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Haïti au carrefour du non-retour

Par Nancy Roc

Soumis à AlterPresse le 12 fevrier 2004

L’insurrection qui gagne plusieurs villes d’Haïti depuis « la chute des Gonaives » le 5 février dernier est excessivement grave, peut-être même « gravissime » pour reprendre l’expression de l’expert international et indépendant de l’ONU en avril dernier, Louis Joinet. Après plus de deux mois de manifestations anti-gouvernementales presque quotidiennes et de répression tous azimuts, la crise haïtienne a désormais pris un nouveau tournant qui peut avoir des conséquences irréversibles sur le processus démocratique et le futur du pays. Le mois dernier, nous avions déjà fait état de notre inquiétude face à la disparition de la peur parmi la population. Cette dernière, certes de façon grandissante et compréhensible, contestait ouvertement et quotidiennement le pouvoir dans les rues mais se laissait aussi aller à des affrontements ou débordements tels que ceux enregistrés le 1er janvier à Trou du Nord ; débordements qui laissaient présager des dérapages peut-être incontrôlables dans un futur proche. Malheureusement, nous constatons aujourd’hui que notre appréhension était justifiée et l’entêtement absurde d’un despote pour se maintenir au pouvoir risque de nous entraîner vers l’irréparable.

La théorie des 3 « C »

Il est clair que dans sa soif inaltérable de pouvoir, Jean-Bertrand Aristide applique plus que jamais à nos yeux ce que nous appellerons ici, la théorie des 3 C en l’occurrence, Corruption, Cruauté et Chaos.

La corruption par laquelle il a créé et soudoyé des groupes de milices armées est à la base de l’insurrection actuelle. En effet, la presse internationale a beau appelé ces groupes insurrectionnels des « rebelles », il n’en demeure pas moins vrai que ces hommes sont les ex partisans d’Aristide et ont été corrompus tant par l’argent du pouvoir que par sa mentalité prédatrice. En témoignent les auto-proclamations des dits « rebelles » comme maire et commissaire de telle ou telle ville. Ces actions sont des plus inquiétantes pour le futur démocratique du pays. Si certains se réjouissent déjà de cette « rébellion », c’est qu’ils se laissent aller aux apparences et surtout à leur désir aveugle d’assister le plus vite possible à la chute du dictateur sans en peser toutes les conséquences pour l’après Aristide. Suite aux 18 années de transition démocratique souvent sanglantes et certainement marquées par de nombreux échecs, les citoyens haïtiens se doivent de réfléchir davantage sur le contexte actuel, sans émotion, afin de prévenir (si cela est encore possible) l’irréparable. Il est clair que la phase de mobilisation pacifique contre le pouvoir en place fait désormais partie du passé. Toutefois, nous constatons avec tristesse et inquiétude que ni les partis politiques de l’opposition ni la Plate Forme Démocratique n’arrivent, jusqu’à ce jour du moins, à se positionner de façon claire, nette, analytique et pragmatique par rapport à l’insurrection et la violence grandissantes qui s’étendent à travers le pays et ont fait plus de 40 morts et une centaine de blessés en l’espace de 72 heures. Or plusieurs questions devraient être posées : quelles sont les forces réelles qui sont sur le terrain ? Comment des « groupuscules » rebelles ont-ils réussi le 5 février dernier à entraîner la police dans une embuscade tellement bien montée qu’elle a entraîné la mort de 14 policiers ? Que démontre l’absence de toute autorité ou intervention de l’Etat dans la plupart des villes prises par les « rebelles » ? Cette non-intervention est-elle voulue ou démontre-t-elle uniquement l’incapacité des autorités de protéger les vies et les biens ? Ce chaos arrange-t-il Aristide afin qu’il puisse s’assurer d’une intervention étrangère et, par là -même, imposer le respect de son mandat ? Comment croire les membres de « l’Armée Cannibale », rebaptisée Front de Résistance de l’Artibonite, lorsqu’ils disent qu’ils remettront leurs armes après le départ d’Aristide ? Comment envisager d’intégrer dans le futur de tels hommes dans un Etat de droit après les excès commis tant envers la population sous le règne d’Amiot Métayer, que le 5 février dernier dans les actes d’horreur à l’encontre de policiers aux corps mutilés ?

Le rappel de ces images inhumaines qui ont été transmises à travers le monde entier cette semaine, nous amène à évoquer la cruauté de ce régime, de ce qu’il a et pourrait encore engendrer. En effet, si la corruption entretenue par le pouvoir a accouché de plusieurs monstres, sa cruauté laisse présager des jours encore plus sombres. Alors que depuis les événements du 5 décembre 2003 à l’INAGHEI et à la Faculté des Sciences Humaines, l’opposition et la Plate Forme Démocratique n’ont cessé de lancer des appels à la raison aux membres du pouvoir et à la police, ces derniers ont constamment répliqués à une révolte grandissante par une répression quasi systématique et une arrogance fielleuse. La presse indépendante, les étudiants, les militants des droits humains, la société civile et les partis politiques : personne n’a été épargné. Or à quoi peut-on s’attendre après tant de cruauté entêtee du pouvoir ? Le départ d’Aristide que certains médias internationaux qualifient déjà « d’inéluctable » ne pourrait-il pas être suivi d’un « déchoukage » pire que celui de l’après 86 ? Les scènes d’horreur enregistrées le 5 février dernier dans la Cité de l’Indépendance ne pourraient-elles pas constituer un macabre prélude à la déception profonde d’un peuple martyrisé dont la vengeance peut être à la hauteur des actes de cruauté qu’il a enduré ? Quelles seront les conséquences pour notre société d’un tel « déchoukage » dans un pays aux institutions tellement fragilisées sinon presque détruites ? Certainement ce que le gouvernement américain redoutait le plus pour Haïti : le chaos total.

