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Haïti-République Dominicaine : Comment donc appeler cette île ?

Une autre proposition

Par Jean Antiquaire

Réaction à un précédent article paru sous le même titre sur le site d’AlterPresse

Document soumis à AlterPresse le 19 juillet 2011

Nous avons lu avec grand intérêt l’article, instructif et éloquent, de l’anthropologue Rachelle Charlier Doucet sous le titre : Haïti, Quisqueya ou Bohio : Comment donc appeler cette île ?, paru dans AlterPresse le 15 du mois en cours.

Nous griffonnons ces brefs commentaires pour signaler notre satisfaction avec l’objectif de cet article, sa tonalité générale et sa grande contribution au débat ; et notre réserve quant à la solution suggérée. Cette solution, l’acceptation à terme des deux côtés de la frontière du référent historique Hispaniola pour nommer l’Ile entière, suscite des interrogations pour les raisons suivantes.

D’abord, l’auteure argumente que rejeter l’option Hispaniola à cause de sa référence aux colons espagnols et à leur extermination des tainos ne résiste pas à l’analyse parce que la plupart des pays de la région sont en de très bons termes avec leur ex métropole et que cela induirait par parallélisme l’élimination de nos toponymes d’origine française ou espagnole. A notre avis, cet argument ne convainc pas vraiment. En effet, ce serait ne pas tenir compte du fait que nous aussi nous faisons partie de ces pays de la région qui ont établi d’excellents rapports avec l’ex puissance coloniale. Et ce serait commettre la grave erreur de ne pas prêter suffisamment attention à la solennelle profondeur des propos que l’auteure a, avec justesse, choisi de placer tout au début de son texte et qui expriment en condensé l’importance et le pouvoir, disons mystique ou presque, de l’acte de nommer. Ce n’est donc pas un pouvoir à céder. D’ailleurs, remarquez le caractère essentiel de la question puisqu’il s’agit de nommer non seulement une partie (de notre réalité géographique) mais l’ensemble. Quand une question est d’aussi grande transcendance, la forme se fusionne avec le fond. Peut-être qu’il faudrait exagérer et dire : la forme est le fond. Encore une fois, il est hors de question de transiger sur ce pouvoir de nommer.

Ensuite, dans l’argumentaire visant à soutenir l’option Hispaniola pour nommer l’Ile, on peine à déchiffrer ce que l’auteure entend signifier par l’affirmation :” Ce vocable s’est imposé dans la littérature scientifique du monde anglo-saxon”. On est tenté de répondre, et nous cédons volontiers à la tentation de répondre : Et alors ? Car si nous devions nous baser sur cet usage pour fonder notre choix, il est à craindre que nous nous croyions permis d’oublier le “scientifique” ouvrage d’Arthur de Gobineau, De l’Inégalité des Races Humaines. Et d’oublier également cette autre oeuvre (appelons-le simplement document pour faire plus convenable), ce fameux document donc de 1983 qui nous colla au front une pencarte à projection planétaire pour faire de nous le porte-étendard du fameux groupe 4H accouché sur le vif afin de signaler ou stigmatiser les personnes ou groupes les plus susceptibles d’attraper le syndrome immuno-déficitaire acquis (SIDA), ou visés comme sa source, ses porteurs ou vecteurs, étant bien entendu que nous sommes la seule nation à avoir été incorporée dans ce bouillon.

Non, ne donnons pas tout ce poids dans l’analyse à l’usage de Hispaniola dans la littérature « scientifique » du monde anglo-saxon. En faisant cette concession, on s’exposerait au risque de tomber sous le coup de l’accusation du recours à ce qu’il est convenu d’appeler argumentum ad verecundiam. Littérature scientifique ? Crions gare à l’auréole de scientifique. Paske jan de mo sa yo se kouto ki file de bò.

