Par Frenand Leger *
Soumis à AlterPresse le 29 octobre 2011
En novembre 2008, lors du douzième colloque international des Études Créoles, M. Fritz Deshommes, vice-Recteur à la Recherche à l’Université d’État d’Haïti (UEH), a pris la parole pour annoncer que l’équipe du Rectorat de l’UEH était prête à s’investir dans la mise en place de l’Académie du créole haïtien comme prévue par l’article 213 [1] de la Constitution de 1987. Chose dite, chose faite ! Voilà que trois ans après, l’UEH organise un colloque international qui a lieu à Port-au-Prince du 27 au 29 octobre 2011 sur le thème « l’Académie du créole haïtien : enjeux, défis et prospectives ». L’objectif de ce colloque est de réunir dans un espace de dialogue des professionnels, universitaires, chercheurs haïtiens et étrangers dans plusieurs domaines pour poser les bases de cette institution académique qui aura pour mission de « fixer la langue créole et de permettre son développement scientifique et harmonieux. » (Chap. V, art. 213 de la Constitution haïtienne de 1987).
Malgré la force démographique du créole haïtien (CH), cette langue a pendant longtemps été victime d’une image dévalorisante dans la société haïtienne. Le contexte colonial dans lequel le CH a émergé et sa relation avec le français qui lui a fourni sa base lexicale, ont été pendant longtemps, et restent encore aujourd’hui, des éléments constants de dévalorisation de cette langue en Haïti et à l’étranger. Le CH, formé et développé dans un tel contexte de rapports d’inégalité sociale, qui a été relégué à l’oralité et à l’usage informel depuis la colonisation jusqu’à la fin du 20è siècle, a fini par être reconnu par la Constitution haïtienne de 1987 comme langue nationale et officielle en Haïti. Ceci est certainement dû aux travaux préalables de plusieurs linguistes et intellectuels militants qui ont su doté le CH d’une orthographe officielle tout à fait adéquate et d’un niveau de standardisation avancé qui lui permet d’assumer plusieurs fonctions en situation formelle dans la société haïtienne.
S’il est vrai qu’il existe un consensus, parmi les linguistes et intellectuels non linguistes réfléchissant sur la question des langues en Haïti, sur le fait que le CH est une langue à part entière et qu’il peut et doit être utilisé à l’école en Haïti, il n’en est pas de même quand il s’agit de la place et de l’utilisation du français dans la société haïtienne. Sur la question du français en Haïti, les linguistes créolistes et spécialistes en didactique des langues semblent actuellement être partagés en deux camps. Il y aurait d’un côté ceux qui croient à juste titre que la francophonie ne s’applique pas à Haïti pour la simple et bonne raison que le français n’est pas une langue seconde dans ce pays et encore moins la langue maternelle des Haïtiens. La langue française, vestige de la période coloniale, utilisée en Haïti uniquement dans des situations formelles par une minorité de scolarisés se situant entre 5 et 10%, devrait être considérée et utilisée dans la société haïtienne et particulièrement dans le domaine de l’éducation, comme une langue étrangère. De l’autre côté, il y a un petit groupe de créolistes étrangers non natifs suivis par quelques linguistes natifs qui affirment que la langue française est bel et bien une des deux langues du patrimoine linguistique haïtien. Certains d’entre eux ont tendance à opter pour une « convergence linguistique » entre ce qu’ils appellent les « deux langues haïtiennes » (Berrouët-Oriol, 2012, p. 1). Ceux-là prônent une éducation réellement bilingue en Haïti au nom de ce qu’ils appellent la « Francocréolophonie haïtienne » (Idem).
Ces linguistes, qui considèrent le français comme une langue haïtienne, sont curieusement les mêmes qui s’opposent à l’idée de création de l’Académie du CH. Pendant que plusieurs linguistes créolistes haïtiens voient dans la création de l’Académie du CH une initiative qui pourrait avoir des effets bénéfiques sur l’avenir du CH et sur la société haïtienne en général, ce petit groupe de détracteurs y voient plutôt un obstacle majeur au développement de cette langue. Pensant que l’Académie du CH doit être nécessairement calquée sur le modèle de l’Académie française, les arguments de ces opposants pourraient se résumer en ces termes « La présence d’une Académie de langue dans une société consacre des attitudes prescriptives qui gênent la liberté d’expression des écrivains créateurs et étouffent le développement de la langue. » (St. Fort, 2008).
