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Pourquoi de nouvelles relations sociales ?

Le vivre ensemble comme pratique de citoyenneté pleine

Par Anil Louis Juste, professeur à l’Université d’Etat d’Haïti

Soumis à AlterPresse le 11 fevrier 2004

Depuis quelques temps, un secteur socio - politique, revendiquant l’action citoyenne en Haïti, exprime sa « volonté de vivre ensemble ». Le groupe des 184 a publié un document où il a tenté de répondre à la question « Pourquoi un nouveau Contrat Social ? » Le document de réflexion soumis à la nation haïtienne comprend un préambule, la définition du nouveau contrat social, la méthodologie d’élaboration du nouveau contrat social et les objectifs de ce dernier. Même inachevé, le projet mérite d’être analysé,car il pose le problème de la citoyenneté dans les relations sociales haïtiennes. Notre analyse part des réalités sociales, politiques, économiques et culturelles des secteurs majoritaires de la population pour découvrir la « nouveauté » du contrat social des 184. Nous avons supposé que la « volonté de vivre ensemble » exprime une quête d’auto - détermination, d’auto - gestion et de participation dans les pratiques sociales haïtiennes. Aussi pensons - nous que ce désir ne peut être assouvi que dans le processus de reconquête de la liberté. Le vivre ensemble signifie alors une rupture dans le système social haïtien. Dans ces conditions, en quoi consiste la pensée nouvelle des 184 ?

Du préambule des 184

Le groupe des 184 a introduit son texte par l’identification de trois (3) problèmes : l’unité des Haïtiens, le blocage du développement et la déchéance politique, sociale et économique. Entre les deux premiers problèmes et le troisième, le Groupe des 184 établit une forme de causalité linéaire :

« Par la présente, le Groupe des 184 invite le peuple haïtien à travers les organisations qui représentent les divers secteurs qui le constituent à relever le défi des entraves historiques qui ont empêché l’unité des haïtiens, bloqué le développement et qui aujourd’hui encore entraîne la déchéance politique, sociale et économique de notre pays » (sic)

La cause est alors identifiée comme des « entraves historiques ». Il s’agirait d’embûches dressées au cours de l’histoire. Une fois ces embûches enlevées, l’unité, le déblocage et la réhabilitation prendraient place dans « l’évolution normale » du pays. Les entraves historiques seraient donc des éléments dysfonctionnels, l’histoire étant alors conçue comme succession d’événements survenus au cours d’une période donnée. L’impersonnalité caractérise la conception de l’histoire présente chez les 184.

Par ailleurs, le Groupe des 184 maintient l’identité entre Peuple et Nation. Cette logique identitaire prouve encore qu’il s’intéresse davantage au produit qu’au processus. La fétichisation de l’histoire masque le caractère transitoire des relations sociales instituées et viole le visage des agents instituants. En d’autres termes, le Groupe des 184 sert à la Nation haïtienne, une notion abstraite de peuple. Même quand ce dernier se particularise dans les « organisations qui représentent les divers secteurs qui le constituent », le particulier manque ici de concrétude, puisque l’observateur peut ne pas capter les intérêts économiques, politiques, sociaux et culturels qui structurent différemment ces derniers.

Le Groupe des 184 ne s’est pas encore institué comme l’Etat, mais il partage déjà le caractère général et universel de l’Etat, qui lui permet de servir efficacement des intérêts particuliers. En ce sens, où se situe le nouveau dans la représentation de l’histoire chez les 184 ?

De la définition du Contrat Social

La généralité et l’universalité dominent la pensée du groupe des 184, mais son universalisme n’a rien à voir avec l’émancipation humaine, puisque ses acteurs sont projetés hors de l’histoire :

« Un contrat est un acte volontaire par lequel les signataires décident, d’un commun accord, de réaliser certaines actions ou de poursuivre certains buts ».

Ces signataires n’ont pas des visages concrets dans la réalité haïtienne ? Ne vivent - ils pas des conditions radicalement opposées ? Sont - ils libres dans la relation pour pouvoir prétendre signer un contrat social ? Comme engagement collectif, le Contrat Social des 184 vise la définition collective des « principes qui vont guider les membres d’une même communauté », et la réalisation d’objectifs collectifs. Même si ce nouveau contrat social n’est pas un programme de parti politique », il tend « vers la constitution d’une véritable communauté dotée d’un nouveau type d’Etat qui sera dorénavant un service de la Nation et de tous les haïtiens. Il est un engagement citoyen de la société civile ».

