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Haiti-Histoire : Quatre ans après, pourquoi lire « L’Ensauvagement macoute et ses conséquences » ?

Par Leslie Péan *

Soumis à AlterPresse le 16 juin 2011

En écrivant cet ouvrage publié il y a quatre ans, je n’avais aucune idée des possibilités de perpétuation de la mascarade duvaliériste. Je ne pouvais imaginer non plus qu’elle allait continuer et atteindre les sommets du ridicule et du grotesque, comme cela se donne à voir avec la falsification de la Constitution publiée dans Le Moniteur du 13 mai 2011. Cela fait penser au numéro spécial unique de ce journal officiel publié par François Duvalier en 1964 pour donner la nationalité haïtienne au citoyen égyptien Mohamed Al-Fayed ou encore à l’amendement de la Constitution par le Parlement vassalisé de 1971 pour permettre à Jean-Claude Duvalier de devenir président à vie à l’âge de 19 ans. Estampe de déjà vu réalisée alors sous la dictée de Clinton Knox, ambassadeur américain accrédité en Haïti. Les diplomates atteignirent leur objectif de pacification et de paralysie de la société au détriment des Haïtiens qui, en restant collés à la matrice originelle duvaliériste, ratent toutes les occasions.

En effet, l’état de la société haïtienne héritée de l’occupation tonton-macoute demeure grave et inquiétant. Les troubles causés par le dispositif d’horreur sont profonds. Nou fè sa nou pi pito est le leitmotiv qui revient dans l’arbitraire érigé en politique. Un manque absolu de contrôle du pouvoir a propagé la violence sous toutes ses formes. L’impulsivité est dans l’air avec des actes immoraux si fréquents qu’ils en sont devenus la norme. La couche de malheurs que Papa Doc et ses sbires ont ajoutée au malheur haïtien contient toutes sortes de perversions, dont la corruption, qui ont atteint le maximum d’intensité. Le diagnostic que livre L’ensauvagement macoute et ses conséquences sur la société haïtienne est sans appel. Mes réflexions et mes recherches sur la société haïtienne m’ont conduit à un diagnostic douloureux : cette société doit être placée sous la surveillance efficace de la pensée critique et il lui faut un traitement de longue durée. C’est l’unique façon d’arriver à une refondation loin des petites adaptations, des compromis provisoires et des détournements silencieux qui ont été nécessaires pour survivre sous la dictature des Duvalier. En ce sens, on ne peut se permettre de prendre à la légère ce que j’appelle « l’abîme cacogène duvaliérien ». Les 812 pages de ce tome 4 se veulent une sorte d’artillerie lourde devant servir à un bombardement en règle du dispositif de corruption du pouvoir duvaliériste et du populisme phréatique qui le sous-tend. Des bombes à fragmentation qui feront retentir leurs charges détonantes encore longtemps.

La vue d’ensemble de la corruption qu’on trouve dans les trois tomes couvrant la période 1791-1956 a déjà contribué à l’effondrement de bien des certitudes sur les gouvernements qui ont dirigé Haïti. Ce n’est pas un débarquement à l’improviste. L’analyse de la période 1957-1990, qui forme la trame du tome 4, a paru à un moment qui se prêtait bien à un tel exercice, soit en 2007, année du 50e anniversaire de l’entrée de la société haïtienne à la porte du cimetière duvaliériste. Avec la guerre froide en toile de fond, ce nouveau tome ajoute à la collection sur l’économie politique de la corruption en Haïti. Toujours du haut de gamme, avec une problématique qui est celle du pouvoir, des notes en bas de pages permettant aux lecteurs d’approfondir les recherches et des références inédites. Une confiture qui prolonge la voie tracée par les précédents livres. Conçu selon les règles les plus rigoureuses de l’analyse historique, l’ouvrage offre aux lecteurs et chercheurs des pistes pour aller au fond des choses. Au fond du puits ! La démarche suivie prolonge rigoureusement la voie tracée par les précédents livres.

