Par Robert Berrouët-Oriol *
En réponse à l’article Déménagement linguistique du linguiste Yves Dejean
Soumis à AlterPresse le 10 aout 2011
« ...tu sembles ne pas arriver à te convaincre
et tu multiplies ton objection, toujours la même,
tu t’épuises dans la redondance. »
(Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l’autre)
Dans sa thèse de doctorat soutenue à la Sorbonne le 9 décembre 1961, « La langue française en Haïti » (Paris, Institut des hautes études de l’Amérique latine (Travaux et mémoires, VII), thèse publiée en 1981 aux Éditions Fardin, à Port-au-Prince, et dans l’étude, trop peu connue, « Le problème linguistique haïtien » (Éditions Fardin, Port-au-Prince, 1985), l’éminent linguiste Pradel Pompilus nous a confié un legs d’une inestimable valeur. Il nous a notamment appris à travailler sur la configuration linguistique haïtienne par l’analyse, sans préjugés dogmatiques et sectaires, des deux langues du patrimoine linguistique du pays, le créole et le français. L’œuvre de Pradel Pompilus constitue un monumental édifice de la pensée haïtienne du XXe siècle tant sur son versant linguistique que sur l’archipel fécond de la littérature. On en mesurera l’amplitude en rappelant qu’il est l’auteur, avec le Frère Raphael Berrou, de la célèbre « Histoire de la littérature haïtienne illustrée par les textes » (volumes 1 et 2, 1975 et volume 3, 1977, Éditions Caraïbes, Port-au-Prince), ouvrage de référence de dizaines de milliers d’écoliers haïtiens depuis des décennies – et cette œuvre témoigne de l’étendue du patrimoine littéraire francophone haïtien depuis 1804. À propos de l’œuvre de Pradel Pompilus, le lecteur curieux lira avec intérêt le récent texte de Hugues St-Fort, docteur en linguistique et chroniqueur réputé du Haïtian Times de New York, daté du 22 juillet 2011, « Revisiter ‘La langue française en Haïti’ » [1]. Le linguiste Hugues St-Fort est aussi l’auteur d’un livre fort instructif « Haïti : questions de langue, les langues en question » (Éditions de l’Université d’État d’Haïti, juin 2011), livre construit avec la passion de l’intelligence et une exemplaire maîtrise des sujets abordés.
Il est utile de rappeler à tous ceux qui s’intéressent à la « question linguistique haïtienne » qu’il existe un acquis majeur dans le système éducatif national : des milliers d’écoliers et d’étudiants haïtiens, ces quarante dernières années, se sont approprié à la fois notre patrimoine littéraire, l’histoire nationale et leur mode d’expression en langue française grâce aux travaux pionniers de Pradel Pompilus. L’œuvre écrite et l’exemplaire parcours de pédagogue de Pradel Pompilus – à l’École normale supérieure, à la Faculté de linguistique appliquée, au Centre d’études secondaires et ailleurs en Haïti -, mérite donc d’être saluée notamment en ce qu’elle ne diabolise ni l’une ni l’autre des deux langues du patrimoine linguistique haïtien. Pradel Pompilus a certainement été le premier scientifique haïtien à exposer avec clarté la réalité de la « convergence linguistique », dans la Francocréolophonie haïtienne, entre le français et le créole, en dehors de toute myopie historique et de tout réductionnisme linguistique. Observateur impartial de la situation linguistique du pays, il a élaboré le trop peu connu « Lexique créole-français » qui est en réalité sa « thèse complémentaire », à l’Université de Paris, en 1958, suivi d’une volumineuse somme, sa « Contribution à l’étude comparée du français et du créole » (volume I, phonologie et lexique (1973) ; volume II, morphosyntaxe(1976), Éditions Caribéennes, Port-au-Prince). Pradel Pompilus a également été un proche collaborateur de feu Pierre Vernet, linguiste de haute pensée et fondateur de la Faculté de linguistique de l’Université d’État d’Haïti. Et dans le contexte de la publication de son fameux « Manuel d’initiation à l’étude du créole » (Éditions Impressions magiques, Port-au-Prince, 1983), Pradel Pompilus nous instruit de sa vision pionnière en ces termes : « Le créole représente à mes yeux plus qu’un simple procédé pédagogique, mais un moyen d’opérer la réconciliation avec nous-mêmes, susciter le respect de nous-mêmes, gage du respect des autres... Ce que je défends dans ce livre, c’est, au-delà d’un vrai bilinguisme, l’unité et la solidarité nationale sans quoi il n’y a pas de vrai développement. » Il n’est donc pas excessif d’affirmer que Pradel Pompilus a laissé au pays haïtien un immense héritage à travers lequel sa vision scientifique des deux langues haïtiennes est en parfaite adéquation avec son souci constant de coller au réel, en phase aussi avec sa pratique rigoureuse d’enseignant, d’éducateur passionné et d’éclaireur avisé en quête de consensus rassembleur. Loin d’être un idéologue au service d’un infaillible dogme, Pradel Pompilus demeure dans notre mémoire et dans nos cœurs un scientifique qui aborde la question des langues en Haïti en stricte conformité avec les sciences du langage.
