Par André Vilaire Chéry *
Soumis à AlterPresse le 25 juillet 2011
Cet « en guise » est la reprise partielle et légèrement remodelée d’un texte intitulé « Haïti – Il était une fois le tambour », extrait de notre ouvrage Haïti Thomas ou l’autre face du Bondye bon, publié en 2007.
Est-il un instrument de musique qui éveille dans l’âme haïtienne des résonances émotionnelles aussi riches et puissantes que le tambour ? Poser cette question, c’est déjà presque y répondre : il n’en est pas. Symbole et instrument du rythme, le tambour, qui accompagne les joies comme les peines, le travail comme les moments de détente des Haïtiens, est, en Haïti, indissociable de la danse. Cela, depuis les temps lointains – pas si lointains finalement – de l’esclavage. « Une société du tambour : la danse de l’esclave » : c’est par cette caractérisation suggestive que l’anthropologue Gérard Barthélemy met en relief la place du tambour dans la vie des masses d’esclaves transportés de l’Afrique à Saint-Domingue (Dans la splendeur d’un après-midi d’histoire, 1996, éd. Deschamps, p. 167).
Du registre religieux – vodou notamment – au registre profane, du domaine artistique au champ littéraire, le tambour n’a pas fini d’interpeller l’Haïtien au plus profond de son être-au-monde. « Le tambour est le symbole de la vie haïtienne. Il est présent dans toutes nos activités et essentiel dans nos danses », écrit de son côté le professeur Maurice A. Lubin, dans un commentaire du recueil Les Tambours du soleil (1963) du poète René Philoctète (« René Philoctète et la quête de l’humanisme », in Littérature et société en Haïti, par Claude Souffrant et un groupe de professeurs, 1991, éd. Deschamps, p. 163). Les Tambours du soleil : un titre magnifique pour une œuvre poétique marquante, qui annonçait, selon le mot du professeur et critique littéraire Roger Gaillard, des « frissons nouveaux dans la poésie haïtienne ».
Symbole de la célébration de la vie, le tambour est par ailleurs indissociable des rituels du vodou, « religion populaire du peuple haïtien ». Cela explique sans doute la suspicion, voire le rejet, parfois violent, dont cet instrument fait l’objet dans certains milieux chrétiens. Le vodou, faut-il le rappeler, est un culte religieux qui, en raison d’un certain nombre de facteurs (historiques, politiques, sociologiques…), a souvent évolué en Haïti de manière plus ou moins clandestine, quand il n’était pas tout simplement réprimé par l’État. Aussi le poète Carl Brouard, l’un des porte-drapeaux du mouvement culturel et littéraire dit « indigéniste », pouvait-il se flatter d’avoir, avec ses camarades, « [remis] en honneur l’assotor et l’asson ». (L’assotor, rappelons-le, est « le plus gros des tambours sacrés » (Jean Price-Mars, Ainsi parla l’Oncle, p. 190) et l’asson une sorte de calebasse contenant des hochets, utilisée à la manière d’une cloche dans les cérémonies vodou.)
Dans un texte fondateur, paru dans la revue créole Sèl, et reproduit par Jean-Claude Bajeux dans son Anthologie de la littérature créole haïtienne, parue chez Antilia en 1999, Jozèf Ogisten [Joseph Augustin], qui devait révolutionner la musique liturgique catholique, livre un témoignage éclairant sur sa rencontre avec le tambour, via le vodou. Alors prêtre de l’Église catholique, il a l’occasion d’assister à une cérémonie vodou. « Mwen wè dans vodou k ap danse, m tande tanbou k ap kadanse, chante k ap chante… », raconte-t-il émerveillé. [Traduction par nous, AVC : « Je voyais les danses vodou qui se dansaient, j’entendais le tambour qui cadençait, les chants qui se chantaient. »]
« Lè m fin gade kont mwen, [poursuit-il,] m ale. An alan m, mwen santi repons mwen t ap chèche depi konbyen ane a, se li menm ki te ekri nan tout mwen menm : ‘‘Kadans chante pèp la, se nan vodou l ye. Moun yo va chante byen, yo va danse ak tout kè, y a devlope santiman yo byen, si se sou kout tanbou ak kadans vodou chante yo fèt.’’ »
Traduction de J.-C. Bajeux : « Après ce spectacle, j’ai senti que j’avais là la réponse que je cherchais depuis des années et qui correspondait à tout mon être : ‘‘La cadence des chants populaires, c’est dans le vodou qu’on la trouve. Les gens chanteront et danseront avec tout leur cœur, exprimant ce qu’ils sentent, seulement si les chants sont basés sur le rythme du tambour et les cadences du vodou.’’ »]
Poursuivant son dialogue avec lui-même, le prêtre catholique de s’interroger : « […] pouki m pa ta pran tanbou a ak tout kadans yo, mete l ap devlope kwayans kretyen, olye pou l rete ap devlope kwayans vodou sèlman ? Kadans sa yo, kout tanbou sa yo, yo se kadans ayisyen, yo se kout tanbou ayisyen. Lè Ayisyen an vin patizan Jezikri, li kenbe menm kadans sa yo. Ou mèt nan vodou, ou mèt nan katolik ou mèt nan pwotestan, depi w ayisyen, kadans tanbou toujou la ansanm ak ou, menm jan kreyòl la se lang ou, li toujou la avèk ou. Ou pote l nan ou. Se ou menm menm li ye »
_ [Traduction de J.-C. Bajeux : « [...] pourquoi ne pas utiliser le tambour et tous ces rythmes pour développer les croyances chrétiennes ? Pourquoi seraient-ils utilisés seulement dans le vodou ? Ces rythmes, le son du tambour, tiennent à la culture haïtienne. Et quand les Haïtiens deviennent chrétiens, ils conservent avec eux les rythmes et le son des tambours. Donc que vous soyez vodouisant, catholique, protestant, en tant qu’Haïtien, ces cadences font corps avec vous, de la même façon que le créole est votre langue partout où vous êtes. Il fait corps avec vous. »]
S’ensuivra chez Joseph Augustin un long parcours « initiatique », qui éclora magnifiquement sous la forme du mouvement de rénovation du chant religieux catholique, que son promoteur dénommera, significativement, Tamboula (= Tanbou la = Le tambour est là).
