Débat
Par Leslie Péan
Soumis à AlterPresse le 23 septembre 2011
Les questions relatives à la constitutionalité de la candidature à la Primature du Dr Garry Conille sont tout à fait normales. Dans tout pays qui se place dans le cadre de la recherche de l’idéal démocratique, les citoyens sont tout à fait habilités à s’interroger sur les actions entreprises par le président de la République et à se demander si celles-ci sont conformes avec la constitution en vigueur. Selon le sénateur Jean William Jeanty, le Dr Conille est un symbole de « la mise sous tutelle du pays à travers l’hégémonie de l’ONU et de la Commission intérimaire pour la reconstruction (CIRH), instance que co-préside l’ancien président américain et ex-patron du candidat à la Primature [1]. » Position de fond qui s’accompagne d’un autre élément consistant à dire qu’en vertu de l’article 157 de la Constitution, le Dr Conille ne peut pas être premier ministre, car il ne réside pas en Haïti depuis cinq ans. Un argument partagé par le sénateur Riché Andriss, de l’OPL et d’autres sénateurs, mais qui a été réfuté à l’enquête menée par la Chambre des Députés.
La querelle tout à fait partisane déclenchée sur ce point s’est révélée fausse, et la candidature du Dr. Garry Conille a été votée à l’unanimité par la Chambre des Députés. Une unanimité qui dégage malheureusement un parfum de pensée unique, surtout dans une culture de chen manje chen. L’enquête des députés a souligné que tout fonctionnaire des Nations-Unies est considéré comme résident du pays de sa nationalité, à moins qu’il n’ait déclaré officiellement avoir changé de résidence. Ce principe visant à faciliter le fonctionnement de l’Organisation des Nations Unies a été entériné par tous les pays-membres, y compris Haïti, devenant ainsi source de droit national de chacun d’eux. Ainsi, le procès intenté au Dr. Conille pour raison de résidence n’a pas sa raison d’être. Toutefois, cela ne signifie pas que des parlementaires haïtiens n’aient pas le droit de contester le choix du Dr. Conille qui a été fait par le président haïtien.
Sortir de la mélasse
On le voit aux États-Unis d’Amérique où le président Obama est contesté par Perry Clark, un sénateur démocrate de l’Etat du Kentucky qui a évoqué, le 8 août 2011, l’inconstitutionnalité de la ratification de l’accord sur le relèvement du plafond de la dette américaine. Perry Clark a droit à la parole et n’est pas chassé du Parti démocrate pour cette prise de position. Dans sa déclaration anti-Obama, il écrit : « Cette législation est effrontément inconstitutionnelle, c’est pourquoi je lance un appel par la présente à la mise en œuvre d’une série d’actions d’urgence pour réparer les dommages causés, en commençant par la démission du Président Barack Obama. » On peut penser que Perry Clark est un peu farfelu et se laisse aller à dire n’importe quoi pour se mettre en valeur. Avec le calme olympien qu’on lui connaît, la caravane du président Obama a continué son cheminement, ne faisant aucun cas des aboiements. Il sait que ses adversaires ne rateront pas une occasion de le dénigrer. Aussi avance-t-il, les yeux rivés sur ses objectifs centraux et sur l’ensemble des choses à accomplir.
Mais deux mois auparavant, soit le 15 juin 2011, un autre groupe de dix parlementaires américains des partis républicain et démocrate, dont Dennis Kucinich, John Conyers, Ron Paul ont déposé une plainte en justice contre le Président Obama [2]. Ces parlementaires protestent contre l’inconstitutionnalité de la décision du président de lancer des actions militaires en Libye sans avoir reçu l’autorisation du Congrès. Il est tout à fait normal que des citoyens, et à plus forte raison des parlementaires, qu’ils soient ou non imbus des questions traitées, expriment leur désaccord et demandent au pouvoir judiciaire de décider de la Constitutionalité d’une loi ou d’une mesure gouvernementale.
Le président Obama a agi dans le cadre des directives de sécurité nationale ayant force de loi et relevant du secret d’État pour défendre les intérêts de l’empire américain. Les parlementaires peuvent porter plainte contre le président et il existe des instances judiciaires habilitées à décider de la constitutionnalité de la décision présidentielle. La différence, c’est qu’il n’existe pas en Haïti l’équivalent d’un Conseil constitutionnel capable de décider de la constitutionalité des lois et des décisions du parlement. Cela fait près de 25 ans que nous nageons dans une mélasse maintenue par des gouvernements successifs. La tentative d’amendement de la constitution en mai 2011 pour y introduire certains changements, dont la création d’un Conseil constitutionnel, a échoué. Comme on le sait, le texte voté ne correspond pas au texte publié. L’œuvre de falsification a été minutieusement préparée et ceux qui ont orchestré ce dap piyan n’ont pas été sanctionnés. Bien malin qui pourrait dire quelle constitution régit maintenant la vie politique en Haïti. Dans ce contexte d’incertitude totale, certains recommandent, au nom de la lucidité de s’abstenir de toute réflexion sur le sujet.