Par ailleurs, un défaut majeur de l’option Hispaniola retenue par R.C. Doucet réside dans ce que nous interprétons comme une trahison surprenante de l’excellente prémisse d’oú elle est partie en proposant de rechercher un terrain d’entente axé sur l’héritage taino des deux républiques se partageant l’Ile. Qu’est-ce que Hispaniola a à voir avec nos racines taino ? Mais rien du tout ! On peut imaginer que la seule évocation d’Hispaniola est de nature à faire sursauter tous les Tainos dans leurs tombes et leur provoquer la mort aux mains des Espagnols une deuxième fois. R.C. Doucet devrait penser à se faire pardonner par les Tainos pour les avoir fait tressaillir de frayeur en avançant cette idée. A telle fin, il ne lui suffira pas d’une simple amende honorable protocolaire. Cela impliquerait probablement maintes cérémonies areytos avec des sacrifices aux « zemi », des actes de purgation que seuls les caciques tainos seraient habilités à fixer lors d’une rencontre au sommet.

Retenir Hispaniola serait assimilable au paiement auto imposé d’un tribut supplémentaire à la colonisation. Se ta tankou bay prop tet nou youn gol ak men.

Enfin, opter pour Hispaniola reviendrait à renoncer à notre obligation nationale de penser en termes de relations bilatérales équilibrées ; reviendrait, après avoir consacré le label Initiative Quisqueya [1], à faire le jeu du partenaire une autre fois sur le plan symbolique. Ce second faux pas aurait cependant des conséquences symboliques indésirables plus grandes dans la mesure où, comme nous l’avons fait remarquer plus haut, il est question de nommer durablement l’ensemble comme dans l’acte par lequel le bétail est marqué au feu et non seulement de lancer une action comme Initiative Quisqueya nécessairement limitée dans le temps et a champ d’action réelle variable.

En conséquence, nous faisons une proposition plus simple qui consiste à rester fidele à la prémisse de l’auteure de fouiller ou plutôt puiser dans notre héritage commun taino et à ne pas chercher midi a quatorze heures. L’application de ces deux critères nous conduit tout droit a BOHIO. Bohio ? Oui, Bohio. Nous n’ignorons pas que l’auteure a jugé bon de l’écarter parce que, entre autres, Porto Rico tend à se l’associer. Cette ligne d’argumentation nous semble peu persuasive. En premier lieu, parce que les Portoricains ne sont pas plus habilités que les habitants de notre Ile à revendiquer l’héritage taino. En deuxième lieu, mais dans la même ligne d’idée, les habitants de l’Ile détiennent des titres à l’héritage taino qu’aucun autre territoire de la région ne peut exhiber. Il s’agit de l’assimilation, de l’identification même du nom de l’Ile à l’une des pièces centrales de la culture taino, le bohio.

Cette solution est envisageable parce qu’elle a le grand potentiel de pouvoir être absorbée des deux côtes de la frontière sans ressentiments trop historiquement ou politiquement chargés, en d’autres termes parce qu’elle est susceptible de neutraliser, tout au moins de contenir les réactions caractéristiques de la sensiblerie nationaliste. Cette solution est envisageable parce que le nom de notre Ile se décline en trois vocables à toutes fins pratiques interchangeables : Ayiti-Bohio-Quisqueya. Comme par un fait de sagesse immanente, chacun des deux peuples a choisi de s’identifier à l’un des deux termes extrêmes, laissant celui du milieu pour faire l’équilibre entre les deux. N’est-ce pas aussi simple que cela ?

C’est donc de droit que, à toute fin commune ou bilatérale, toute initiative d’intérêt commun du genre Initiative Quisqueya, notre Maison Commune est fondée, titre incontestable en main, à exiger d’être désignée par l’un des noms figurant dans son Acte de Naissance : BOHIO. Bohio nan makfabrik Il la. Li pa ka abandone l paske youn lot reklame l.


[1L’auteure parle de Initiative Quisqueya en se référant à la fois à une démarche entreprise par des hommes d’affaires haitiens et au plan lancé en 1997 par le Président Leonel Fernandez. Il y aurait lieu de vérifier si elle ne s’est pas trompée. Il nous semble que ce plan s’appellerait plutot Quisqueya Verde.