Débat
Par Leslie Péan
Soumis à AlterPresse le 23 septembre 2011
Après l’appui sans équivoque donné par la Chambre des députés à la candidature du Dr Garry Conille à la Primature et les promesses que les bailleurs de fonds viennent de réitérer à New York, l’opinion publique est en droit de s’attendre à ce que le Sénat mette fin au dilatoire qui paralyse le pays depuis plus de quatre mois. Cette lettre ouverte a pour but d’inviter les sénateurs à formuler leurs jugements à la lumière du réalisme politique. Nous les invitons aussi à mettre fin aux vieilles pratiques commencées en 1997 avec le rejet de la candidature d’Éricq Pierre sur une argutie qui n’a jamais convaincu personne.
Le duvaliérisme a bouleversé la société haïtienne en y faisant émerger un mode particulier de pensée très nocif. Délétère. En érigeant l’ignorance en système à travers la chasse aux intellectuels, Duvalier a propagé le vide et l’insécurité. Des milliers de professeurs sont partis en Afrique et au Canada, fuite de cerveaux qui a été fort préjudiciable pour les nouvelles générations. Il fallait partir à tout prix à la fois pour sauver sa peau et pour donner un sens à son existence. Le vacuum ainsi créé alimentera une crise de sens qui sera exploitée par Duvalier pour se déclarer à vie et instaurer une république héréditaire. Le macoutisme s’érigera en seul mode de pensée balisant tout l’univers politique haïtien.
La crise de sens n’est pas particulière aux sociétés développées comme l’explique Yves Barel [1]. En Haïti, elle a un aspect spécial du fait que la dimension autoréférentielle n’existe pas dans cette société extravertie qui s’évertue à détruire tous ses repères. Pour amorcer une sortie de la crise de sens qui affecte Haïti, il faut la participation de tous les Haïtiens et faire la promotion de l’intelligence, ce NOÛS, comme le nomme le philosophe présocratique Anaxagore de Clazomènes. Une intelligence pour traquer la pensée magique et esthétique des Griots et des duvaliéristes. Une intelligence pour combattre cette tendance à dresser des hommes de paille pour les détruire toutes les fois qu’ils ont des attaches internationales. L’illustre Anténor Firmin avait été accusé par ses détracteurs d’être l’homme des capitalistes français. Le prétexte évoqué pour l’exclure des affaires haïtiennes et le condamner à mourir en exil. Haïti est prise dans un cercle vicieux et vicié par des gens sans vision et qui n’ont aucun grand objectif à offrir à la jeunesse.
« Un protectorat sans en utiliser le nom »
Les intérêts généraux aujourd’hui ne peuvent viser autre chose que sortir Haïti de l’impasse dans laquelle elle est enlisée depuis quatre mois. Il importe de trouver une solution en faisant l’économie d’une guerre civile comme ce fut le cas de 1861 à 1865 aux États-Unis d’Amérique. Face à une Constitution qui maintenait l’esclavage, face à une loi injuste et scélérate, la guerre était la seule solution pour faire entendre raison aux esclavagistes sudistes et arriver au 13e amendement de la Constitution américaine abolissant l’esclavage le 6 décembre 1865. Aujourd’hui en Haïti, peut-on accepter l’intégrisme constitutionnel dans une situation d’occupation étrangère caractérisée par ce qu’Andres Oppenheimer nomme « un protectorat sans en utiliser le nom » [2] ?