Les combinards unis dans l’exclusion
Les observations des sénateurs William Jeanty et Riché Andriss concernant la Constitutionalité de la candidature à la primature de Garry Conille ne sont pas sans fondement. Nous estimons, sans les partager, qu’elles peuvent contribuer à faire prendre conscience de la caducité de certaines lois et de la nécessité de les changer immédiatement dans le cadre de l’état d’exception dans lequel vit Haïti depuis 1994. Les observations de ces sénateurs aident à éclairer notre lanterne en soulignant l’absurdité générale dans laquelle nous vivons. Elles expriment le refus de ces sénateurs d’accepter la dissolution progressive, le délitement, de la psyché haïtienne sous la pression de l’occupation étrangère commencée en 1994. Saine réaction à la pression conjuguée de la peur de perdre un visa américain et de la mauvaise conscience d’échanger son pays contre une parcelle de pouvoir. Cette réaction du courant anti-Conille renvoie au célèbre débat rapporté par Platon dans lequel Socrate défend le rôle de la loi dans la protection du faible, tandis que Thrasymaque, le sophiste, soutient que le faible n’a aucun droit dans ses rapports avec le fort [3]. Un vieux débat qui attend encore une résolution dans le sens de l’équité, de la justice et de l’éthique.
Examinons maintenant sous cet angle les rapports entre Haïti, le faible et les Etats-Unis d’Amérique, le fort. Les États-Unis d’Amérique peuvent imposer la marche à suivre à Haïti et le font en fait depuis au moins 1915. Plusieurs courants politiques en Haïti sont favorables à un tel état de choses. Des organisations de droite et de gauche ont fait appel aux troupes étrangères et encouragé systématiquement leur maintien afin de garantir la stabilité et la pérennité des gouvernements qu’elles appuient. De ce fait, la nature du combat politique a changé. Il ne vise plus à conduire le pays vers des sommets mais à déterminer ceux et celles qui seront les plus rapides dans la course vers le bas de l’échelle. Ce que les Anglo-Saxons nomment the race for the bottom. En effet, les lois expriment toujours la matérialité des intérêts du plus fort dans une conjoncture donnée, et aussi le consentement des plus faibles, la majorité silencieuse.
Quand les Haïtiens avaient contraint Jean-Claude Duvalier à prendre la fuite, le courant politique dominant a imposé une Constitution qui sauvegardait le statu quo politique visant à écarter tous ceux qui n’avaient pas vécu au pays au cours des cinq dernières années. Comme le dit si bien Eddy Cavé, dans son appréciation critique faite en 2003 d’un beau texte du Dr. Gérard Férère sur la réalité de 1986 :
« Il y avait en Haïti au moins deux groupes de combinards vigoureusement opposés à la reconnaissance du principe de la double nationalité : d’une part, ceux que certains appelaient alors les produits locaux, c’est-à-dire une petite faune d’apprentis politiciens qui avaient fait leurs classes sous Jean-Claude et qui entretenaient la plus grande méfiance à l’endroit de ces cadres revenus de l’étranger bardés de diplômes et auréolés du prestige d’une belle carrière à l’étranger et, d’autre part, un grand nombre d’anti-duvaliéristes rentrés de l’étranger avec la virginité que leur conférait le statut d’Haïtien n’ayant jamais renoncé à sa nationalité et qui ne voulaient absolument pas devoir affronter la concurrence de ceux qui avaient mieux réussi qu’eux dans leur pays d’adoption [4]. »
Par ce biais, s’étaient ainsi réconciliés des adversaires apparents qui s’unissaient pour ne pas modifier le cours de l’histoire. Unis dans l’exclusion, les hommes et femmes du CNG et leurs associés gagnèrent cette manche.