S’il fallait se situer objectivement dans ce débat qui verse parfois plus dans l’idéologique que dans le scientifique, nous dirions pour notre part, que s’il y a une chose importante que nous partageons avec les Français, ce n’est sûrement pas la langue française. Utilisé par une infime minorité d’Haïtiens incapables pour la plupart de l’utiliser correctement dans toutes les situations de la vie courante, le français ne constitue pas une langue haïtienne. Affirmer que le français est une langue haïtienne présuppose que le peuple haïtien communique et s’identifie à travers cette langue, ce qui est une aberration. Sachant que la langue représente l’un des éléments les plus fondamentaux de l’identité collective culturelle, peut-on en toute objectivité soutenir que le français est une langue haïtienne ? Dans quelle mesure le français remplit-il des fonctions de communication, d’expression et d’identité dans la société haïtienne ? Le français est certes la langue que les quelques Haïtiens scolarisés utilisent à l’écrit. Il est vrai que notre littérature est majoritairement écrite et/ou transcrite en français. Mais cela ne fait pas du français une langue haïtienne puisque ces textes produits par une poigné d’écrivains francophones haïtiens ne s’adressent pas au peuple qui de toute façon ne les comprendrait pas.
En réalité, l’aspect culturel le plus important que les Haïtiens ont hérité de leurs anciens maitres colons français ce n’est pas la langue française. Ce sont plutôt les séquelles de la colonisation exprimées sous forme d’aliénation collective et d’un besoin persistant de domination de la masse par les élites haïtiennes. À ce sujet, le docteur Jean Price Mars déclare que « La domination économique du peuple par l’élite a pris dans le passé et se poursuit dans le présent sous la forme la plus odieuse et la plus tyrannique. » (1917, p. 45). Le 17 octobre 1806, quelques Noirs qui avaient des ambitions politiques ont prêté mains fortes aux Mulâtres pour assassiner Dessalines ainsi que son projet de création d’une nation où tous « les Haïtiens ne [seraient] désormais connus que sous le nom générique de Noirs » (Article 14, Constitution d’Haïti, 1805). L’article 14 de la constitution de Dessalines peut être vu comme une démarche visant à résoudre les problèmes d’identité, de couleur et de langue en Haïti.
Pourtant, après la mort de Dessalines, les élites haïtiennes composées de Mulâtres et de Noirs aliénés ont perpétué cette tradition de dichotomie sociale qui était bien ancrée dans le système colonial. Dans la société post-dessalinienne, les élites avaient tous les privilèges tandis que la masse paysanne, complètement défavorisée, était exclu de tout. Cette nation haïtienne, qui allait à l’encontre de la vision de Dessalines, se basait, et est encore basée jusqu’à présent, sur des rapports malsains opposant mulâtres et noirs ; citadins et paysans ; catholiques et vodouisants ; francophones et créolophones. La société haïtienne n’a jamais pu venir à bout de ces pratiques institutionnelles héritées du système colonial principalement à cause de la mauvaise foi des élites haïtiennes aidées de leurs acolytes étrangers.
Il est temps que les élites haïtiennes comprennent que leurs privilèges sociaux impliquent des responsabilités sociales. Selon Jean Price Mars « le seul étalon auquel on [peut] mesurer la valeur d’une élite c’est son utilité sociale. » (1917, p. 45). L’élite économique, pour se racheter, pourrait investir un peu de leur fortune amassée sur le dos du peuple, dans des projets sociaux visant à améliorer le sort des opprimés. Quant à l’élite intellectuelle, particulièrement ceux qui s’adonnent à l’écriture, il faudrait qu’ils assument leur responsabilité d’écrivains en évitant d’écrire exclusivement en français pour ensuite se justifier par des excuses maladroites telles que « une langue est un simple instrument de communication inter-humaine, un outil plus ou moins efficace, plus ou moins adapté à telle ou telle tâche. » (Métellus, 2003, p. 264). Plusieurs grands penseurs du 20e siècle tels que Sartre, Foucault, Barthes, et Fanon ont démontré, contrairement aux propos de Jean Métellus, qu’une langue n’est pas neutre ; qu’elle ne constitue pas un simple moyen de communication passe-partout qu’on peut remplacer par d’autres langues sans aucune conséquence socio-économique et culturelle. La langue, chargée de valeurs symboliques essentielles, est le reflet de l’identité profonde de la communauté qui l’utilise. De ce fait, elle joue un rôle extrêmement important dans le développement économique, politique, culturel et social.