Les Haïtiens admettent l’occupation étrangère dans une ambigüité qui consiste à en taire le nom, non seulement avec la présence des troupes armées de la MINUSTAH mais aussi avec la loi d’urgence scélérate du gouvernement Préval créant la CIRH et tutti quanti. Nous avons protesté à visière levée contre ces faits et en aucun moment nous n’avons accepté de les gommer. Nous avions alors écrit : « La corruption est au cœur de la stratégie déployée par Préval pour garder le pouvoir et perpétuer l’incurie dans laquelle il se complait. Pour Préval, son approbation de la Commission Intérimaire pour la Reconstruction d’Haïti (CIRH) à la hussarde sous-(en)tend plusieurs choses, dont la CONTINUITÉ de son règne. Le vote de l’état d’urgence en avril 2010 représente la quintessence de son travail anticonstitutionnel. [3] »
Dans un article antérieur, nous avions écrit :
« Le tremblement de terre du 12 janvier 2010 est venu offrir de nouvelles occasions d’accumulation aux vautours internationaux qui sont en train de dépecer Haïti. Ces derniers se sont jetés sur Haïti comme des charognards. Le président Préval les a aidés activement en inventant des recettes inédites de corruption dont la plus importante est de ne pas respecter les lois du pays pour décider des affaires haïtiennes. C’est le cas avec la Commission Intérimaire pour la Reconstruction d’Haïti (CIRH) qui a été créée en violation des lois de la république. Il n’y avait pas de parlement puisque ce dernier était caduc depuis le 11 janvier 2010. Le président Préval au mépris des Haïtiens s’est cru dans sa basse-cour et a décidé de ré-instituer la Chambre des Députés pour la faire voter la loi d’urgence du 15 avril 2010, une loi inconstitutionnelle, suivie de l’Arrêté du 20 avril 2010 maintenant l’état d’urgence sur toute l’étendue du territoire national pour une période de dix-huit (18) mois. Enfin, le président Préval a publié l’arrêté du 21 avril 2010 créant la CIRH [4]. »
Consulter nos propres références
Les faits haïtiens sont les produits du viol systématique de la communauté internationale, dont les membres poursuivent des relations sans lendemain avec Haïti. Notre écrivain national Frankétienne ne cesse de nous rappeler qu’il est lui-même le fruit d’un viol. Kettly Mars nous a rappelé dans Saisons sauvages le caractère complexe des relations amoureuses qui commencent dans la contrainte et l’intérêt. Aujourd’hui, l’Haïti que nous avons sur les bras n’est pas le fruit d’un amour spontané mais celui d’un viol. En tant que démocrate, nous devons l’assumer et l’élever avec amour tout en luttant contre les kadéjakeurs. Nous avons mené les luttes pour faire avorter le projet postcolonial. Maintenant qu’il s’installe de force, notre responsabilité est d’élever l’enfant correctement, tout en refusant d’avoir des rapports consentis avec les violeurs. Comme l’écrit Daly Valet dans son dernier édito percutant : « La tutelle est consentie. La République moribonde collabore et contribue à sa propre insignifiance [5]. » Les représailles du géniteur sont à craindre, c’est vrai, et, pour cette raison, il faut avoir la plus grande mobilisation des consciences pour arrêter ce cycle infernal de la tyrannie des plus forts sur les plus faibles. Notre intérêt n’est pas de tuer Haïti et encore moins d’éliminer les Haïtiens qui agissent contre les intérêts de leur propre pays. Pour cela, nous devons consulter nos propres références. Nous devons scruter l’horizon en gardant à l’esprit la complexité du réel. Qu’on comprenne que nombre de dirigeants haïtiens dont Rigaud, Pétion, Boyer, Bonnet, Du Belley-Mars, et même Malet, un blanc français, sont venus dans l’armée expéditionnaire du général Leclerc !
Analyse concrète d’une situation concrète
Cet aréopage constitue les forces d’appoint qui, en fin de compte, permettront aux masses de nouveaux libres de gagner la victoire sur les troupes de Napoléon Bonaparte. Ces dirigeants anciens libres ont joué un rôle catalyseur dans la création d’Haïti et tous, à l’exception de Rigaud et Du Belley-Mars, sont parmi les 36 généraux et officiers signataires de l’Acte de l’Indépendance. Les affaires politiques sont complexes. Le général noir Charles Belair, qui avait pris l’étendard de la révolte déployé par les vaillants chefs de bande, ne fut-il pas arrêté par Dessalines, condamné par des officiers noirs et mulâtres et exécuté le 5 octobre 1802 [6].
Le général de brigade Augustin Clerveaux, ancien commandant dans la partie de l’Est, mulâtre au grade le plus élevé dans l’armée de Toussaint Louverture, ne fut-il pas le premier commandant militaire à passer du côté du chef de bande Petit Noël Prieur, contre les Français, le 13 octobre 1802 [7] ? Pourtant Augustin Clerveaux fut le commandant de la commission militaire qui avait condamné et exécuté Charles Belair une semaine plus tôt. En effet, comme le dit Thomas Madiou, « Pétion et Clerveaux se soulevèrent contre les Français dix jours après l’exécution de Charles Belair dans la nuit du 14 au 15 octobre 1802... [8] » Des faits à méditer en ces temps de conspiration démocratique pour remettre Haïti sur les rails par un engagement politique allant au-delà d’une simple expérience de pensée.
