(Extraits d’un ouvrage à paraitre au mois de Novembre 2011 aux Éditions de l’Université d’État d’Haïti)
Par Leslie Péan
Soumis à AlterPresse le 21 septembre 2011
Firmin étonne par la richesse de connaissances qu’il possède. C’est bien là le signe essentiel de son inscription dans la modernité. Des connaissances générales allant de l’Egypte du temps des Pharaons à l’Inde de celui de Bouddha mais aussi des connaissances spécifiques sur les Haïtiens noirs et mulâtres vivant tant en Haïti qu’à l’étranger. Firmin dresse un inventaire des compétences haïtiennes mulâtres et noires reconnues dans tous les domaines, de la littérature à la science. D’un côté, il mentionne les mulâtres Madiou, Saint-Rémy, Ardouin, Modé, Nau, Thoby, Ménos, Bazelais, Léon, Éthéart, etc. De l’autre, dans la problématique de démonstration de l’existence des cadres noirs, il identifie Paul, Janvier, Romain, Augustin, Piquant, Salomon, Edmond, Manigat, Lahens, Étienne, etc. Pour avoir déconstruit le racisme scientifique, Firmin a rendu un service signalé aux Noirs mais aussi à l’humanité. Comme le dit l’écrivain Jean Métellus, « Firmin mérite de figurer non seulement parmi la panoplie des grands Haïtiens, non seulement parmi les grands nègres du monde, mais parmi les premiers représentants de l’universalisme [1]. »
Commémorer Firmin prend une autre dimension du fait même que, pour contester les thèses de Gobineau sur l’inégalité des races qui seront reprises en Allemagne par le musicien Richard Wagner de Bayreuth, puis par les idéologues nazis, Firmin présente Haïti comme la matérialisation concrète des réalisations possibles de l’homme noir. Aujourd’hui, à un moment où Haïti est présentée de par le monde comme un exemple de déréliction et d’infériorité dans le domaine de la gestion des choses et des hommes, Firmin garde toute sa force et sa pertinence. Soulignons que les origines de la déchéance haïtienne ne sont pas à chercher dans une quelconque incapacité de l’homme noir à agir rationnellement et à s’émanciper, mais plutôt dans les conditions sociales qui lui ont été imposées par la « communauté internationale » dirigée par la France et les États-Unis d’Amérique et relayées par une fraction de ses couches dirigeantes.
Loin de toute éthique, cette « communauté internationale » a mis Haïti sous embargo et lui a imposé en 1825 la dette de l’indépendance qui en a fait « un synonyme de dette, de pauvreté et de misère humaine depuis lors [2]. » L’option du salut par les Blancs se consolide parmi les élites noire et mulâtre qui se battent pour savoir laquelle obtiendra les faveurs de la France, de l’Allemagne ou des Etats-Unis pour asseoir son hégémonie locale. Le racisme anti noir dominant à l’échelle mondiale favorise les clans mulâtristes qui négocient, entre autres, sur une base esthétique leur position de pouvoir dans l’État et la société. Leurs compétiteurs des clans noiristes devront augmenter la mise pour conquérir une parcelle de pouvoir et le garder. Ce sera alors le nivellement par le bas et la course à l’abîme. Les canons esthétiques servant de justificatifs idéologiques et imaginaires pour maintenir l’apartheid haïtien.
Dans un monde dominé par l’idée d’infériorité des Noirs, c’est une aberration cognitive de penser que les nations blanches pourraient investir en masse en Haïti pour développer ce pays. De toute façon, les Constitutions haïtiennes avait toujours refusé le droit de propriété aux Blancs et malgré le changement opéré dans la Constitution de 1918 écrite par les Américains, cela ne modifia en rien les choix économiques inspirés par les thèses racistes dominantes. En effet, on peut se faire une idée de la prépondérance des thèses discriminatoires de Gobineau et leur propulsion au niveau international par le parti nazi en Allemagne en consultant l’ouvrage publié par son dirigeant Adolf Hitler en 1924. Ce dernier déclare : « L’Amérique du Nord, dont la population est composée en énorme majorité d’éléments germaniques, qui ne sont que très peu mêlés avec des peuples inférieurs appartenant à des races de couleur, présente une autre humanité et une tout autre civilisation que l’Amérique du Centre et du Sud, dans laquelle les immigrés, en majorité d’origine latine, se sont parfois fortement mélangés avec les autochtones. […] Le Germain, resté de race pure et sans mélange, est devenu le maître du continent américain ; il le restera tant qu’il ne sacrifiera pas, lui aussi, à une contamination incestueuse [3]. » À cette époque, le lynchage des Noirs est la note dominante aux Etats-Unis d’Amérique comme en témoigne en 1923 le massacre de Rosewod en Floride [4].