Lorsqu’on étudie la situation linguistique haïtienne sous l’angle de l’accumulation des savoirs et du rôle des deux langues officielles dans la transmission des connaissances, on se rend compte que les idées défendues par le linguiste Yves Dejean se situent sur bien des points-clé à l’opposé de l’héritage de Pradel Pompilus. Yves Dejean est sans doute le plus érudit de tous les linguistes haïtiens de ce XXIe siècle, bardé des plus reluisants diplômes, de la philosophie à la théologie, de l’hébreu biblique au doctorat en linguistique. Ses connaissances, encyclopédiques, sont infinies et il a littéralement tout lu : de Martinet, Barthes, Hjelmslev, à Ruwet, Anzieu et Fònagi ; de Todorov, Piaget, Langacker, Dolto à Halliday, Rey et Hagège ; de Chaudenson à Valdman ; de Firmin, Meschonic et Guillaume à Sartre, Bourdieu et DeGraff ; de Delorme à Wambach, Hugo et Zola ; de Freud à Lacan, Kristeva et Derrida ; d’Aristote à Heidegger, Ricoeur et Foucault ; d’Althusser, Balibar et Lévy-Strauss à Merleau-Ponty, Breton et Price-Mars… Il a certainement arpenté les grosses pointures du formalisme russe, Jakobson, Eichenbaum, Tynianov et Brik... Et je parie, foi de Poète !, qu’il a déjà lu les futurs et prochains développements de la grammaire générative et transformationnelle que le réputé linguiste américain du MIT, Noam Chomsky, sans doute informé de la question linguistique haïtienne, publiera en 2015 ou en 2020…
C’est donc fort de ce remarquable bagage érudit que Yves Dejean —ancien curé de l’Ordre des Oblats de Marie-Immaculée, traducteur biblique, corédacteur de la version créole —non officielle— de la Constitution de 1987, enseignant à l’Université d’État d’Haïti et cofondateur en 1994 de la Secrétairerie d’État à l’alphabétisation—, a livré, sur le site de l’agence en ligne AlterPresse de Port-au-Prince, un compte-rendu critique de notre livre daté du 30 juillet 2011 « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (Éditions du Cidihca, Montréal, février 2011 ; Éditions de l’Université d’État d’Haïti, juin 2011) sous le titre « Déménagement linguistique [2] ». Yves Dejean est l’auteur d’ouvrages et d’articles scientifiques de grande valeur, entre autres de « Comment écrire le créole d’Haïti » (thèse de doctorat, Indiana University, 1977, Éditions Collectif Paroles, Montréal, 1980), « Yon lekòl tèt anba nan yon peyi tèt anba » (Éditions Deschamps, Port-au-Prince, 2006), ainsi que de textes de facture plutôt idéologique, dont « Fransé sé danjé » , (revue Sèl, n° 23-24 ; n° 33-39, New York, 1975).