D’abord, nous devons rappeler que les partis politiques sont des éléments constitutifs de la société civile ; leurs membres sont aussi des citoyens. Précisément, parce que ces derniers sont définis par leur relation abstraite avec l’Etat, ils peuvent être essentiellement différents dans la réalité concrète. En tout cas, les intérêts différents instituent des relations politiques asymétriques entre les citoyens, et l’Etat est la représentation idéale de cette asymétrie politique. Le contrat social des 184 ne questionne donc pas le pouvoir des dominants sur les dominés ; il veut seulement restructurer la domination (voir l’analyse sur les objectifs du nouveau contrat social).

Dans ces conditions, où est la rupture à opérer dans le système politique autoritaire d’Haïti ?

De la méthodologie d’élaboration du nouveau contrat social

Le Groupe des 184 a choisi une démarche « participative » pour élaborer son nouveau contrat social : d’abord il propose à la nation haïtienne, puis il cherche ensemble avec elle des pistes de solution ; il s’agit d’un « exercice citoyen » sur les « grands dossiers de la nation » Enfin, les « autres organisations, y compris celles de la diaspora » sont invitées « à proposer tout autre point qui, selon elles, peut être ajouté à ces neufs ».

A première vue, le Groupe des 184 paraît avoir choisi la discussion ou le dialogue comme principe pédagogico - politique, mais la pratique de grand rassemblement ressemble beaucoup plus à un meeting qu’à une rencontre groupale participative. Il serait difficile aux « experts » du Groupe des 184, d’observer les interactions dans la foule, puisque dans ce genre de forum, seuls des orateurs font l’exercice de la parole.

Par ailleurs, le Groupe des 184 semble trahir son intentionnalité dialogique dans « la définition des modalités de réalisation du nouveau contrat social » car, une fois identifiés les « problèmes majeurs et grands objectifs à atteindre », - ce qui est déjà pratiquement acquis dans le projet » -, le groupe ne court pas le risque de « déterminer les méthodes à adopter pour analyser les problèmes, pour identifier leurs causes, trouver collectivement les solutions à leur apporter ». Ce n’est pas qu’il ignore les mécanismes de petits groupes au sens psychosocial du terme. Tout simplement, à ce niveau - là , les spécialistes ou experts du Groupe ne peuvent ne pas se démasquer. Alors qu’ils prétendent que le « nouveau contrat social » est un produit organisationnel et institutionnel, ils se contentent d’exprimer la nécessité de détermination des méthodes à adopter pour la poursuite de l’opération. Alors, pourquoi de petits groupes de réflexions ne peuvent pas se constituer en la circonstance ? C’est que l’analyse de problèmes, l’identification de leurs causes et la recherche de solutions requièrent des compétences de haut niveau selon l’idéologie dominante. Or l’on sait que dès que l’expertise se mêle de la partie, on marque un pas géant vers la bureaucratie où des dominent règles et des procédures et techniques dites neutres. Seule la méthode de Recherche - Action consiste à réunir des éducateurs populaires et des groupes d’action dans un séminaire où seront identifiés des problèmes à partir des pratiques sociales de ces groupes, à approfondir l’étude de ces problèmes en vue d’une quête collective de solutions et à choisir ensemble les actions à mettre en place, ainsi que les opérations futures. L’activité populaire est donc participative du début à la fin de tout processus.

Des Objectifs du nouveau Contrat Social

Jusqu’à aujourd’hui, ils sont au nombre de neuf. Mais, on pouvait les regrouper autour de quatre axes : politique, culturel, social et économique.