Les nouvelles techniques d’assujettissement des individus

Il s’agit de remuer un passé que beaucoup voudraient voir effacer pour mieux endormir ceux et celles qui refusent de baisser les bras devant l’imposture. Le tome 3 (Le Saccage : 1915-1956) s’était arrêté aux sources fascistes où la pensée duvaliériste s’est abreuvée. Les dirigeants de l’appareil d’État ont tellement grugé le peuple qu’ils n’ont plus d’autorité sur lui. La misère triomphante a fait de ce peuple une proie facile pour les démagogues et les sectes de toutes sortes. Dans sa gestion des hommes, Duvalier a introduit une dimension nouvelle qui est la généralisation de la relation de tutelle avec l’État. Personne n’y échappe : de la bourgeoisie à l’Église. Avec les tontons macoutes, Duvalier renforce les pratiques de coercition existantes. Mais le plus important est qu’il recherche et met en œuvre, par la corruption généralisée, de nouvelles techniques d’assujettissement des individus. La corruption chez Duvalier est un « programme » qui donne libre cours à tous les mauvais penchants du corps social, parfois même en les propulsant.

De la corruption de la politique à la politique de la corruption

Abordant le processus d’altération du psychisme de l’Haïtien, qui s’est produit à partir de la machine tonton macoute, j’analyse les modifications partielles, les aménagements tacites et les évolutions illégalistes que les citoyens ont été conduits à faire pour sortir vivants de cet enfer. Le MALPAS c’est-à-dire le dispositif de Malversations, Arrangements, Lois, Pratiques, Aménagements et Silences fait florès. Je dissèque du mieux que je peux la manière dont le dérèglement de la vie quotidienne s’est enclenché et développé sous le duvaliérisme. En effet, la corruption a commencé au niveau des représentations, du langage, par l’usage des propos licencieux et grossiers (kraze bouda, pete fyel) qui accompagnent la tendance irrésistible à la brutalité et au vol des tontons macoutes. Duvalier a bouleversé la dimension éthique de la vie en Haïti. Il a créé un nationalisme défectueux devenu idéologie d’État qui a imposé ses normes, dont la plus importante est cette déformation consistant à livrer Haïti à l’exploitation des étrangers, de la mafia entre autres, en échange d’un soutien à son gouvernement. J’essaie d’expliquer comment Duvalier a fait de la politique le lieu privilégié de la mascarade avec cet état psychologique qu’il a créé, cette doxa, forçant les citoyens à accepter de s’incliner devant des autorités qu’ils considèrent néanmoins comme dérisoires.

La mascarade est criante. On la retrouve à la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif, au Parlement, à l’Inspection Scolaire du Ministère de l’Education Nationale, et dans toutes les instances de contrôle et de supervision qui ne contrôlent rien. Car la notion d’efficacité est étrangère à l’administration publique. Tout le monde sait que ça ne fait pas très sérieux, mais tout le monde s’en accommode. On n’a pas besoin d’être compétent, il suffit d’être duvaliériste, d’être un militant de la cause du président. Ce sont les seuls critères d’efficacité. Dans mes réflexions, je situe l’essor de la corruption derrière ces masques qui font valoir le faux pour le vrai. La chronique va de la corruption de la politique de François Duvalier à la politique de la corruption de Jean-Claude Duvalier. Avec une pointe sur les coups tordus les plus diaboliques des gouvernements intérimaires qui n’ont rien fait que protéger la fortune volée des Duvalier.

La grille d’analyse que j’ai choisie m’a emmené à déplacer les enjeux de la corruption pour la faire apparaître en des lieux où on ne l’attendait pas. Ce n’est pas toujours une question d’argent et de finances. C’est plutôt une question de pouvoir ou plutôt d’autorité. Ainsi, on rencontre la corruption à la présidence, au Parlement, dans les ministères, dans l’armée, à l’université, dans les écoles, etc. Mais aussi à l’église, catholique, protestante ou vaudou. Dans les syndicats, les partis politiques, dans l’opposition au duvaliérisme. La problématique est foucaldienne en ce sens que les rapports de pouvoir sont scrutés pas seulement dans l’État, mais partout dans la vie. Cette approche est d’autant plus intéressante que le pouvoir d’État ne repose pas sur des institutions, mais est personnalisé. Qu’on aille dans n’importe quelle administration, qu’on observe les agissements de n’importe quel fonctionnaire ou qu’on réfléchisse sur ses comportements, on se rend compte qu’il ne détient pas un pouvoir qui s’appuie sur une institution, mais qu’il est une autorité qui s’appuie sur un rapport personnel. C’est justement dans l’exercice de l’autorité que la corruption atteint des sommets. Les sources utilisées font autorité sur la corruption, tout en appelant à approfondir la distinction entre pouvoir et autorité dans les dispositifs de corruption.