Il faut garder en mémoire que, du strict point de vue de la description grammaticale et phonologique du créole haïtien, et quant à la cohérence de la graphie actuelle du créole, le linguiste Yves Dejean est l’une des voix les plus autorisées et les plus rigoureuses des études consacrées à « la langue qui unit tous les Haïtiens », le créole. On l’en félicitera une fois de plus mais en lui rappelant, pour qu’il ne l’oublie surtout pas, qu’il y a également, en Haïti et hors d’Haïti, d’autres voix hautement autorisées dans le domaine de la créolistique…
Dans la sphère des débats publics, Yves Dejean, comme moi d’ailleurs, a le droit de formuler ses idées, au même titre que n’importe quel citoyen haïtien vivant en Haïti ou hors du pays, et au même titre qu’un linguiste dont la langue maternelle n’est pas le créole mais dont la rigueur attestée l’autorise à effectuer des recherches dans le champ de la créolistique. Mais il est aberrant, voire frileusement « diasporaphobe », de vouloir encore aujourd’hui exclure les intellectuels haïtiens de la diaspora du débat public sur la question des langues en Haïti. Ce n’est pas parce que l’on vit en Haïti que l’on disposerait à priori d’une « vérité » absolue, d’un infaillible dogme, pontifical et pontifiant, sur le créole haïtien…
Cela étant posé, la mention objective du haut savoir linguistique de Yves Dejean et le respect que j’ai pour mon aîné me portent, en une sereine et méthodique approche du débat d’idées, à exposer publiquement que plusieurs idées qu’il soutient sur la question linguistique haïtienne, depuis une cinquantaine d’années, ne parviennent toujours pas à rallier les chercheurs, les universitaires, les enseignants, les spécialistes de la didactique des langues, les concepteurs de manuels scolaires et les administrateurs du système éducatif national. Pire : en Haïti et outre-mer, elles servent parfois de caution académique et intellectuelle à l’une et l’autre de ces mini-sectes créolistes/fondamentalistes, mini-sectes de la soutane militante et dispensatrices d’anathèmes qui, paradoxalement, alimentent la minorisation institutionnelle du créole en Haïti.
Si je prends aujourd’hui la peine d’écrire le présent article, ce n’est même pas pour défendre un livre que j’ai eu la joie de coordonner et qui, le lecteur en conviendra à sa lecture page après page, se tient debout tout seul et est porteur à la fois d’une forte vision et de propositions en phase avec cette vision. Je le fais parce que nous sommes en présence, au prétexte du compte-rendu critique de lecture d’un livre, de la réitération du « système » Yves Dejean totalement opposé à toute vision non conflictuelle de la cohabitation des deux langues officielles d’Haïti, vision non conflictuelle que nous assumons et dont les lecteurs de AlterPresse sauront mesurer tous les enjeux à la lecture de notre livre « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions ». Argumenté et se voulant dialogique, notre ouvrage collectif traite non pas de « l’acquisition… » du créole par tous les locuteurs natifs du pays, mais plutôt de l’aménagement et de la didactique convergente de nos deux langues officielles dans l’espace public et dans le système éducatif national. Et pour passionnant et « éternel » qu’il soit, « Le débat inné-acquis et le développement du langage à l’aube du 21ème siècle » (Christophe Parisse, 2002) [3] n’est pas l’objet de notre livre, et vouloir verbeusement y enfermer le lecteur n’est qu’un dilatoire détournement du sens de notre démarche.