Le projet annonce de nouvelles relations économiques, sociales, politiques et culturelles : « redéfinir de manière radicale les relations entre l’Etat, la société et le citoyen », mais la radicalité s’arrête à « l’application d’une justice saine et équitable ». Donc, la question de justice sociale n’est pas consignée à l’agenda du Groupe des 184. Or le peuple a subi depuis sa constitution une série d’injustices économique, sociale, politique et culturelle qui profitent à l’aristocratie et à l’oligarchie haïtiennes. En ce sens, dire que « depuis l’Indépendance de notre pays, l’Etat traditionnel n’a jamais pu se mettre au service du peuple haïtien » participe d’un discours métaphysique sur la réalité socio - politique haïtienne. Construire un nouvel Etat, c’est donc rompre avec la pratique politique autoritaire et discriminatoire dans toutes les relations sociales haïtiennes. Il ne s’agit pas de « définir un projet collectif de développement », quand l’Etat nouveau ne va que restaurer la discrimination culturelle, l’exploitation économique et la domination politique dans le cadre de la croissance économique espérée. La « normalisation de la politique par « l’établissement d’un système de partis structurés, valorisés et développant des capacités réelles de gestion efficace et efficiente » est un projet de démocratisation du système politique, mais la modernisation politique ne transforme pas la nature verticale de l’autorité qui soutient et pratique la thèse de la naturalité et de la normalité de l’exploitation des travailleurs. Or, le Groupe des 184, par son souci de masquer ce trait dominant du système social haïtien, n’a pas caché son intention de donner un nouveau vernis à l’ordre ancien. Prétendre que l’Etat est réellement institué pour « défendre les intérêts supérieurs de la nation et ceux des diverses catégories de la société », c’est se moquer du bon sens populaire. Des organisations populaires autonomes ont déjà fait l’expérience des privilèges accordés aux classes dominantes ; des secteurs majoritaires de la population savent très bien que la société civile n’est pas aussi homogène que l’a présentée le Groupe des 184, et que les classes sociales ne sont pas seulement diverses, mais fondamentalement opposées dans la lutte pour leur reproduction. Toute l’histoire d’Haïti est une lutte entre paysans et grandons, ouvriers et bourgeois compradores. Avec l’intégration du sexisme dans le modèle d’exploitation et la dégradation de l’environnement qui s’ensuivit, la lutte s’étend aux féministes et aux écologistes. Donc, de nouveaux rapports politiques ne s’établiront que dans le respect de l’équilibre écologies - humaines propre à la culture populaire haïtienne, c’est - à - dire que dans la suppression de l’exploitation de l’homme, de la femme et de la nature.

Le Groupe des 184 aborde la question culturelle dans « combattre les préjugés », et « démocratiser le savoir et combattre l’ignorance ». « A la faveur de ce nouveau contrat social, nous allons jurer de combattre toute la forme de préjugés, de discrimination, et d’exclusion , y compris ceux qui ont un rapport avec les origines sociales ou régionales, l’âge, l’apparence, les croyances religieuses et les pratiques culturelles ». Mais, qu’est-ce qui nourrit ces préjugés, discrimination et exclusion ? Au profit de qui ? Pourquoi des paysans sont - ils maintenus dans l’analphabétisme depuis deux siècles ? Le Groupe n’offre pas de réponse. Pourtant, il veut démocratiser le savoir, même s’il n’entend pas éradiquer totalement les phénomènes d’enfants non scolarisés, d’analphabétisme et de différenciation scolaire : « il y a trop d’enfants en âge de scolarité qui ne fréquente pas l’école. Il y a encore trop d’analphabètes dans le pays. Il y a encore trop de différence dans la qualité d’éducation entre les écoles que fréquentent les enfants d’une même nation ». C’est vrai que ces réalités culturelles sont intolérables, mais l’ « accès aux mêmes opportunités » n’attaque pas les racines de cette discrimination culturelle, puisqu’il trace l’horizon de la lutte contre les préjugés, la discrimination et l’exclusion : à l’intérieur du marché, les secteurs trouvent la solution ! A la définition d’autres repères, le Groupe des 184 a intelligemment « enfoui » le respect de la propriété privée dans la masse des valeurs morales à sauvegarder. La valeur suprême du Groupe des 184 est consignée presque à la dernière ligne du contrat. Pourquoi les concepteurs ont - ils adopté cette logique discursive ?

Seulement, le Groupe des 184 a, en quelque sorte, séparé la discrimination culturelle des autres réalités de la formation sociale haïtienne. Le mode dépendant de production et d’échange n’y est pas pour rien, à en croire la démonstration du Groupe des 184. La culture s’est autonomisée comme dans la plus pure tradition fonctionnaliste où le groupe est allé chercher la norme d’égalité des chances pour « résoudre » les problèmes de la discrimination et de l’exclusion.