Quand la diaspora est aussi le « pays en dehors »
L’exclusion des Haïtiens de l’extérieur de la direction des affaires nationales est la question de fond derrière le débat sur l’éligibilité de Garry Conille à la primature. Depuis l’indépendance, il faut exclure l’Autre pour se sentir exister. Nous avons exclus les Blancs, les Français, les femmes, les Noirs, les Mulâtres, les Syro-Libanais les duvaliéristes (pour dix ans) et aujourd’hui la diaspora, etc. Sans parler des masses rurales et urbaines que Gérard Barthélemy a regroupé sous le vocable de « pays en dehors ». Depuis 1986, tous les gouvernements sont unis dans l’idée d’exclure les Haïtiens de l’extérieur de la direction de la politique nationale. Pourtant ces mêmes gouvernements violent la constitution en faisant appel aux forces armées extérieures (plus de dix mille soldats) pour se protéger contre l’opposition et garantir une pseudo sécurité face à l’insécurité découlant de leurs inconséquences. La communauté internationale installe des forces de maintien de la paix sous le prétexte de nous empêcher de nous entretuer jusqu’au dernier. Comme Etzer Vilaire l’avait montré en 1901 dans son fameux poème « Les dix hommes noirs ». N’en déplaise aux médiocres qui sont frustrés par le savoir et croient que la politique doit être le domaine exclusif de la sottise !
Tout en s’organisant pour bloquer les Haïtiens de la diaspora, les gouvernements haïtiens ont donc décidé de donner à des étrangers des positions dominantes dans la gestion des affaires nationales. On l’a vu avec le Trinidadien Colin Granderson, le Chilien Juan Gabriel Valdes, le Guatémaltèque Edmond Mulet ou encore l’ex-président américain Bill Clinton, quand ce n’est pas tout simplement un ambassadeur de service. « Quand, au sommet de l’État, on joue du violon, comment ne pas s’attendre que ceux qui sont en bas se mettent à danser ? » écrivait Karl Marx [5]. En effet, cette situation anachronique, pathétique, au sommet au palais national s’accompagne de la danse macabre du peuple à la base. Autour de dix mille organisations non gouvernementales (ONG) qui assurent à la population certains services de base dans les domaines de la santé, de l’assainissement, de l’eau potable, de l’éducation, du développement communautaire et rural. Ces ONGs n’ont de compte à rendre à personne et l’opacité totale existe quand à leurs coûts de fonctionnement et celui des services qu’elles fournissent aux populations nécessiteuses.
Un vrai travail de Sisyphe
L’exercice du pouvoir dans la société haïtienne depuis plus de deux siècles montre bien que la justice est le cadet des soucis de la classe politique. Tout le contraire de ce qu’enseigne Platon dans le Livre I « Pouvoir et justice » de La République. La gente politique descend dans l’arène pour se servir d’abord avec sa famille et son clan au détriment de la collectivité. Thrasymaque triomphe contre Socrate. On prend le pouvoir pour en tirer profit, un point c’est tout. La norme constituée est celle de la gouvernementalité du berger se préoccupant peu ou pas de ses moutons. La question fondamentale aujourd’hui est bien de savoir comment réinstaurer les principes de base pour que ceux et celles qui font de la politique défendent des idéaux nobles. Un vrai travail de Sisyphe. Dans un monde où l’argent est roi et où il ne semble y avoir aucun autre idéal que d’en amasser le plus possible par tous les moyens. Toutefois, la réalité de notre temps ne se circonscrit pas uniquement au triomphe de l’injustice. On assiste aussi à la montée des revendications populaires pour un monde meilleur comme le printemps arabe n’a pas encore fini de le prouver. En effet, le peuple peut descendre dans la rue les mains nues et renverser les régimes d’oppression, d’asservissement et d’exploitation qui le maintiennent dans la misère et la crasse. Car le peuple a des droits inaliénables à la vie, à la paix et au rêve de vivre comme des êtres humains. Et pour que ce rêve devienne réalité en Haïti, le pays a besoin de tous ses enfants sans exclusion. Pour une vision nouvelle et stimulante, loin du brouillard qui cache l’horizon. Dans la conjoncture actuelle, il faut mettre en œuvre un mouvement dynamique intégrant tous les Haïtiens. Du « n’importe qui » venant du « pays en dehors » au savant.
(à suivre)
[1] Radio Kiskeya, « Garry Conille, entre les pour et les contre au Parlement », 13 septembre 2011.
[2] Felicia, Sonmez, « Kucinich, other House members file lawsuit against Obama on Libya military mission », The Washington Post, June 15, 2011.
[3] Platon, L’État, ou, La République, Paris, Chez Lefèvre, 1840.
[4] Eddy Cavé, « Commentaires sur l’article de Gérard Alphonse Férère intitulé « Naturalisation et citoyenneté... », Ottawa, le 6 février 2003.
[5] Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1852), Paris, Éditions sociales, 1984.