Le « système » Yves Dejean : « tout en créole tout de suite »
Yves Dejean véhicule encore cette idée irréaliste du « tout en créole tout de suite » par l’excommunication et le radical bannissement, simpliste et fantasmé, il faut le souligner, de la langue française du système éducatif national. En effet, dans une pétition lancée sur le Net et trop peu connue, datée du 12 juin 2010, intitulée « REBATI » [4], Yves Dejean dont la langue maternelle est le français et qui a effectué des études primaires et secondaires de qualité, en français, à Saint-Louis de Gonzague—, synthétise comme suit son « système » :
— « Tout moun ki fèt e ki leve ann Ayiti konprann kreyòl, pale kreyòl. »
—« Pi fò moun ki fèt e ki leve ann Ayiti pa konprann franse, pa pale franse. »
—« Lekòl ki fèt AN FRANSE ann Ayiti, depi plis pase 200 an, pa reyisi fè lang franse tounen lang pi fò Ayisyen. »
—« Lè lekòl a fèt AN KREYÒL, sa vle di nan yon lang TOUT MOUN pale nan peyi d Ayiti, menm jan tout timoun ap etidye kalkil, jewografi, istwa peyi yo, eksetera, serye serye, se kon sa dwe genyen yon pwogram serye pou yo etidye franse—yon lang ki pran pye ann Ayiti depi sou tan lakoloni. »
—« TOUT moun ann Ayiti pale Kreyòl. Sa klè kankou dlo kokoye. Ann fè lekòl an KREYÒL. »
Cette formulation extraordinairement simpliste de la problématique linguistique haïtienne a au minimum le mérite de confirmer ce que l’Unesco ne cesse de répéter depuis plus de cinquante ans : la scolarisation doit se faire dans la langue maternelle et usuelle des apprenants. Le rôle-clé de la langue maternelle dans l’enseignement est donc connu depuis de nombreuses décennies et fait unanimité chez la plupart des chercheurs, des linguistes et des didacticiens —et nous défendons ce rôle-clé à visière levée dans notre livre. « Dès 1953, un comité d’experts de l’UNESCO qui étudiaient certaines questions concernant la langue et l’enseignement ont trouvé de nombreux avantages à l’enseignement dans la langue maternelle : “II est évident que le meilleur support pour enseigner à un enfant est sa langue maternelle. Psychologiquement, c’est le système des signes compris qui marche automatiquement dans son esprit pour s’exprimer et comprendre. Sociologiquement, c’est un moyen de s’identifier aux membres de la communauté à laquelle il appartient. Sur le plan pédagogique, il apprend plus rapidement par son biais que par celui d’un support linguistique qui ne lui est pas familier. (UNESCO 1953 : 41) ” (Centre for applied linguistics, 2004) [5] »
Par contre dans le « système » Yves Dejean, il est inconcevable de faire cohabiter le français et le créole dans l’apprentissage des connaissances en Haïti. En clair : contrairement à l’auteur de « Fransé sé danjé » , nous assumons qu’il est indispensable de repenser/refonder le système éducatif haïtien en y introduisant systématiquement, méthodiquement et à tous les niveaux, « la langue qui unit tous les Haïtiens », le créole, comme langue enseignée et langue d’enseignement, aux côtés du français et à parité statutaire avec le français. À contre-courant du « système » Yves Dejean, nous assumons que c’est le système éducatif haïtien dans toutes ses composantes qui doit être repensé et refondé dans la perspective rassembleuse de la « convergence linguistique » et dans le cadre plus large d’une future politique nationale d’aménagement des deux langues officielles du pays, le français et le créole. Il est erroné de vouloir faire croire que c’est la langue française en soi qui est responsable de l’échec et de la déperdition scolaires en Haïti : dans notre livre, nous avons rappelé que l’échec et la déperdition scolaires sont la résultante d’un ensemble de facteurs, parmi lesquels le sous-financement du système éducatif, la sous-qualification d’un grand nombre d’enseignants, etc. Et nous avons également montré comment et combien la question des langues d’enseignement a été et est au cœur de la sous-qualification généralisée du système éducatif haïtien.
