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Haiti-Monde : Le livre à l’heure du numérique, rupture ou continuité ?

Par Patrick Tardieu *

Soumis à AlterPresse le 5 juillet 2011

On parle à droite et à gauche de la diffusion des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC) en Haïti. Des succès du téléphone cellulaire. De l’implantation des NTIC dans le milieu scolaire. De l’ « alnaphanetisme ». De la fracture numérique. A tort ou à raison, des esprits conservateurs s’élèvent contre les dangers pour l’éducation des jeunes. De l’assassinat de l’orthographe par les chats et les SMS. Ils (les jeunes) ne liront plus, ils écriront n’importe comment. D’autres pensent qu’il faut ouvrir la porte toute grande, celle de la modernité, de la réalité, du 21è siècle. On n’arrête pas le progrès. Ordinateurs, livres numériques, liseuses, e-books, tablettes de lecture et depuis peu on nous annonce la commercialisation du plastique électronique dans 5 ans. Quoi d’autre encore ?

Devant chaque nouvelle invention, l’homme questionne son passé. D’une certaine manière, ce même débat entre l’ancien et le moderne avait court en 1452 à l’avènement de l’imprimerie. Le développement de l’imprimerie et de la lecture n’a-t-il pas remis en question le pouvoir dogmatique de Rome ? C’est bien l’imprimerie qui fait émerger la Réforme, et met des Bible en langue locale, et non plus en latin, à la portée de tous. Victor Hugo dira que le livre tuera l’architecture dans son roman Notre Dame de Paris, et ajoutera même que la presse tuera l’Église.

La révolution de l’information a valu cet énoncé célèbre au professeur canadien Marshall Mc Luhan dès 1964 : ˝Le médium est le message˝. C’était une façon de dire que la forme d’un médium a un impact plus important que le contenu du message. La percée de l’Internet en tant que médium dans les pratiques quotidiennes, la vitesse avec laquelle il s’est déployé en si peu de temps, ne viennent que renforcer l’hypothèse que tout changement survenu dans un médium de communication a un impact énorme sur la civilisation. Cela est donc valable aussi bien pour le livre lors de son apparition que pour l’Internet. Est-on en droit de dire aujourd’hui que « ceci tuera cela » ?

Les débats sur la fin du livre, apparus avec les mass média, ne sont pas convaincants. Le livre se porte encore bien. Les nouveaux supports créent d’autres habitudes et d’autres manières d’appréhender la lecture, et le support CODEX, sa "portabilité", vieux de plus de 1500 ans reste et demeure la référence. A l’ère du numérique, nous sommes encore en plein dans la galaxie de Gutenberg, même s’il faut reconnaître que le livre n’a plus le monopole de la diffusion et de la conservation du savoir et de sa communication. Au passage, pour ceux qui jurent par le passé, l’église juive continue à utiliser le rouleau, la Thorah n’a jamais été imprimé en format codex.

A titre d’illustration, voyons un peu, dans la pratique, l’évolution dans les supports de transmission, pour 3 genres littéraires depuis 150 ans (le roman, le feuilleton et le théâtre)

 

Roman

Feuilleton

Théâtre

Époque

CODEX et Journaux

Journaux

CODEX, Théâtre

Fin 19è siècle

CODEX et Journaux

Journaux Magasine

CODEX, Radio, Disque

Début 20è siècle

CODEX, TV, Ciné

Radio TV Magasine

CODEX, Théâtre, TV

1950 fin 20è

CODEX, TV, Ciné

Radio TV

CODEX, Théâtre, TV

Début 21è

 

Le support papier (le CODEX) est encore bien présent, et le texte imprimé précède, pour le roman, l’adaptation TV ou au grand écran. Da Vinci Code de Dan Brown a été mis à l’écran après plus de deux ans en librairie, et c’est la règle : grand succès d’abord en librairie, après vient l’écran. Et pour les grands classiques, les adaptations TV ou au grand écran n’arrêtent pas la lecture du texte intégral. On lit encore le Père Goriot malgré la production TV.

Par ailleurs, le « livre audio » pour personne non voyante, n’a pas supplanté le livre imprimé, et on parle bien de livre pour personne non voyante. De même, le « livre audio » pour enfant est lu en synchrone avec un CODEX pour enfant. Il y a ici un exercice d’apprentissage où l’enfant s’habitue au texte et à la manipulation du papier, aujourd’hui et encore plus demain du numérique.

