfique d’installation des industries d’assemblage présentée par Nelson Rockefeller en 1969 comme la solution pour Haïti. Sa vocation. Les résultats de cette stratégie duvaliériste ridicule ont été le sabotage de l’agriculture haïtienne. Haïti a été enfoncée dans la spirale de l’exode rural, de la bidonvilisation de Port-au-Prince et de la dilapidation du capital humain par la répression politique qui a fait fuir tous les cadres compétents.

Aujourd’hui, les Haïtiens soucieux de préparer l’avenir ont tout intérêt à voir le bon côté des choses et à considérer que le verre est à moitié plein. Aux démocrates qui disent le contraire, on ne peut que demander de ne pas tirer sur les ambulanciers de service. Haïti se meurt, non seulement à cause de la faiblesse des moyens financiers dont elle dispose, mais aussi et surtout à cause de l’absence des ressources humaines qui l’ont désertée en fuyant la dictature duvaliériste, puis l’insécurité. Les erreurs du passé ne doivent pas empêcher les Haïtiens de se remettre en question et d’avancer avec prudence ou enthousiasme vers une société moins tourmentée, moins déchirée.

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Voir premiere partie http://www.alterpresse.org/spip.php?article11876


[1Leslie Péan, Economie Politique de la Corruption, Tome IV, L’Ensauvagement macoute et ses Conséquences (1957-1990), Editions Maisonneuve et Larose, Paris, France, 2007, p. 216.

[2Leslie Péan, « Le départ de Préval - Une nécessité absolue du moment », AlterPresse, mardi 25 janvier 2011.

[3Ernest Hemingway, The Old Man and the Sea, Charles Scribner’s Sons : New York, 1952. (Ernest Hemingway, Le Vieil Homme et la Mer, Gallimard, Paris, 1952, p. 121).

[4Élections présidentielle, législatives et sénatoriales du 28 novembre 2010 et du 20 mars 2011 en Haïti, Rapport de la Mission d’information et de contacts de la Francophonie, Organisation Internationale de la Francophonie, 2011.

[5Jan Pachonski et Reuel K. Wilson, Poland’s Caribbean tragedy : a study of Polish legions in the Haïtian war of Independence, 1802-1803, Columbia U. Press, NY 1986.

[6Adam Michnik, Penser la Pologne. Morale et politique de la résistance, Paris, Maspéro/La Découverte, 1983, p. 81.

[7Leslie Péan, « La crise financière provoque des manifestations au cœur de l’Amérique », AlterPresse, 6 octobre 2011.

[8Eduardo Galeano, « Haïti, un pays occupé », AlterPresse, 5 octobre 2011.