Aussi, la sous-qualification d’un grand nombre d’enseignants dans le système éducatif haïtien est une conséquence directe de l’exode forcé de milliers d’enseignants et de cadres professionnels fuyant la répression sanglante déclenchée en Haïti par la dictature de Duvalier dès les années 1960. L’histoire des migrations subséquentes, de 1970 à 2010, a confirmé cette tendance lourde de « fuite » de la matière grise haïtienne au profit des économies des pays du Nord, notamment le Canada qui, a lui seul, reçoit un grand nombre d’immigrants haïtiens sélectionnés en fonction de leur niveau de scolarité. Les sources les plus fiables, y compris l’OCDE et le PNUCED, estiment qu’entre 60 et 80% de ce qu’elles appellent les « élites intellectuelles » haïtiennes ont émigré ces quarante dernières années vers les États-Unis, la France et le Canada.
Aujourd’hui, en Haïti, malgré les trois « réformes » successives du système éducatif, l’enseignement du créole et en créole demeure très limité et s’effectue selon un rapiéçage de ‘méthodes’ diverses. Le matériel didactique de qualité pour l’enseignement du créole et en créole est dérisoire, peu diffusé et fait encore très largement défaut à l’échelle nationale. Et l’enseignement du français langue seconde demeure la plupart du temps traditionnel, lacunaire, inadéquat, sans lien avec la culture et les réalités du pays et, à terme, cet enseignement aboutit à la reproduction de la sous-compétence linguistique des élèves et des étudiants. Contrairement à Yves Dejean, la plupart des analystes du système éducatif haïtien s’accordent à dire qu’un grand nombre d’élèves qui parviennent à achever leurs études secondaires ne sont compétents ni en créole ni en français… Ce n’est pas parce que ces élèves sont des locuteurs natifs du créole qu’ils seraient, par l’onction bienveillante d’un linguiste, compétents dans la maîtrise du créole… Le « problème linguistique haïtien » est autrement plus complexe : faire de la langue française « l’essence » théosophique de tous les maux de notre système éducatif est donc une chimère et un aveuglement dilatoire… Ce qu’il faut rigoureusement prendre en compte, c’est que l’offre scolaire actuelle – que l’État, d’ailleurs, ne contrôle qu’à environ 10%—, est largement insuffisante, « rapiécée », inadaptée, essentiellement sous-qualifiée au plan de la didactique des deux langues officielles, et elle ne permet pas aux enfants haïtiens d’accéder à une scolarisation de qualité.
Par ailleurs, à notre connaissance, aucune enquête sociolinguistique, ces quarante dernières années, n’a démontré que les 8 millions d’unilingues créolophones d’Haïti auraient demandé à l’État de leur « interdire » l’exercice de leur droit constitutionnel à la possession de la langue française par une scolarisation adéquate et moderne. Ces 8 millions d’unilingues créolophones n’ont pas demandé à l’État, par référendum ou autrement, d’excommunier, de bannir, de se « débarrasser de » la langue française de notre système éducatif. De manière symptomatique, cette pulsion conflictuelle qui revendique l’exclusion de la langue française du système éducatif haïtien est le fait de quelques très rares bilingues français-créole ayant fait d’excellentes études... en français ou en d’autres langues régionales, y compris dans les meilleures universités nord-américaines et qui, revenus en Haïti, se sont donné le statut de croisés dont la mission est de « défendre » la langue créole contre tous les « apatrides », « anti-nationaux » et « hérétiques » qui ne professent pas la « foi » catéchétique du « tout en créole ».
Dans un système éducatif vétuste et sclérosé —financé et dirigé à 90% par le secteur privé national et international—, il est donc illusoire de vouloir faire croire que les familles haïtiennes renonceront à l’enseignement en français et du français au profit du « tout en créole tout de suite ». Les parents, les familles, tous réclament une École haïtienne de qualité, davantage d’enseignants qualifiés, un enseignement moderne qui permet non seulement une maîtrise conséquente du créole, mais aussi une maîtrise effective du français pour leurs enfants. Il est également fantaisiste de croire que les parents haïtiens accepteront un jour le « système » Yves Dejean qui ne correspond pas à leurs attentes et à leurs besoins : en Haïti, ce « système » est plutôt perçu comme « une fantaisie d’intellectuels coupés de la vie réelle de près de 10 millions d’Haïtiens et qui jonglent avec leurs phantasmes. C’est une chimère. » Il importe donc de récuser publiquement et de démonter de manière argumentée le « système » Yves Dejean, qui risque à terme d’amplifier l’apartheid linguistique qu’il croit combattre et qui pourrait du même mouvement conforter une École haïtienne à deux vitesses, une école de l’exclusion sociale et linguistique que l’on voit champignonner depuis plus de quarante ans en Haïti en dehors de tout contrôle de l’État.