Quant au livre électronique, livre numérique, tablette ou ardoise de lecture c’est la dimension du CODEX qui fait son succès. Le codex qui tient dans une main, qui tient sa force de sa "portabilité". Ses détracteurs, seraient étonnés d’apprendre que les personnes âgées se jettent plus que les jeunes sur ces inventions. La vision baissant avec les années, elles y trouvent avec les loupes, une agréable solution pour la lecture recréatrice.

Mais à quoi bon toutes ces balivernes. Les urgences du pays sont : le travail, la santé, la faim et l’éducation. Pourquoi toutes ces inventions qui coutent des millions, c’est encore appauvrir la population, c’est l’esclavage des gadgets qui enrichissent les grandes compagnies. A ceux là, je dirai qu’il est temps d’analyser l’implantation des cellulaires en Haïti. Si les NTIC attirent autant c’est qu’elles répondent à des besoins. C’est qu’elles suppriment des barrières. C’est qu’elles permettent à tous et chacun de rentrer dans la modernité, le 21è siècle. De n’être plus un sans domicile fixe, d’avoir une adresse, une identité, être « rejoignable » à tout instant. D’être enfin quelqu’un. C’est aussi l’intégration dans le village planétaire du résident de la plus petite section rurale. Je suis connecté, donc j’existe. Au 20è siècle, il fallait avoir sa bagnole pour s’afficher. En ce début du 21è, le vent est au high tech., de plus en plus à un prix abordable.

Devons-nous éternellement sous prétexte de défendre notre insularité, refuser l’ouverture au monde ? Pouvons-nous au nom de la modernité, menacer notre spécificité ? Questions préalables. Mais c’est oublier que les NTIC permettent de répondre à ces deux problématiques. En effet, de par leur simplification et leur démocratisation il est possible de s’accaparer des NTIC, et les convertir en outils de développement endogène. Aujourd’hui la moindre petite bourgade du pays est dotée d’antenne parabolique et de cybercafé. Nos villes de provinces ont tous des chaines de télévision locales, 70 dans le pays. La modernité est là, pour y rester. Nous n’avons aucun moyen de l’empêcher. Et pourquoi devrait-on le faire ? Les vraies questions. Utilise-t-on à notre profit l’outil ? Quel genre de programmation offrent les chaines de télévision ? Est-ce de la production locale ? Est-ce de l’acculturation ? Devrait-on produire du national, de l’éducatif, du civisme, du documentaire ? Ou bien doit-on accepter sans mot dire les vidéos clips ou téléséries d’une autre culture et d’un autre horizon sans retenus, sous le fallacieux prétexte que cela plait au public ? Voilà les vraies questions ? Mais là encore, le passé apporte la solution. L’imprimerie au milieu du 15è siècle a bien permis la délocalisation du savoir. C’est de cela qu’il s’agit avec les moyens modernes de communication miniaturés, "pucerisés", "nanonisés". Au 15è siècle, l’imprimerie a permis l’éclosion des langues vulgaires, face au latin. Le Discours de la méthode (1637) de Descartes est le premier texte qui fait dans son introduction, l’apologie du français. Gutenberg 1 fera sauter les frontières et jaillir les idées nouvelles en Europe.

Le village planétaire n’est pas la mondialisation. C’est la somme de nos singularités qui constitue la globalisation. C’est d’abord et surtout la possibilité pour chaque village de garder et promouvoir sa spécificité dans l’universalité en créant un site web promotionnel. Hétérogénéité et homogénéité sont les maîtres mots. C’est possible, il s’agit de le vouloir. Les couts sont devenus raisonnables. Plus les outils récents de communication collectifs : facebook, twiter permettent même à chaque individu de participer de chez lui. Mais comment le faire ? Sur la toile il y a du meilleur et du pire. C’est par l’excellence et l’originalité qu’on se distinguera dans cette pollution exponentielle des sites de tout genre. Il ne s’agit pas de faire comme tout le monde, et même de faire mieux que tout le monde. Osons jouer la carte de la diversité culturelle. Nous pouvons éblouir plus d’un. Nous ne devons pas attendre un nouveau Malraux pour découvrir d’autres Saint Soleil. Gutenberg 2 peut-être et doit-être la globalisation et la singularisation des idées sur toute la planète en l’espace d’un cillement.