Le chaos : voici le mot clé qui caractérise la crise haïtienne depuis près de quatre ans et qui risque de devenir le trait dominant du futur du pays. En effet, à force de se réfugier derrière l’éventualité d’un chaos incontrôlable si Aristide quittait le pouvoir, la communauté internationale et les Etats-Unis en pleine année électorale, risquent de se trouver embourbés une nouvelle fois dans la poudrière haïtienne. Nous l’avons dit et écrit en maintes fois : le chaos avait déjà été instauré par le régime lavalassien et l’impuissance ou indifférence de la communauté internationale à agir en Haïti de façon rapide, efficace et de concert avec les forces saines du pays, n’ont fait qu’empirer la situation. Une fois de plus, dans une déclaration faite sur TV5 le week-end écoulé, l’expert indépendant des Nations Unies pour les droits de l’Homme, Louis Joinet, a dit craindre, une catastrophe humanitaire en Haïti en cas de non-résolution de la crise . Vu le pourrissement de la situation, Monsieur Joinet croit que la meilleure solution serait la démission de Jean Bertrand Aristide. Concernant l’insurrection du front de résistance pour le renversement de Jean Bertrand Aristide, ci-devant « armée cannibale, Louis Joinet pense que « c’est l’histoire de l’arroseur arrosé ». L’expert international rappelle que l’armée cannibale qui était soutenu par le régime de Jean Bertrand Aristide s’est retournée contre le pouvoir après la découverte du cadavre mutilé et criblé de balles de son chef, Amiot Métayer, le 23 septembre dernier. Un assassinat qui est intervenu, souligne Joinet, à un moment où les pressions internationales pour réclamer l’arrestation du fugitif Amiot Métayer s’accentuaient. [1] Toutefois, l’histoire de l’arroseur arrosé risque de s’étendre d’Aristide aux acteurs de la communauté internationale qui se verront, à un moment donné ou à un autre, obligés d’intervenir en Haïti. Contrairement aux plans de la CARICOM, celle-ci se verra peut-être et rapidement réduite au rôle d’intermédiaire diplomatique ou de simple régulateur régional. Les propos de Koffi Annan, Secrétaire Général de l’ONU le 9 février dernier,annoncant l’accroissement « très prochainement » de l’engagement des Nations Unies en Haïti, n’écartent pas la possibilité d’une « réactivation » de la mission de l’ONU en Haïti comme en 1994. A ce sujet, l’analyse de Pascal Chaigneau, directeur du Centre d’Etudes Diplomatiques
et Stratégiques ( CEDS a Paris) et Docteur en science politique est édifiante : selon lui, « les Etats-Unis ont voulu Aristide et ils l’ont eu. Ils ne l’ont
pas encore lâché. Ils continuent à être les premiers bailleurs de
fonds. L’administration Bush n’a envoyé aucun signal permettant de
décoder qu’ils laissaient tomber Aristide. Le parti d’Aristide (Â…) est en crise, mais aucun élément lourd ne nous autorise à 
penser que les Etats-Unis lâchent Aristide et jouent une autre
carte. De là à intervenir pour restaurer la situation, c’est tout à fait
vraisemblable, mais sous une casquette multilatérale, vu le contexte
électoral actuel aux Etats-Unis. L’hypothèse la plus crédible serait
la réactivation de la Mission des Nations Unies pour Haïti, après un
vote au Conseil de sécurité. [2]

Haïti face à la guerre civile ?

Nous ne voulions pas y croire, pourtant son spectre nous nargue : la guerre civile. Ce mardi 10 février, on apprenait que le gouvernement avait repris le contrôle des villes de St Marc, Grand-Goâve et Dondon. Toutefois, le secrétaire d’Etat à la Sécurité publique, Jean-Gérard Dubreuil a avoué, lors d’une conférence de presse commune avec Jocelerme Privert et Mario Dupuy, que « la police n’est pas préparée pour la guerre. » Rappelons que suite aux événements du 5 février, le gouvernement américain a accusé les autorités haïtiennes de contribuer assez souvent à la violence en « mélangeant la police aux gangs, aux ’’brutes’’ » Combien de temps durera l’apparente accalmie qui semble se rétablir depuis le mercredi 11 février ?