Le général Alexandre Pétion a été commandant de la 13e demi-brigade coloniale, c’est-à-dire colonel dans l’armée expéditionnaire française du général Leclerc. L’officier Jean-Pierre Boyer a été chef de bataillon dans cette même armée coloniale française et est venu également avec l’armée expéditionnaire de Leclerc. Ils ont ensemble jeté les bases de la nation haïtienne et l’ont gouverné de 1807 à 1843, soit pendant les premiers 36 ans. À ceux qui pensent que changer de position c’est être incohérent, il importe de répondre que la politique sérieuse consistera toujours à faire « l’analyse concrète d’une situation concrète », surtout tant que la raison du plus fort sera « déterminante en dernière instance ». Les parades dans l’imaginaire des plus faibles ne peuvent pas être d’un grand secours. Ces derniers se sont réfugiés dans un ordre normatif coutumier en évoquant « la justice des lwa, qui maîtrise mieux les armes de la guerre des esprits [9]. » Malheureusement, les ruses multiples de cette « guerre des esprits » ont été elles-mêmes détournées et corrompues par les structures despotiques dominantes de la cruelle réalité de la société.
Un mépris réciproque de plus de deux siècles
Eclairer le blocage actuel en 2011 demande une réflexion sérieuse sur l’idéologie haïtienne à partir de la colonialité, cette matrice coloniale qui produit notre réel. À partir des divisions racistes héritées de la colonie. À partir du mépris que les factions mulâtristes et noiristes se sont mutuellement vouées. Les mulâtristes voyant dans les noirs des macaques et les noiristes voyant dans les mulâtres des Caca-blanc, selon le témoignage que nous a légué Joseph Élisée Peyre-Ferry dans son Journal des Opérations Militaires de l’Armée Française à Saint-Domingue [10]. Dans les deux cas, ça vole bas et ne peut produire que des entêtements, un mépris réciproque qui dure de plus de deux siècles. La société haïtienne a produit des monstres qui trucident leurs semblables. Des horreurs qui ont pour spécialité d’exclure tout ce qui bouge. Mais aussi des braves qui se mettent en quatre pour contrer ceux qui veulent couper toutes les têtes qui dépassent. Dans cet état de déréliction avancée de la société haïtienne, l’application mécaniste des critères constitutionnels est un leurre. La présence de Bill Clinton dans la gouvernance politique d’Haïti a fait tomber tous les tabous. Haïti a un gouverneur qui exige que certaines décisions politiques soient prises. Un gouverneur imposé par des Haïtiens eux-mêmes dans leurs luttes intestines pour le pouvoir. Des luttes intestines qui ont stérilisé l’environnement en le rendant improductif. Des luttes intestines qui ont produit la stagnation.
La pensée haïtienne se doit de trouver des réponses appropriées pour sortir de l’enfer dans lequel les luttes des élites pour le pouvoir hégémonique l’ont placé. Pour arrêter le cycle monstrueux de l’anarchie et de la dictature. Pour conjurer le mélange de populisme de droite et d’anarcho-populisme de gauche. Pour jeter des passerelles et trouver des médiations entre les protagonistes. Mais surtout pour réconcilier les Haïtiens avec eux-mêmes, en rejetant la haine et l’envie de destruction qui semblent animer leurs luttes pour le pouvoir. On sait que, depuis le massacre des Français d’avril 1804, la communauté internationale a mis Haïti sous embargo et que les Haïtiens ne sont pas en odeur de sainteté depuis l’invitation faite par Talleyrand aux puissances occidentales d’ostraciser Haïti. Il faut donc changer et adopter les méthodes d’un bon gouvernement dans la lutte pour la conquête du pouvoir. Cela veut dire d’accepter de se dessaisir de soi, de s’oublier, dans le combat politique quotidien.