S’opposant au culte que le camp mulâtriste voue à la blancheur de la peau, les noiristes verseront dans un rêve éveillé avec ce que Léon Laleau nomme « le gobinisme à rebours », c’est-à-dire la continuation des thèses racialistes de Gobineau à travers l’ostracisme des mulâtres. La pensée de Price Mars sera trafiquée et détournée par le groupe des Griots. Loin d’être obsolète, la question de couleur, ce dérivé de la question raciale, occupe tout l’espace mental. Les revendications des paysans et des ouvriers contre les pratiques d’expropriation de la compagnie haïtiano-américaine SHADA sont marginalisées au profit de la faction noire des classes moyennes qui revendiquent le pouvoir aux Noirs en 1946. C’est sous ce masque qu’un groupe de militaires favorables à Duvalier de connivence avec des terroristes s’organise pour influencer le déroulement des élections et donner le pouvoir à François Duvalier en septembre 1957. Haïti commence alors une dégringolade avec les tontons macoutes. L’escalade dans les pièges de la pensée raciste se concrétise avec l’assassinat comme méthode de gouvernement. On assiste à ce que Michel Foucault nomme, dans son analyse du racisme, « le déchainement du pouvoir meurtrier » [5]. Les tueurs encagoulés d’abord sèment la désolation et la mort. Puis quand leur méthode devient la simple évidence, quand cela va de soi, ils se montrent à visage découvert.
Ces tueurs sont en réalité les plus grands responsables de la honte qui a couvert Haïti au XXe siècle après celle de l’occupation américaine de la période 1915-1934. Honte suivie de douleurs de toutes sortes dans la découverte de la complicité de la classe politique d’une génération à laquelle j’appartiens et qui ne saurait s’innocenter de n’avoir pas pu arrêter au lendemain de 1986, la déréliction engendrée par l’anarcho-populisme, le « je m’enfoutisme » et enfin la terreur des chimères de tous bords. La résonance de Firmin est inaudible dans des milieux progressistes haïtiens qui pourtant connaissent dans le menu détail les luttes politiques menées autour des révolutions française, américaine, russe et chinoise. Des savoirs sans doute importants, mais qui en disent peu sur l’échec des tentatives de transformation sociale en Haïti, en particulier celui d’Anténor Firmin qui ouvre le XXe siècle avec la guerre civile de 1902.
Firmin établit les liens de causalité entre la situation d’Haïti et celle des Noirs aux États-Unis d’Amérique. À partir de cette grille de lecture, il effectue des mesures du développement de la pensée en Haïti et évalue les risques associés à la violence politique des traîneurs de sabre. En prolongeant la réflexion de prédécesseurs tels que Boyer Bazelais et Edmond Paul, Firmin propose un bilan critique de l’histoire d’Haïti au XIXe siècle. Il déroule cette pelote sans état d’âme en étudiant le rôle de l’arbitraire militariste contre l’État de droit. À travers le fil de nos turpitudes, Firmin demeure un libéral, partisan du pouvoir civil sur le pouvoir militaire, des institutions sur les individus, du partage du pouvoir entre le parlement et l’exécutif. Son objectif demeure le triomphe de la loi sur l’arbitraire. Mais surtout, conscient de la plus-value du savoir scientifique, Firmin se veut l’homme du débat contradictoire et de la discussion.
À partir de l’examen minutieux des luttes politiques auxquelles Firmin a participé, il est possible, d’une part, d’approfondir la compréhension des modes de fonctionnement interne des factions politiques en lutte pour le pouvoir et, d’autre part, d’analyser les rapports que ces factions entretiennent entre elles. Firmin revendique un ancrage pluridisciplinaire (droit, économie, finances, anthropologie, archéologie, sociologie, relations internationales, sciences politiques) pour appréhender les univers haïtien, européen et américain dans leurs interactions et leurs complexités. En contribuant à la réflexion sur son œuvre, nous voulons poursuivre la recherche et déterminer pourquoi d’abord les meilleures compétences sont combattues sans relâche ; pourquoi aussi elles n’arrivent pas à prendre pied en Haïti ; pourquoi enfin un homme d’État de l’étoffe de Firmin a été l’objet d’un tel acharnement. Nous voulons également étudier dans un esprit d’ouverture pourquoi Anténor Firmin, le personnage politique le plus prestigieux qu’Haïti ait connu à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, a échoué trois fois dans la course à la présidence, en 1902, en 1908 et en 1911. Comment la « barbarie » dont les forces du statu quo sont toujours capables a procédé pour le mettre en échec en ces trois occasions ?