Le « système » Yves Dejean ouvre la voie à la promotion de deux « sociétés » distinctes : (a) l’une créolophone, monolingue, à qui il croit pouvoir interdire le droit constitutionnel d’accès au français. Dans cette catégorie, Yves Dejean range « espesyalman mas pitit kiltivatè, ouvriye, manman pitit ki vann e ki achte nan tout mache andeyò, mache nan ti bouk, mache lavil… » (REBATI, 12 juin 2010) car, dit-il, « Il faut tirer les conséquences du fait qu’Haïti est un pays essentiellement monolingue. Haïti est des plus monolingues des pays monolingues. » (b) L’autre « société » parfaitement, suffisamment ou relativement bilingue avec tous les « avantages » et les « privilèges » qu’un certain regard social sélectif et les préjugés hérités de l’époque coloniale attribuent à la « possession » du français. Dans cette catégorie, on trouvera les enfants des parents déjà bilingues et ceux dont les parents, unilingues créolophones, consentiront tous les sacrifices pour leur permettre d’accéder à une école dite prestigieuse et fonctionnant « en français ». À l’heure des choix décisifs en vue de la refondation du système éducatif haïtien, il serait catastrophique d’emprunter le cul-de-sac toxique que défend Yves Dejean.
La Constitution de 1987, que nombre d’observateurs auraient souhaité voir attester de manière explicite tous nos droits linguistiques, consigne cependant le principe de ce que les jurilinguistes appellent « le droit à la langue [6] », le droit à la possession et à l’utilisation des deux langues officielles du pays, le créole et le français. Car égaux quant à leurs droits constitutionnels, tous les Haïtiens ont droit à la pleine possession et à la jouissance de « la langue qui unit tous les Haïtiens », le créole, et ils ont également droit au français, langue de notre patrimoine historique dans laquelle a été rédigé l’Acte de l’Indépendance en 1804. L’article 5 de la Constitution de 1987, qui donne au créole et au français le statut de langues officielles, autorise donc la mise sur pied d’ un système éducatif bilingue créole-français en Haïti par l’adoption, dans un futur proche, nous le souhaitons, de la première loi sur l’aménagement linguistique consacrant l’effectivité de la parité statutaire du créole et du français . En clair : l’article 5 de la Constitution de 1987 est au fondement du droit de tous les Haïtiens d’être éduqués ET en créole ET en français.
L’éducation bilingue est un choix de société, qui mérite d’être analysé en profondeur, avec pondération et compétence. Elle est répandue dans plusieurs pays et dans des contextes historiques différents de celui d’Haïti. Dans le cadre de cet article, je ne puis qu’indiquer quelques références documentaires que les lecteurs pourront amplement consulter. Je suggère donc, en partage, la consultation de : —(a) Camille Ekomo ENGOLO : « Analyse sociologique du bilinguisme d’enseignement au Cameroun » [7], Varia, février 2001, n° 8, p. 135-161 ; —(b) Samba TRAORE : « La pédagogie convergente : son expérimentation au Mali et son impact sur le système éducatif » [8], Genève : BIE, 2001 ; —(c) Nazam HALAOUI, coord., Pierre BALIMA, Youssouf HAIDARA : « L’éducation bilingue en Afrique subsaharienne : enseignement dans deux langues : Burkina Faso, Congo-Kinshasa, Guinée, Mali, Niger et Sénégal » [9], Paris : OIF : Organisation internationale de la francophonie, 2009 ; —(d) Blasius AGHA-AH CHIATOH, Andreas SCHOTT, Nazam HALAOUI et al. : « Apprendre... dans quelle langue ? » [10], Lettre de l’ADEA (La), juin 2005, vol. 17, n° 2 ; —(e) Zacharie N. SAOUADOGO : « L’éducation bilingue : un continuum éducatif comme alternative au système éducatif de base formel actuel au Burkina Faso » [11], In Alphabétisation en milieux multilingues : l’expérience de pays africains francophones.
