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Pour démontrer qu’Haïtien ne signifie pas haïr les siens

Débat

Par Leslie Péan *

Soumis à AlterPresse le 12 septembre 2011

Une chose est d’encourager le discours critique en luttant pour faire de la politique l’affaire de tous et pas seulement celle des experts. Une autre est de juger les choses et d’évaluer les hommes et les femmes à partir de la rancœur. Dans la première démarche, on pratique le discours critique en attaquant l’ancrage populacier d’une politique de pagaille qui vise à faire prendre des vessies pour des lanternes. En prenant l’habitude de discuter du duvaliérisme, cette idéologie caverneuse et cette dissolution du politique, en absolvant au passage les insensés qui s’accrochent encore à ce fascisme. En revanche, la seconde démarche oblige à discuter ouvertement de ce comportement maladif qui semble devenir la norme. La haine qui gouverne l’esprit social coupe Haïti de ses sources, la désagrège à petit feu et sème la mort. Cette dimension inconsciente du mal haïtien interpelle. Dans la crise qui paralyse le pays depuis le début de l’année, il importe de braquer les projecteurs sur ceux qui tirent les ficelles des marionnettes de cette tragicomédie.

Avant même l’annonce officielle du choix de Garry Conille comme premier ministre désigné, la fabrique tropicale des ambassadeurs du vide monte au créneau contre ce dernier. Après les rejets de Daniel Rouzier et de Bernard Gousse sur la base d’arguments on ne peut plus farfelus, c’est maintenant le tour à Garry Conille d’être voué aux gémonies. Anticipant qu’elle aura la peau du prochain candidat à la primature, la fabrique tropicale du vide prépare ses arguments contre d’autres éventuels nouveaux venus dans le sérail politique et qu’il faudra à tout prix écarter également. Qu’est-ce qu’on n’entend pas comme cruautés dans cette litanie destructrice et sans fin ? Chaque fois, la pathologie est la même : le jeu de massacres. Sous tous les prétextes. Les arguments sont tirés par les cheveux. Comme si le mot Haïtien voulait vraiment dire haïr les siens. Le purisme inquisitorial qui, tout en pactisant avec l’occupant, écarte les enfants du pays sera toujours suspect. Insoutenable. Quel genre de messages envoyons-nous à la diaspora avec la politique d’exclusion appliquée par le refus systématique d’accueillir les fils et filles du pays qui ont le malheur d’étudier et de travailler un certain temps à l’étranger ?

Comme l’avait fait François Duvalier en 1959

En effet, le discours inquisitorial qui se cache derrière la Constitution pour refuser la ratification d’un Haïtien comme premier ministre accepte sans broncher des troupes étrangères sur notre territoire et se met à genoux devant le plus petit caporal étranger. Les soldats de la MINUSTAH violent les femmes, les hommes, les garçons sans soulever la moindre protestation des ambassadeurs du vide. Pour prendre le pouvoir et le garder, la classe politique est prête à tout. Comme l’avait fait François Duvalier de 1959 à 1963 en invitant les marines américains en Haïti les obsédés du pouvoir ont maintenant systématiquement recours aux forces armées étrangères pour assouvir leurs instincts de domination. En foulant à nouveau le sol haïtien sous Duvalier, après leur départ en 1934, les marines n’ont pas fait qu’entraîner le bataillon tactique des Casernes Dessalines. Ils ont joué un rôle déterminant dans l’appui stratégique et logistique du gouvernement américain aux tontons macoutes. Cet appui permettra l’éclosion des fortunes basées sur la corruption, le détournement des recettes de la Régie du Tabac et des Allumettes, la vente des braceros haïtiens en République dominicaine et le développement de toutes sortes de trafics illicites.