En ce qui concerne les arguments contre la création de l’Académie du CH, nous comprenons que les linguistes utilisant une approche descriptive ont traditionnellement été contre les travaux normatifs des académies de langues qui, selon eux, contribuent plus à appauvrir les langues qu’à les enrichir. Tout cela est vrai jusqu’à un certain point. Mais cela ne peut en aucune manière constituer un argument valable pour déclarer que nous n’avons pas besoin d’une académie de CH en Haïti. Premièrement, pourquoi faut-il absolument que l’Académie du CH soit calquée sur le modèle de l’Académie française ou de l’Office de la langue française du Québec ? D’ailleurs, nous ne pouvons pas comparer la situation linguistique d’Haïti aujourd’hui avec celle de la France au XVIIe siècle. Il en est de même pour le CH en Haïti et le français au Québec puisqu’il s’agit de deux communautés distinctes ; l’une sous-développée économiquement et l’autre super- développée. De plus, le CH en tant que langue a émergé et s’est développé dans un contexte socio-historique très différent de celui du français que ce soit en France, au Québec ou dans n’importe quel autre pays occidental économiquement développé. Il ne s’agit donc pas de créer une académie de CH qui va copier ou reproduire ce qui a été ou ce qui se fait dans les autres académies de langue à l’étranger. Mais cela ne signifie pas que nous ne pouvons pas nous inspirer de certains travaux utiles de ces institutions académiques tout en veillant à bien les adapter à la réalité linguistique haïtienne.
Le rôle d’une académie de langue ne se limite pas à un travail purement normatif et de codification et même si c’était le cas, il n’y en aurait pas que des inconvénients. Soulignons ici que le premier projet de l’Académie française, quand il a été fondé en 1635, a été de faire l’inventaire des ressources lexicales du français en vue de la production d’un dictionnaire monolingue exhaustif. Malgré tous les défauts que certains linguistes prêtent au dictionnaire de l’Académie française, l’élaboration d’un dictionnaire monolingue constitue néanmoins une démarche nécessaire au développement du code écrit de toute langue. C’est d’ailleurs ce qui manque le plus actuellement au CH pour qu’il puisse couvrir les usages administratif et éducatif que lui confère la Constitution de 1987. Nous sommes arrivés à un stade dans le développement du CH où il est urgent de promouvoir le code écrit de cette langue. Une institution comme l’Académie du CH peut aider en ce sens car comme dit Raphaël Confiant « On ne peut pas contraindre un locuteur à parler d’une manière particulière mais il est tout à fait possible de l’amener à adopter progressivement une norme écrite » (2001, p. 15).
L’acquisition du code oral d’une langue maternelle est un processus naturel, mais l’apprentissage de l’écrit est culturel. Ordinairement, l’être humain, dans les premières années de sa vie, acquiert le code oral de sa langue maternelle tout naturellement sans l’intervention d’une institution quelconque. Mais de par sa nature culturelle, l’écrit s’apprend généralement à l’école à l’aide de matériels écrits didactiques et pédagogiques préparés à cet effet par des individus et/ou des organismes selon une norme écrite préalablement établie par une autorité quelconque. Sans l’intervention d’une autorité pour établir des bases de référence sur la façon d’écrire le CH, on risque de voir se perpétuer le problème actuel qui se situe à plusieurs niveaux dont nous ne mentionnerons que deux ici.