Nous explorons dans cette étude la situation économique de l’époque, particulièrement celle des finances publiques sous les gouvernements de Florvil Hyppolite et de Tirésias Simon Sam dont Anténor Firmin sera le ministre des Finances, respectivement en 1890-1891 et en 1896-1897. En quoi l’orientation nouvelle que Firmin donne à la gestion des finances publiques gênait-elle l’establishment et pourquoi a-t-elle soulevé contre lui les forces combinées du statu quo et de la corruption ? Les possédants d’alors comme ceux d’aujourd’hui achètent leur influence en pratiquant la corruption sous toutes ses formes. L’homme d’État qui accepte et utilise la corruption est sublime tant que cela sert les intérêts de ses commanditaires nationaux et internationaux, mais il devient infâme quand cette corruption nuit à ces mêmes intérêts. Les emprunts publics intérieurs et extérieurs donnaient lieu à toutes sortes de malversations en cette fin du XIXe siècle. Les parasites de la finance avaient besoin de comparses dans l’État pour pouvoir, gantés ou non, mais toujours en vrais brigands, détourner les fonds publics vers leurs cassettes privées. Les mesures de rigueur budgétaire de Firmin heurtent les intérêts des forbans qui jurent sa perte. L’incorruptibilité de Firmin n’a-t-elle pas été l’argument décisif qui a servi à sceller la coalition des agioteurs, des courtiers, des marchands, des financiers et des fonctionnaires publics contre lui ? La mise en lumière du rôle de la corruption démontrée dans le Procès de la Consolidation permet de comprendre clairement pourquoi l’échec de Firmin a été programmé et pourquoi il a pu être si bien mené à terme.
Nous avons décidé de revisiter les échecs successifs de Firmin à la lumière des rapports internationaux et du racisme triomphant à l’échelle internationale. Nous avons voulu comprendre pourquoi les intellectuels n’arrivent pas à gagner des élections et à prendre le pouvoir par la voie des urnes. Pourquoi la France, l’Allemagne et les États-Unis ont préféré les traîneurs de sabre à Anténor Firmin ?
Anténor Firmin a servi l’État de son pays avec dignité et probité sans que cela l’empêche de défendre le droit et la liberté. Revendiquer sa pensée en ce début du XXIe siècle, c’est faire entrevoir la possibilité d’une espérance. Nous nous proposons de montrer comment la réflexion radicale sur l’égalité des peuples présentée dès 1885 dans le premier ouvrage publié par Anténor Firmin sous le titre De l’égalité des Races humaines constitue le fil conducteur de la pensée et de la pratique de l’auteur. Discours de rupture, la réflexion de Firmin bouleverse la pensée de son temps. À l’exception de son dernier ouvrage, L’effort dans le mal, dans lequel il avait prédit avec lucidité l’occupation américaine de 1915, aucun ouvrage d’Anténor Firmin n’a été réédité en Haïti au cours du XXe siècle. Ce n’est qu’en 2003 que De l’égalité des races humaines a été réédité en France précédé d’une édition en anglais par l’University of Illinois en 2002 et suivi d’une autre édition en français au Canada par Mémoire d’Encrier en 2005. En mai 2011, la Banque de la République d’Haïti, en collaboration avec la Société Haïtienne d’Histoire, de Géographie et de Géologie, a publié trois ouvrages de Firmin [6], contribuant à dissiper l’épais brouillard dont on a entouré la pensée de l’auteur. Pourtant celle-ci est restée salutaire et suscite de plus en plus d’intérêt tant en Haïti qu’à l’étranger. Firmin n’est pas du passé et n’est pas dépassé.
L’ostracisme dont est victime la diaspora haïtienne aujourd’hui en 2011 a eu sa première victime d’envergure avec Anténor Firmin dès le début du XXe siècle. Son bannissement d’Haïti a fait que son discours de rupture est resté inachevé. Du fait même qu’il prônait l’intérêt national, il a été vaincu par la coalition des intérêts personnels liés aux intérêts étrangers et par la force d’inertie de l’habitude. Mais la riposte de sa pensée continue de dégager des significations nouvelles qui peuvent être utiles à tous les peuples désireux de trouver leur propre chemin.