L’occupation tonton macoute a été combattue, mais elle a duré trois décennies. Le temps d’implanter dans les esprits la culture du pouvoir à n’importe quel prix. Aujourd’hui, c’est ce que préconisent tous les partisans de la présence de la MINUSTAH. Notre vénération pour des artisans de nos malheurs ne date pas d’aujourd’hui. En 1923, Fernand Hibbert en avait fait la critique dans Les simulacres. La misère aurait balayé les bornes de notre capacité de génuflexion devant l’inacceptable. L’infantilisation régnante nous fait considérer les soldats de la MINUSTAH comme des bienvenus même s’ils amènent avec eux tout un cortège de malheurs, en commençant par le choléra. La politique dictatoriale des générations passées a fait subir une mutation profonde à notre culture de résistance en nous privant de notre autonomie et notre libre arbitre. Nous versons de temps en temps des larmes de crocodile pour nous donner bonne conscience, comme nous le faisons depuis juillet 2011 après le viol scandaleux de ce garçon mineur de Port-Salut par quatre soldats de la MINUSTAH. Mais dans le même temps, nous refusons de remettre en question les fondements de la domination politique et économique qui détruit notre pays, nos valeurs et notre capacité de juger.

Les ondes du délire

Pourtant le mot Haïtien ne signifie pas haïr les siens. Si c’était le cas, la diaspora n’enverrait pas bon an mal an 2 milliards de dollars aux parents et autres proches restés au pays. Ces transferts de fonds sont sans aucun doute bien reçus des bénéficiaires et ils allègent considérablement les obligations de l’État haïtien envers la population. Au fil des décennies, ils sont une sorte d’obligation pour la diaspora et une source de revenus prévisible jusque dans les comptes publics. De plus, nous payons depuis l’installation du nouveau gouvernement un impôt de 1,50 dollar pour chaque transfert de fonds effectué vers Haïti et nous payons 5 centimes par minute sur nos appels téléphoniques pour donner le pain de l’instruction à nos enfants. Les Haïtiens qui jouent depuis des années dans les équipes de football à l’étranger sont pourtant bien accueillis dans la sélection nationale. Leur performance dans les matchs internationaux donne chaud au cœur aux Haïtiens de toutes les classes sociales. Le commun des mortels réclame l’haïtianité de certains expatriés même après des générations, démontrant dans le pire des cas une apparente capacité d’inclusion et de tolérance. Il va jusqu’à considérer comme Haïtiens des vedettes comme Harry Belafonte, Celia Cruz, etc. C’est précisément cette culture qu’il faut faire triompher aujourd’hui malgré la violence verbale exercée dans certains milieux contre la diaspora.

La toxicité qui, selon toutes les apparences, affecte de nombreuses têtes soi-disant pensantes semble se propager à nouveau avec l’offensive menée par certains secteurs contre la troisième candidature au poste de premier ministre présentée par le président Martelly. La Constitution est évoquée envers et contre tout. Des comédiens d’un genre nouveau qui n’ont pas assez de courage pour mener une campagne contre les troupes de la MINUSTAH ne se gênent pas pour brandir tout et le contraire de tout contre des Haïtiens qui ont commis le crime d’aller travailler à l’extérieur. Les motivations morbides qui se cachent derrière cette politique de mutilation semblent relever de ce que l’écrivain sicilien Leonardo Sciascia nomme le délire.

Que signifie cette manière de faire ? Pensons-nous que les étrangers qui observent ce comportement schizophrénique vont nous prendre au sérieux et nous venir en aide, alors que nous rejetons nos propres enfants ?