D’abord, il y a un certain nombre d’Haïtiens qui refusent d’utiliser certains aspects de l’orthographe officielle du CH pour des raisons idéologiques, mais aussi dans une certaine mesure pour des raisons scientifiques. Comme nous ne pouvons pas nous permettre d’avoir plusieurs normes écrites, il reviendrait à la future Académie du CH, en concertation avec tous les créolistes, linguistes, militants et professionnels de tous les domaines intéressés à la question du CH, de faire le point sur la norme écrite déjà existante. Tout le monde serait par la suite naturellement contraint d’utiliser cette norme une fois des textes d’importance sont produits suivant cette norme. Ensuite, il y a également un certain laisser-aller chez la plupart des scolarisés haïtiens qui se permettent d’écrire le CH avec des mots orthographiés en français sous prétexte qu’ils n’ont pas appris à lire et à écrire dans cette langue. L’orthographe du CH, comme nous le savons, peut être apprise en très peu de temps par les locuteurs natifs de cette langue qui ont été scolarisés en français. Pour résoudre ce problème, il faudrait d’abord exposer ces gens à une vaste gamme de documents de tous les jours écrits uniquement en CH pour les mettre dans une situation où ils n’ont pas d’autre choix que celui de fonctionner comme il faut en CH et d’utiliser correctement cette langue à l’écrit.
Considérant le contexte socio-historique particulier d’Haïti ainsi que la relation problématique de dominé symbolique que le CH entretient avec le français pendant trop longtemps ; et vu le contexte actuel où il y a un discours national et international sur la reconstruction ou la refondation d’Haïti, il faut une réelle intervention linguistique dans tous les domaines de l’état car la langue joue un rôle fondamental dans la construction de tout état-nation. Nous assistons à l’exclusion du peuple haïtien, plus précisément de la masse paysanne et du prolétariat urbain, dans le projet de reconstruction de leur pays car ce sont des langues étrangères notamment le français et l’anglais qui dominent le discours écrit sur le projet de reconstruction d’Haïti. Cela signifie que la mise en place théorique du projet de reconstruction d’Haïti est en train de se faire selon une vision qui n’est pas celle du peuple haïtien. Et s’il en est ainsi c’est parce que les gouvernements haïtiens ont toujours joué un rôle quasi inexistant dans ce que l’on pourrait oser appeler aménagement linguistique en Haïti. Jusqu’à présent, il n’y a pas de consensus national sur les rôles à assigner au CH. L’application de l’Article 40 de la constitution de 1987 relève d’une décision politique. Cependant, l’État haïtien n’a aucune politique linguistique. Pour que la future Académie de CH puisse travailler à la revalorisation du CH et à son enrichissement linguistique afin de le permettre de couvrir tous les nouveaux domaines d’utilisation qui lui sont assignés par la constitution, il est impératif que le gouvernement actuel ait une véritable politique linguistique clairement déclarée.
En conclusion, nous dirions que s’il est important, dans un premier temps, d’investir dans la construction et/ou la re-construction d’infrastructures matérielles, il est, à notre avis, encore plus important, et nous dirions même essentiel, d’investir dans un système politique, juridique, économique, éducatif qui s’enracine dans la culture populaire tout en tenant compte des exigences du monde moderne. Le projet de reconstruction ou de refondation de l’État haïtien, pour ne pas échouer comme les autres projets sociaux précédents, doit nécessairement inclure tous les secteurs de la société haïtienne et particulièrement les paysans qui représentent près de 60% de la population. Ce projet devrait envisager une politique nationale de développement économique et sociale du milieu rural haïtien ainsi qu’une campagne nationale de revalorisation de la langue et de la culture populaire. Rappelons pour finir qu’une nation ne constitue pas seulement une construction politique. C’est aussi et surtout une entité culturelle dans son essence. Autrement dit, ce qui représente le fondement de tout État-nation c’est cette indispensable identité collective culturelle dont la langue représente l’élément le plus important.
Frenand Leger, PhD cand.
University of Toronto
frenand.leger@utoronto.ca
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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[1] « Une Académie haïtienne est instituée en vue de fixer la langue créole et de permettre son développement scientifique et harmonieux. » (Chapitre V, article 213 de la Constitution haïtienne de 1987).