La politique miam-miam

Sur la table de dissection utilisée dans ce livre, c’est une véritable arithmétique des ombres gouvernant ce pays qui se révèle aux yeux du lecteur. En fixant moi-même le soleil noir du duvaliérisme, j’ai souvent eu le sentiment de procéder à une autopsie avant l’enterrement et j’ai fait de mon mieux pour convier le lecteur à vivre comme moi cette douloureuse expérience. En lui donnant, pour qu’il ne perde pas la vue, les lunettes théoriques spéciales qui renforcent la résistance de sa rétine afin de pouvoir regarder sans risques majeurs le ventre de cet astre incandescent. De l’avis unanime de la critique, le résultat a été à la hauteur des espérances. Preuves à l’appui. Loin des mirages et des mécanismes de cirque cherchant un titan derrière un tyran. Ou encore des tentatives de ceux qui se démènent la plume pour trouver quelques mérites à la politique de zombification conduite par les Duvalier père et fils. Qu’on se rappelle encore ces 600 jeunes de Cité Simone, devenue ensuite Cité-Soleil, recrutés par Roger Lafontant et Jean-Marie Chanoine, à raison de trois dollars par tête, et qui se présentèrent par devant la Chambre Législative le 22 avril 1985 pour crier pendant des heures à tue-tête « A vie, A vie ». C’était le pendant national des braceros haïtiens vendus par Duvalier aux autorités dominicaines pour travailler dans les bateyes. L’arrière-pensée est la même dans les deux cas : traiter des êtres humains comme du vulgaire bétail qu’on achète et vend à volonté.

Pour entreprendre cette étude échelonnée sur plus de 20 ans, il fallait de la passion et c’est grâce à cela que j’ai pu exposer et analyser dans le menu détail l’entreprise de destruction du duvaliérisme. Le livre donne le compte rendu de ce pouvoir tragique avec ses pogroms anti-mulâtre, ses persécutions et l’exil de milliers de compatriotes. Rares sont les familles qui n’ont pas été secouées par les vagues d’égorgement de ce pouvoir cannibale dont les exécuteurs sanguinaires tels que Boss Pinte, Taillefer, Cowboy, Ti Bobo, Ti Boulé, Jean Tassy, Tonton Paul, Shèpin, Eloius Maitre, Ti Cabiche, Luc Désyr, Jean Valmé, Breton Claude, etc. ont causé des préjudices énormes à la population.

Combattre la loi du silence

L’exposition du macoutisme n’est pas une déclaration de guerre à des individus ou à leurs descendants. Mes énoncés renvoient à des faits que je ne saurais occulter pour plaire à X ou Y. Des faits qui doivent être connus et analysés froidement, sans complaisance ni acrimonie, pour tenter d’empêcher leur répétition. Toute autre attitude participe de la complicité pour le maintien de la perte de sens qui affecte l’univers haïtien. Ce n’est pas s’en prendre aux Allemands que de dénoncer le sort que les nazis firent à Jean Marcel Nicolas. On se souviendra que cet Haïtien arrêté par la Gestapo à Paris en 1943 et qui connut sous le matricule 44451 les affres de la prison en France avant d’être transféré dans le camp de concentration de Buchenwald en 1944 pour enfin être assassiné sous les ordres de Himmler lors du massacre des prisonniers de Gardelegen en avril 1945. Pour lutter contre l’atavisme à la romancière Agatha Christie tendant à faire croire que les enfants des criminels deviennent eux aussi des criminels, la société haïtienne doit combattre la loi du silence sur les crimes du duvaliérisme. Donc, un seul mot d’ordre : contre l’omerta. Pour empêcher que la propension au crime ne devienne héréditaire.