Beaucoup de chemin a été depuis parcouru. Le tambour est aujourd’hui un instrument de musique bien accepté dans les églises catholiques, et c’est lui qui rythme la liturgie des messes, ordinaires ou solennelles.
Si le tambour est bien, pour répéter le professeur Maurice A. Lubin, « le symbole de la vie haïtienne », c’est qu’il a de toujours rythmé le quotidien de l’Haïtien : ses joies comme ses peines, ses espoirs comme ses déceptions – cela au temps de Saint-Domingue déjà, comme aujourd’hui encore. Que serait la vie de l’Haïtien sans le tambour ? De Roland Baillergeau, dit Ti Roro, « le roi du tambour », révélé par les célébrations du Bicentenaire de la ville de Port-au-Prince en 1949, à l’humble et anonyme tambourineur de nos bandes de rara, et à Azor (Lenord Fortuné), le « mapou », aujourd’hui, il se dessine toute une longue trame mystérieuse, tissée autour des résonances troublantes de « la peau de cabri » dans la tête des Haïtiens et des Haïtiennes. N’est-ce pas Guy Durosier qui, de sa voix chaude et vibrante, chantait, dans les années 70 : « Tanbou frape, Ayisyen kontan ! » (« Dès que le tambour résonne, les Haïtiens sont contents ! ») ? Ce contentement dût-il être, bien souvent, le masque de circonstance poli que prend leur désenchantement : face à une existence qui « signifie » peu, face à un malheur immanent dont rien ne semble pouvoir briser le cercle. Dût-il avoir, ce contentement, le goût d’un « plezi mizè » (« plaisir de misère ») – ainsi que le chante de façon poignante Émeline Michel, sur les paroles de Beethova Obas, dans une célèbre chanson intitulée précisément Plezi mizè. Cette chanson qui a fait chanter toute Haïti commence par ces mots : « De vaksin, de tanbou, Ayisyen anraje » (« Deux vaccines, deux tambours, qu’ils sont terribles les Haïtiens »). Deux « coups de tambour » bien ajustés en effet… et voilà aussitôt mis en veilleuse le mal-être et le mal-vivre de tout un peuple. Mal-être et mal-vivre qui se transmuent en transes viscérales et furieuses où transpirent, pour qui sait voir cependant, les affres de cette « taiseuse douleur » dont parle Aimé Césaire [de quelle taiseuse douleur choisir d’être le tambour].
Dans l’imaginaire haïtien, le tambour charrie une dimension symbolique essentielle : celle de la mobilisation, du rassemblement, de la convocation. Cela s’exprime dans le langage par la locution « bat tanbou rasanbleman (an) » (« battre le tambour du rassemblement »). Seul un autre instrument populaire partage avec le tambour cette dimension mobilisatrice et convocatoire : le lambi. Ne dit-on pas aussi dans le même sens « sonnen lanbi rasanbleman (an) » (« sonner le lambi du rassemblement ») ? Le lambi, un instrument qui a gagné de haute lutte ses lettres de noblesse, dans le creuset des souffrances des esclaves nos ancêtres, dans l’enfer des plantations de Saint-Domingue.
Dans le pointillé de ce qui précède, le tambour symbolise aussi la solidarité et la fraternisation festive. On comprend pourquoi il est, au sens étymologique, l’« âme » – c’est-à-dire l’instrument qui « anime » – des combites paysannes. Qui ne se souvient de la figure attachante d’Antoine le Simidor, dans le roman Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain ? C’est lui qui soutient de son tambour l’ardeur des paysans et des paysannes de Fonds-Rouge, engagés dans la grande combite de la quête de l’eau salvatrice, sous la conduite de Manuel.
Un instrument aussi emblématique, qui s’inscrit au cœur de tous les symbolismes que nous avons évoqués dans ce texte, ne pouvait pas ne pas marquer de son empreinte la langue populaire. De fait, l’élaboration d’un grand nombre de proverbes, dictons, adages ou locutions de notre sagesse créole pivote autour du mot « tanbou ». Cette profusion de dits populaires se déploie majestueusement en un riche florilège d’images, de symboles, de métaphores, d’allusions ou encore, de paroles « andaki » à l’haïtienne. Mais ça, c’est une autre histoire.
* Linguiste, Chercheur