Ce qu’il faut comprendre aujourd’hui, c’est que l’insurrection de ces derniers jours n’est certainement pas le fruit d’un mouvement spontané mais bien celui d’une réflexion longuement préparée et planifiée. Le gouvernement avait-il raison de dire que l’opposition avait un « bras armé » ? Si c’est le cas, une fois de plus, ses mensonges constants ne nous auront pas permis de voir venir le danger. En effet, au lieu d’accuser constamment l’opposition sans preuve, les autorités auraient du prendre leurs responsabilités et fournir des preuves au public haïtien que ladite opposition pourrait effectivement riposter de manière plus dure. Ceci n’a jamais été fait et aujourd’hui, ce sont encore les innocents qui paient. De son côté, la Convergence, à notre grand étonnement, a félicité le peuple haïtien pour son courage dans son mouvement insurrectionnel !Â…Mais, Micha Gaillard a apportéun bémol a cette prise de position en précisant à l’AFP : « nous distinguons le mouvement populaire, que nous soutenons et qui demande le départ de Jean Bertrand Aristide, des forces insurrectionnelles armées auxquelles nous ne nous identifions pas. » Ceci dit, de nombreuses questions restent posées aujourd’hui quant à la non implication absolue de l’opposition dans cette insurrection. Les actions des partisans du RAMICOS, proche de l’opposition, ne sont pas faites pour nous rassurerÂ…A ce sujet les médias internationaux font de plus en plus état de la possibilité de l’opposition de répondre au régime d’Aristide par d’autres moyens que la lutte pacifique. Quant a Pascal Chaigneau, directeur du Centre d’Etudes Diplomatiques et Stratégiques ( CEDS )
et Docteur en science politique, il va bien plus loin. Selon lui, « le danger, c’est que ce pays est habitué à des cyclologies de violence. Ce ne serait pas la première fois que l’on assisterait à des dérives. Le risque, c’est la milicianisation de l’opposition,
pour faire face aux milices du parti Lavalas d’Aristide. Il y a donc
un réel risque d’escalade de la violence en Haïti. [3]

Malgré la catastrophe qui se profile à l’horizon, Washington continue de privilégier les efforts diplomatiques plutôt qu’une intervention directe. Tant du côté de Richard Boucher, porte-parole du ministère des affaires étrangères, que de celui de Donald Rumsfeld, secrétaire américain à la Défense, les propos sont clairs : « il faut une solution politique et cela ne peut être obtenu que par le dialogue, la négociation et des compromis » a affirmé le premier cette semaine, alors que le second précisait ce 10 février qu’il « n’existe aucune intention (d’intervenir) à l’heure actuelle, ni aucune raison de penser à une intervention américaine ». [4]

Le chaos redouté par les Américains est en train de s’intensifier et la dégradation politique du pays a largement contribué à la mauvaise image qui reste de l’intervention américaine en 1994 pour restaurer Aristide au pouvoir, tant dans une large partie de la classe politique que dans l’opinion américaines. Aujourd’hui, plus que de craindre l’anarchie, les américains semblent ne pas vouloir se mêler davantage à notre politique désastreuse. En témoigne la déclaration d’un haut responsable américain qui a requis l’anonymat : « la situation est telle en Haïti que des forces étrangères courraient le risque d’être accusées par le gouvernement comme par l’opposition de faire le jeu du camp adverse ", a-t-il souligne. On se lave donc les mains de notre destin aussi tragique qu’il puisse se profiler à l’horizon aujourd’hui. Pire, on semble nous pousser vers la catastrophe. Le retrait du personnel diplomatique américain non nécessaire et l’avertissement du Département d ’Etat cette semaine envers ses citoyens vivant en Haïti, ne sont-ils pas annonciateurs de jours encore plus sombres ?

Quelles que soient les solutions envisagées à la crise haïtienne, nous avons de toute évidence atteint un point de non retour. Du point de vue politique d’abord, il est clair que Jean Bertrand Aristide se moque totalement des destinées du pays et du peuple haïtien : plus les morts et les blessés s’accumulent, plus il s’accroche au pouvoir et à sa paranoïa obnubilée d’un coup d’Etat. D’un autre côté la disparition de la peur parmi l’opposition et la population, sans compter les autres forces possibles et occultes sur le terrain, peuvent nous entraîner vers d’autres affrontements sanglants et des dérapages incontrôlables. La possibilité d’une guerre civile n’est désormais plus à écarter quoi qu’on dise. Enfin, du point de vue économique, la crise humanitaire silencieuse qui avait été « dénoncée » par le PNUD l’année dernière, à toutes les chances de se transformer en crise humanitaire aiguà« e. Les reportages transmis d’Haïti cette semaine le prouvent : les images des exodes des villes touchées par l’insurrection n’avaient rien à envier à celles des conflits interethniques africainsÂ…

Nancy Roc,

Muscat, Sultanat d’Oman

Golfe Persique, le 11 février 2004


[1Alterpresse, Haïti, la police a du pain sur la planche, 9 février 2004

[2Propos recueillis par Laure de Charrette, le 8 février 2004

[3Propos recueillis par Laure de Charrette, le 8 février 2004.

[4Washington veut intensifier les efforts diplomatiques, pas intervenir, AFP et le Figaro Magazine, le 11 février 2004