Lutter contre la misère » et « renforcer les droits des travailleurs » constituent les deux principaux axes autour desquels tourne l’horizon social du nouveau contrat. Mais, une différence significative est à observer dans la description de ces deux objectifs : le groupe est peu bavard sur la question des travailleurs. Pauvreté, misère, faim et maladies sont à combattre, mais il n’est pas question d’aborder ces problèmes dans leur radicalité, car « l’écart est trop grand entre ceux qui sont les plus riches et ceux qui sont les plus pauvres. Les disparités sont trop grandes entre la ville et la campagne » Ici encore, la théorie de la normalité est évoquée pour justifier à peine les pratiques sociales d’exploitation qui ont créé ces contradictions.

Par contre, le Groupe des 184 recherche de la liberté dans les relations de travail. L’égalité contractante est ici évoquée selon le credo libéral : « le nouveau contrat social doit garantir la liberté syndicale ainsi que le respect des droits des travailleurs (Â…). Mais cette garantie est enrobée du mythe d’« une juste rémunération » : il n’y a pas de justice dans des rapports salariaux, parce que la force de travail est évaluée à la quantité de biens et de services nécessaires à sa reproduction, et non à la quantité de richesses réellement produites. Le surplus de la production, le surtravail ou la plus -value est approprié en vue de la reproduction du capital.

Ce capital, le Groupe des 184 semble vouloir le reproduire selon une régulation libérale. « Bénéficier d’un système de sécurité sociale », c’est un droit qui n’existe presque pas en Haïti. En parler dans le cadre d’un nouveau contrat à mettre en place en plein contexte néolibéral, parait être un progrès dans le cas d’Haïti.

Le Groupe des 184 entend « sauver l’environnement » et « développer le pays ». Il faut « adopter collectivement des comportements susceptibles de freiner la destruction systématique et de reconstruire notre espace de vie ». Alors, s’impose « un cadre économique qui stimule l’investissement permettant ainsi l’augmentation de la production nationale et la création d’emplois », en vue d’ « engager le pays dans un processus de développement durable »

En dépit du fait que les paysans sont cités dans les deux « clauses », la question agraire n’est nullement évoquée. Le « développement » doit être « durable », comme « le respect de la propriété privée » reste suprême, c’est -à - dire que le profit demeure l’objectif majeur, même si le groupe souligne : « De moins en moins de personnes ont accès aux services de base : sécurité, santé, assainissement, eau potable, électricité etc. ». La durabilité économique et l’amélioration de la qualité de vie sont des horizons sociaux qui se situent hors de la portée capitaliste, car le capital dévore à la fois et la nature et l’humain.

Pour un vivre ensemble révolutionnaire

Le diagnostic du Groupe des 184 s’opère principalement selon une double temporalité. Il décrit le présent et envisage l’avenir. Donc, il n’a pas abordé les réalités haïtiennes dans leur triple dimensionnalité. Mail quand il fait référence au passé, ce dernier est évoqué sous forme impersonnelle.

Le Groupe des 184 est imprégné d’une dangereuse logique identitaire qui « suspend » le processus historique : le moment contradictoire des intérêts sociaux disparaît de la tentative de comprendre les relations sociales. Par exemple, la discrimination culturelle et la dégradation de l’environnement ne sont pas approchées dans leur contenu économique et politique de classe à travers l’histoire.

Le Contrat Social des 184 semble être une démarche pour la reprise du contrôle politique par les oligarques haïtiens. L’objectif de vivre ensemble est donc un pur prétexte.

Le vivre ensemble révolutionnaire est l’alternative la plus appropriée au vivre ensemble libéral en plein contrôle néolibéral. Ce projet révolutionnaire s’édifiera autour de la mobilisation des secteurs majoritaires de la population qui revendiquent le travail, l’éducation, la santé, la dignité, l’autonomie de pensée et de pouvoir, etc. Ce vivre ensemble ne peut être institué qu’avec une réelle volonté politique de réaliser la liberté chèrement conquise par nos ancêtres, les marrons de la liberté.

Jn Anil Louis-Juste

Décembre 2003