Les politiques sont les jeunes qu’on voulait infantiliser

Le temps est venu pour nous de faire marche arrière et de nous demander où sont passés non seulement l’amour mais aussi l’intelligence dans notre pays. Amour et intelligence disons-nous. Amour de ceux et celles vivant dans des lieux d’abondance par rapport à Haïti, mais qui veulent malgré tout y retourner pour ajouter leur pierre à la construction d’un véritable État national. À un moment où les institutions mondiales de la globalisation n’ont pour objectif central que la marginalisation et l’effacement de l’État à travers les politiques de privatisation systématique, tout en faisant appel à l’État pour sauver les grande entreprises privées quand elles tombent en faillite. Intelligence de la connaissance de ces Manuel qui viennent du dehors pour apporter de l’eau à Fonds-Rouge. Intelligence du dialogue et de la diversité, du regard intérieur et extérieur porteur d’objectivation. Intelligence qui défend la nécessité d’une rupture avec des façons de faire qui ont produit la sclérose et le désastre dans notre relation avec la terre et avec nous-mêmes. La déconfiture progresse au niveau de l’environnement, de la production de nourriture, d’eau potable, de logement, d’énergie, des services de santé, au même rythme que notre refus du partage. Les productions de l’esprit ne font pas exception à cette déréliction qui vocifère.

Les politiques ne sont pas seulement les professionnels de la politique. Ce sont tous ceux et celles que la dictature avait contraints à l’exil intérieur ou extérieur. Ce sont les jeunes qu’on avait dépolitisés en masse en les poussant dans le divertissement. Les politiques sont les jeunes qu’on voulait infantiliser et qui sont revenus sur le terrain politique avec des rêves grandioses pour une autre Haïti. Ce n’est pas le moment de la politique du pire. Ceux et celles qui s’engagent dans cette voie de malheur se trompent grandement en pensant pouvoir trouver un jour des miettes à ramasser.

Etre pondéré et constructif

Pour qu’Haïti se relève, pour que notre phœnix renaisse de ses cendres, il est crucial de mettre fin, sinon de mettre un frein, à la vengeance contre les fils des bourreaux tontons macoutes. Les démocrates haïtiens se doivent de traiter les enfants des tortionnaires avec altruisme et humanisme. La lourdeur de la dette d’existence qui les accable est déjà assez lourde sur leurs épaules. La société haïtienne ne doit pas faire comme Goebbels qui avait tué ses six enfants avant de prendre sa propre vie. Ce n’est pas de cette manière que les démocrates empêcheront au mal du passé d’avoir un avenir. Si la critique du duvaliérisme doit continuer sans concessions, il n’est pas question de barrer la route à des fils de duvaliéristes qui ne se réclament pas de ce courant politique de malheur. Qui refusent d’assumer le fardeau du lourd héritage de leurs pères, et qui, par surcroit, ont réussi dans leur vie professionnelle. Ce qui, en soi, constitue une démarcation par rapport à la médiocrité propagée et entretenue par le populisme duvaliériste.

En ce sens, l’esprit d’étroite comptabilité de la Constitution qui nous fait dévorer nos propres entrailles avec acharnement doit être combattu. Dans cette impasse difficile dans laquelle la société haïtienne se débat, il importe d’être constructif comme les exemples sud-africains et rwandais nous l’ont appris. Une certaine pondération est importante. Pondération d’autant plus nécessaire pour tenir compte des bottes de tontons macoutes étrangers qui continuent depuis 1993 à piétiner, avec une fréquence permanente, nos sensibilités les plus intimes. C’est que nous ne cessons d’improviser sans pouvoir hiérarchiser nos besoins. Nous nous complaisons dans une singularité maladive qui refuse toute comparaison avec des pays qui ont connu les mêmes situations que nous et qui s’en sont sortis brillamment. Il existe pourtant des sociétés qui ont connu la dictature pendant trois décennies et qui ont pu construire ensuite une société démocratique. Ces sociétés peuvent donc être des repères par rapport auxquels nous devrons mesurer nos écarts.

Les démocrates ne peuvent se permettre d’entretenir le germe semé contre les Haïtiens de l’extérieur par la dictature duvaliériste qui en faisait des pestiférés. Cette politique haineuse et destructrice a commencé dès 1958. Un demi-siècle plus tard, il faut absolument mettre fin à la ritournelle du « kamoken » qui continue de hanter l’inconscient haïtien. Une ritournelle malheureusement intériorisée jusque dans notre subconscient. Une ritournelle du malheur qui ne cesse de pousser le pays et ses enfants dans l’abîme.

* Economiste, écrivain