Dans une situation où l’un a raison et l’autre n’a pas tort, celui qui détient le pouvoir gagne dans l’immédiat. Trop souvent, l’opposition s’est cantonnée à empêcher son adversaire de réussir sans aborder l’essence de la catastrophe haïtienne. Si nos malheurs viennent d’une mauvaise gestion de nos finances qui nous fait dépendre de la manne financière internationale, ils viennent aussi de notre incapacité à faire la part des choses dans la poursuite de certains objectifs. Le loup s’introduit dans notre bergerie à travers la finance. Pourtant aucune pensée stratégique n’est mise en avant pour résoudre ce dilemme. Or, nous pouvons assainir nos finances en instaurant la confiance dans la population afin qu’elle contribue à la chose publique. La diaspora est la richesse du pays si les gouvernements savent mettre en valeur la matière grise et l’épargne de cette entité. Ce n’est pas en repoussant un Gary Conille sur la base de la résidence que nous établirons une relation de confiance avec la diaspora.
Une autre vision est nécessaire
Non seulement les associations de ville d’origine (AVO) peuvent contribuer à impulser le développement à la base mais également les ressources financières des Haïtiens de l’extérieur peuvent être mises en valeur à travers les bons de la diaspora pour le développement en général. Mais pour cela, il faut aller plus loin que la politique des « deux poids et deux mesures ». L’opposition démocratique doit rester sur la brèche pour que le remède proposé ne se révèle pas pire que le mal. La diaspora haïtienne pose des problèmes pour un pays aussi arriéré que le nôtre. Il ne faut pas jouer à la politique de l’autruche et ne pas regarder cette réalité en face. Les élites ont cultivé l’ignorance dans le peuple pour pouvoir mieux l’assujettir. La mondialisation et la globalisation ont déchainé des forces qui ne peuvent être maitrisées par des cervelles ròròt. Les choses doivent changer et elles changeront avec ceux qui seront dans le cours de l’histoire.
La responsabilité pour la construction de la cité est collective. La réalité politique est celle d’une société piégée par les pesanteurs duvaliéristes et le consensus anarcho-populiste implicite en vigueur jusque dans des cercles progressistes. L’heure n’est pas à la basse politique politicienne pour renverser le gouvernement en lui mettant des bâtons dans les roues, par le blocage de la nomination d’un premier ministre. Une autre vision est nécessaire. Un autre idéal. Inventons de nouveaux horizons en dynamisant la vie économique. Sortons des calculs coloristes de bas étage pour trouver des perspectives nouvelles. Haïti ne s’en sortira pas avec la routine classique des sentiers battus. Ses fils et ses filles se doivent d’inventer une nouvelle société où la capacité de créer pourra s’épanouir. En restant collés au réel pour épuiser le champ du possible.
[1] Yves Barel, La quête du sens. Comment l’esprit vient à la cité. Paris, Seuil, 1987, p. 7.
[2] Andres Oppenheimer, « Make Haiti a U.N. Protectorate, But Don’t Call it that », The Miami Herald, 2 December 2004, p. 18A.
[3] Leslie Péan, « Haïti : Crise électorale et effet d’hystérésis », AlterPresse, 18 décembre 2010.
[4] Leslie Péan, « En marge de la crise électorale actuelle : Haïti au fond du tonneau », AlterPresse, 12 décembre 2010.
[5] Daly Valet, « Souveraineté ! », Le Matin, 23-29 septembre 2011.
[6] John D. Garrigus, Before Haiti : race and citizenship in French Saint-Domingue, New York, Plagrave Macmillan, 2006, p. 306.
[7] Laurent Dubois, Avengers of the New World : the story of the Haitian Revolution, Harvard University Press, 2004, p. 288. L’ouvrage a été publié en français sous le titre livre Les Vengeurs du Nouveau Monde. Histoire de la Révolution Haitienne, aux Éditions de l’Université d’État d’Haïti en 2009.
[8] Thomas Madiou, Histoire d’Haïti, Tome II, P-au-P, Éditions Henri Deschamps, 1989, p. 405.
[9] Roberson Edouard et Charles Daly Faustin, Une société parallèle : la vocation du peuple ? Essai sur le dédoublement de la société haïtienne, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 153.
[10] Joseph Élisée Peyre-Ferry, Journal des Opérations Militaires de l’Armée Française à Saint-Domingue pendant les années X-XI et XII (1802 et 1803), P-au-P, Editions Henri Deschamps, 2005, p. 340.