Le « système » Yves Dejean, « borné dans sa nature, infini dans ses vœux »
L’autre versant compulsif du « système » Yves Dejean a la même configuration depuis nombre d’années. Pour contrer « l’exaltation de l’idole française » (sic), l’auteur de « Fransé sé danjé » tente de faire croire que le français doit être considéré comme une langue tout à fait étrangère en Haïti, donc une langue étrangère comme une autre, et qu’elle devrait être enseignée au même titre que n’importe quelle langue étrangère (le japonais ? l’hébreu ? le mandarin ? le russe ?) qui n’appartient pas au patrimoine historique et culturel du pays. Un tel déni de l’inscription de l’une de nos deux langues officielles dans l’histoire du pays indique bien que le « système » Yves Dejean pourrait induire des choix erronés quant à la didactique des deux langues du patrimoine linguistique national et qu’il est porteur d’un encombrant handicap quant à la conceptualisation et à la production de matériels didactiques bilingues créole-français pour l’École haïtienne de demain. Cela mérite d’être publiquement débattu.
Tel est, au fond, l’enjeu du débat : dans le « système » Yves Dejean, il s’agit d’exclure et de bannir une langue pour donner droit de cité à une autre langue. À l’opposé, avec notre vision ouvertement rassembleuse, nous entendons contribuer à AMÉNAGER EN MÊME TEMPS LES DEUX LANGUES OFFICIELLES D’HAÏTI dans l’espace public des relations entre l’État et les citoyens, dans les médias, dans le système judiciaire et dans la totalité du système éducatif (de la maternelle à l’enseignement universitaire et technique) par l’effectivité du droit à la langue, par la promotion sans exclusive des droits linguistiques de tous les Haïtiens, par la parité statutaire effective des deux langues officielles du pays à travers une politique nationale d’aménagement linguistique.
Au moment où le rectorat de l’Université d’État d’Haïti, à la recherche d’une concertation sereine, propose de débattre de l’éventuelle mise en route de l’Académie créole prévue par la Constitution de 1987 —au cours d’un colloque international « L’Académie haïtienne : reconnaissance, modernité et approche scientifique des langues en usage en Haïti » [12], prévu pour octobre 2011—, il est essentiel de cultiver une approche réaliste et rassembleuse de « la question linguistique haïtienne ». Dans cet esprit, il est impératif de ne pas se fourvoyer dans le fondamentalisme linguistique qui sous-tend la démarche d’Yves Dejean, qui est paradoxalement membre du comité scientifique de ce colloque tout en étant farouchement opposé à la création de l’Académie créole. Pour notre part, nous avons formulé une cohérente proposition quant au statut et à la mission de cette Académie haïtienne (ou Académie créole) : elle pourrait être pensée au titre d’une unité de recherche-action dédiée uniquement à la production de matériel didactique bilingue français-créole et à l’élaboration de terminologies scientifiques et techniques bilingues. De manière réaliste, nous proposons de ne pas « mettre la charrue avant les bœufs » : la création de cette Académie haïtienne devrait être précédée de l’adoption de la première loi sur l’aménagement linguistique de l’État haïtien. Mieux : nous devons impérativement éviter que l’auréole rêvée d’une « prestigieuse » étiquette, l’Académie créole haïtienne, ne reproduise le passage à vide que constitue la Secrétairerie d’État à l’alphabétisation dont l’impact réel sur la société haïtienne est quasiment nul…