Il est important de souligner ici que la corruption politique n’était pas seulement locale sous les Duvalier. Sa dimension internationale se révèle par exemple au grand jour dans les machinations de la CIA qui a sacrifié cyniquement les militants de Jeune Haïti en les livrant pieds et poings liés à Duvalier en 1964. L’analyse de la machination infernale montée contre Serge Fourcand en 1974, lors de ce fameux procès des timbres, fait découvrir le sort réservé par ce régime d’éteignoir à ceux qui ne sont pas les derniers de la classe. Dans un registre comme dans l’autre, j’essaie de montrer au lecteur comment ces manœuvres ont eu pour but ultime de maintenir au pouvoir une clique condamnée pour son incurie et son incompétence. Tous les moyens sont bons à l’empire pour garder le contrôle sur ses sujets, y compris la soi-disant lutte anti-corruption.

L’absence de scrupules dans la politique miam-miam du duvaliérisme est un sujet qui ne manque pas d’intérêt. C’est ce que d’autres ont appelé la politique du ventre. Je m’inscris en faux contre la légende voulant que François Duvalier n’était pas intéressé par l’argent et ne voulait pas s’enrichir personnellement. Je crois avoir réfuté cette thèse avec des faits et des arguments convaincants, de sorte que maintenant seuls les sourds et les aveugles continueront, à mon avis du moins, de croire en cette mystification. Le récapitulatif que j’ai dressé ne laisse rien s’échapper. Les gisements de la corruption financière se bousculent de la Régie du Tabac et des Allumettes (RTA) comme pompe à finances du père François aux entreprises publiques (Téléco, Ciments d’Haïti, Minoterie, etc.) sous le fils Jean-Claude. Les génériques ne manquent pas. Cela va de la question de couleur à la satanisation du vaudou. Du carcan franco-américain à la complicité des dictateurs dominicains Trujillo et Balaguer. Le panoramique inclut les trucages de départ tels que l’alliance Duvalier-Jumelle d’avril-mai 1957, les compromissions de la gauche, le rôle de la mafia et des services secrets américains, etc. Non seulement Duvalier corrompt les consciences, mais il fait apparaître comme une performance nationaliste la réalité fasciste de la vente du pays à des aventuriers internationaux en cavale, comme c’est le cas avec une frange des industries d’assemblage de sous-traitance.

La panne du moteur du pays natal

Au beau milieu de la toile d’araignée que forme la corruption se situe le trafic des stupéfiants dans cette période de fin de règne des années 1983-1986 où tout le monde triche et joue à cache-cache. Et la continuité sera assurée par l’Armée après la fuite de Jean-Claude Duvalier, puis par les multiples gouvernements éphémères qui ont vu le jour de 1986 à 1990. Je ne m’aventure pas plus loin, car, en exceptant les récentes révélations de Wikileaks publiées dans Haïti Liberté, des archives de la période actuelle sont encore secrètes. Il est permis, sinon urgent, de s’interroger aujourd’hui sur l’incapacité de la société haïtienne d’intenter un procès en bonne et due forme au duvaliérisme. Dans ce volet de mon enquête sur la corruption en Haïti, je présente ces gouvernements de transition comme les relais nécessaires à la mise en place du système pouvant assurer automatiquement la disparition des traces de la fortune accumulée par les Duvalier afin qu’elle ne puisse être récupérée. Ces habitudes régulières d’immoralité continueront jusqu’à nos jours.

À mon avis, l’importance du livre réside dans le fait qu’il place la corruption au cœur des luttes de pouvoir. En ce sens, il aide à penser « ailleurs », pas seulement dans un ailleurs comme des milliers d’Haïtiens ont été obligés de le faire en diaspora, mais dans une dimension non encore suffisamment balisée du pouvoir à distance de cette diaspora pour aider à changer la réalité haïtienne. C’est en effet la première fois depuis 1804 que des Haïtiens ayant des moyens matériels suffisants pour assurer leur indépendance par rapport au pouvoir politique peuvent réfléchir sérieusement sur les destinées nationales sans avoir peur de perdre un emploi, de crever de faim et de ne pouvoir subvenir aux besoins de leurs familles. C’est pour avoir échappé à cette corruption de la vie que leur pensée garde une extraordinaire force contre le viol collectif des consciences qui tient en panne le moteur du pays natal.

À lire absolument pour pouvoir comprendre les malaises et les hésitations de la période contemporaine. Pour saisir pourquoi les Haïtiens ne sont plus écœurés et choqués par les forfaitures des malfrats et acceptent la routine des fausses notes et des décisions catastrophiques pour le pays.

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* Économiste