En observant comment Firmin est devenu Firmin, nous voulons faire le point sur la modernisation mentale et l’évolution des idées progressistes qu’il a incarnées. De la guerre civile de 1867 aux élections législatives de 1879, puis de la publication de De l’égalité des races humaines en 1885 à sa mort en 1911. Nous nous arrêterons un instant à la succession d’instantanés scintillants représentés par les différentes fonctions qu’il a occupées dans l’administration publique. Professeur, avocat au barreau du Cap-Haitien, ministre des finances, des affaires étrangères et des cultes, diplomate. Sa grandeur lui a attiré de l’admiration, mais aussi de la haine et les persécutions qu’il a subies en 1902, 1908 et 1911. Victime des conflits archaïques et obscurs qui jalonnent l’univers politique, les connivences de tous les extrêmes lui ont barré la route. Mais ils n’ont pas pu le jeter en enfer et, comme le dit bien Carolyn Fluehr-Lobban [7], ses travaux scientifiques suscitent encore de l’admiration. Le mot de Jacques Derrida à l’endroit de Nelson Mandela sied comme un gant à Anténor Firmin : « Si ses persécuteurs les plus haineux l’admirent secrètement, c’est bien la preuve qu’il force, comme on dit, l’admiration [8]. »
Nous comptons montrer comment, depuis la guerre civile de 1902 qui vit l’immixtion des forces armées allemandes au côté des adversaires de Firmin, l’ombre diffuse du mouvement populaire de prise en charge par les Haïtiens de leur propre destin de peuple indépendant ne cesse de reparaître à chaque génération sous différentes formes. Les fissures provoquées dans l’édifice national par la guerre civile de 1902 ne cessent de s’élargir avec les ingérences, sollicitées ou imposées, que nous connaissons dans les affaires intérieures du pays.
Depuis l’occupation américaine de 1915 à 1934, le repli conservateur qu’a connu la société haïtienne par le biais de l’imposition mulâtriste et de l’émergence du courant noiriste a écarté le savoir du champ politique. Le populisme s’est installé au pouvoir dans des versions de droite et de gauche qui entravent toute organisation politique des masses axée sur leurs aspirations les plus légitimes. Firmin n’est pas du passé et n’est pas dépassé.
La société haïtienne a besoin de lire Anténor Firmin, de revisiter son œuvre et d’établir un constant dialogue avec lui. Pour affronter les années difficiles qui s’annoncent dans un XXIe siècle où la carte du monde se redessine et où les pays émergents s’affirment de plus en plus face aux anciennes puissances. Car nos interrogations contre la misère, le chômage, la maladie, la malnutrition, l’inculture, l’exploitation, l’asservissement, la répression demeurent les mêmes, même si les temps ont changé et changent encore. Dans la certitude qu’un monde meilleur est possible, le coup d’œil de Firmin et les clins d’œil sur Firmin permettront de voir plus grand et plus loin. Dans la lutte pour éradiquer l’arriération qui nous étreint, Anténor Firmin apparaît comme un réservoir inépuisable d’idées qui permettront de combattre non seulement les préjugés tenaces contre la paysannerie et les masses urbaines défavorisées, mais aussi contre la diaspora. Et de valoriser l’apport des Haïtiens résidant à l’étranger au développement national.
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[1] Jean Métellus, « Préface », [Joseph-] Anténor Firmin, De l’égalité des races humaines : anthropologie positive, Montréal, Mémoire d’encrier, 2005.
[2] David Graeber, Debt – The first 5,000 years, Brooklyn, New York, Melville House, 2011, p. 6.
[3] Adolf Hitler, Mein Kampf (Mon combat) (1925), Volume 1, Bibliothèque électronique du Québec, p. 503-504.
[4] Rosa Amélia Plumelle-Uribe, La férocité blanche, Paris, Albin Michel, 2001, p. 185-187.
[5] Michel Foucault, Il faut défendre la société, Paris, Gallimard/Seuil, 1997, p. 231.
[6] Ces ouvrages d’Anténor Firmin sont « La République d’Haïti et ses Relations Économiques avec la France », « Monsieur Roosevelt Président des États-Unis et la République d’Haïti » et « Une défense, Monsieur Stewart et les finances haïtiennes ».
[7] Carolyn Fluehr-Lobban, « Anténor Firmin and Haïti contribution to anthropology », Paris, Gradhiva, 2005.
[8] Jacques Derrida et al., « Admiration de Nelson Mandela ou Les lois de la réflexion » dans Pour Nelson Mandela, Paris, Gallimard, 1986, p. 15.