Cette Secrétairerie d’État à l’alphabétisation a été dès sa création en 1994 un laboratoire expérimental pour l’application la plus large des idées d’Yves Dejean sur le créole haïtien. Il faut bien rappeler, pour mémoire, que l’auteur de « Fransé sé danjé » a été, avec le linguiste Paul Dejean, à la direction intellectuelle de cette Secrétairerie d’État lors de sa création en 1994 et qu’il y a laissé une forte orientation « programmatique » à travers son projet linguistique. Les résultats du projet linguistique d’Yves Dejean et de sa « pédagogie alphabétisante » au sein de cette Secrétairerie d’État n’ont jamais été évalués. La Secrétairerie d’État à l’alphabétisation —dont l’échec est aussi légendaire que banalisé—, doit être sans délai l’objet d’un bilan public systématique, objectif et impartial, un exercice qui serait doublement utile, entre autres, à la réflexion sur l’hypothèse de création de l’Académie créole… Car de 1994 à 2011, personne ne sait vraiment le nombre exact d’Haïtiens et d’Haïtiennes véritablement alphabétisés à travers chacune des « campagnes » de la Secrétairerie d’État à l’alphabétisation… Et surtout personne ne sait s’il y a une maîtrise effective de la lecture et de l’écriture chez les alphabétisés après le cycle d’alphabétisation. De quelle manière le projet linguistique d’Yves Dejean a-t-il été validé dans l’alphabétisation des adultes, et avec quel matériel didactique ? Et encore, quels sont les outils et les structures de post-alphabétisation mis en place depuis 1994 ? Et, de manière plus générale, de 1994 à 2011, y a-t-il des savoirs, une méthodologie et une expertise —produits en Haïti grâce au projet linguistique d’Yves Dejean—, incluant son « tout en créole tout de suite », qui pourraient maintenant être « modélisés » pour l’ensemble du système éducatif, formel et informel ?
L’incontournable débat sur « la question linguistique haïtienne » est, souventes fois, tellement passionnel, voire irrationnel, qu’il importe aujourd’hui d’établir une utile distinction herméneutique et taxonomique entre ce qui relève des sciences du langage, notamment la didactique des langues, et le clairon verbomoteur de certains « défenseurs » du créole incapables, jusqu’ici, de proposer, en dehors d’une « homélie créoliste » conflictuelle, une vision rassembleuse et structurée de l’aménagement des deux langues officielles conforme à la Constitution de 1987. Il est impératif que le débat public sur « la question linguistique haïtienne » s’enrichisse de la contribution de tous nos talentueux architectes du chantier des langues, les écrivains en particulier. Et au chapitre des talents dont on parle peu, il manque encore à l’actuel débat public la voix et l’expertise de ces milliers d’enseignants qui, dans le dur labeur de la transmission des connaissances en Haïti, méritent d’être enfin entendues des linguistes.
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* Linguiste-terminologue, poète et critique littéraire, est coauteur de la première étude théorique portant sur « Les écritures migrantes et métisses au Québec » (Ohio 1992). Sa dernière oeuvre littéraire, « Poème du décours » (Éditions Triptyque, Montréal 2010), a obtenu en France le Prix de poésie du Livre insulaire Ouessant 2010. Ancien enseignant à la Faculté de linguistique de l’Université d’État d’Haïti, il est également coordonnateur et coauteur du livre de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » — Éditions du Cidihca, Montréal, février 2011, Éditions de l’Université d’État d’Haïti, Port-au-Prince, juin 2011.
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[1] http://www.infohaiti.net/accueil/culture/697--revisiter-l-la-langue-francaise-en-haiti rde
et http://www.lenouvelliste.com/article.php?PubID=1&ArticleID=95249&PubDate=2011-07-29
[6] Voir Joseph-G Turi et Genoveva Vrabie (dir.) La théorie et la pratique des politiques linguistiques dans le monde – The theory and the practice of linguistic policies in the world. Iasi : Editura Cugetarea, 2003.
[11] http://www.fpp.anlci.fr/fileadmin/Medias/PDF/FPP/FPPI/FPPI_l_education_bilingue___Burkina_Faso.pdf
[12] Voir AlterPresse : http://www.alterpresse.org/spip.php?article11318