Revenons au livre, parlons des derniers développements et de son avenir. Le livre devient numérique. Détrônera-t-il le papier ? Pourquoi refuser cette question ? Les tablettes d’argiles ont bien disparu, comme l’ardoise qu’utilisait l’écolier il y a moins de 50 ans. On n’utilise plus les parchemins. Des rouleaux de l’antiquité, il ne reste que la Thorah. L’ergonomie aidant, c’est le triomphe du codex. Le codex, la grande révolution de la lecture du début de notre millénaire, triomphe. Gutenberg ne fit que lui donné un agrément supplémentaire et permettre sa multiplication. Le codex moderne se tient dans une main, et se porte dans une poche. Il est partout, au métro, au boulot et au dodo. Il ressuscite les anciens outils tablettes et ardoises, elles reviennent multifonctionnelles et intelligentes grâce au numérique. Même le tableau noir ou vert est à l’agonie. Il sera intelligent et prendra allègrement toute la place dans une ou deux décennies. Le papier et l’encre ont maintenant des nouveaux compétiteurs. Mais on n’arrive pas à se détacher du lexique qui lui est propre ou proche. On dit bien encre électronique, papier électronique, plastique électronique au lieu de cristaux liquides bistables. Les mots ont la vie dure. La voiture n’est plus déplacée par la traction animale. Et pourquoi cette référence aux chevaux vapeurs, pour mesurer la puissance des automobiles à moteur.

Devant les possibilités énormes qu’offrent le numérique, nous n’avons pas d’autre choix, construire notre espace, consommer du local. Créer du contenu à nous, que consommeront les autres, comme nous consommons les leur. En lieu et place du Coca Cola, envahissons la toile avec notre cola national. Il est temps de faire l’éloge de notre mangue francique. Nous pouvons aussi le faire pour les livres, sans les moyens multimillionnaires de Google et autre grandes institutions publiques ou privées. Et s’il le faut n’ayons pas peur de nous associer aux nombreuses bibliothèques universelles qui se dessinent sur la toile, celle qui ne nous engloberont pas dans une logique exclusive de marché.

On pose aussi la question de la supériorité du papier pour la conservation et le peu de fiabilité des nouveaux supports qui s’inventent et disparaissent en un clin d’œil. Sur cet aspect, l’écriture numérique bénéficie des erreurs et des solutions de la numérisation musicale. Tant sur la question des droits de propriété, de la diffusion et de la conservation, la migration permanente est et sera la norme, qu’importe le support.

La problématique de la numérisation des livres haïtiens doit être posée dans sa globalité. Limitons nous aux deux variables principales. Il y a la question des droits d’auteur, des livres qui sont dans le domaine public, les ouvrages épuisés et les œuvres orphelines. Prenons en référence pour évaluer la tâche à accomplir le Dictionnaire de bibliographie haïtienne de Max Bissainthe. Notre patrimoine documentaire est riche comparativement aux petits pays de notre région, cependant la masse des ouvrages à numériser est insignifiante comparativement aux travaux d’Hercule que doivent entreprendre les pays développés. En tout et partout, il s’agirait de la numérisation de moins de 3000 ouvrages à raison de 200 pages par livre pour un total de 60000 pages à numériser. Une fois décidée et les ouvrages identifiés, il s’agira d’organiser le travail. Avec des scanners coutant moins de U$ 500, on peut aisément numériser 1000 pages et éditer les ouvrages à mettre en ligne en un jour, en utilisant les services de 2 ou 3 techniciens. Le travail peut se faire en une année. On est loin des millions d’ouvrages que les pays développés doivent numériser.

Que devons nous numériser ? Selon la loi de 1968 sur les droits d’auteurs et le décret de 2005, il est possible de numériser la majorité des œuvres imprimées avant 1930. Une autre dynamique concerne les ouvrages épuisés et les œuvres orphelines ainsi que les journaux. L’État devrait trouver une formule, un aménagement qui permettrait de les numériser tout en protégeant les ayants droit qui pourraient se présenter une fois l’œuvre numérisée. Il convient aussi de définir les priorités. La société de gestion collective des droits de la propriété intellectuelle dont parle le Décret de 2005 trouvera l’occasion de jouer ici son véritable rôle.

Le transfert de l’information, sa diffusion, son contrôle ne sont pas innocents. Dés son apparition, l’imprimerie portait sa dose d’idéologie, de censure, il en va de même du numérique, qui en se popularisant, comme pour la Réforme, s’ouvre à l’universalité et la diversité culturelle accessible à tous partout et en tout temps.

* Spécialiste en numérisation documentaire.