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« Clérise of Haiti »

L’histoire d’une « timoun kay »

Compte-rendu de lecture [1]

Par Alain Saint-Victor

Soumis à AlterPresse le 6 juin 2011

Le phénomène des enfants restavèk, des timoun kay est une réalité profondément ancrée dans la société haitienne ; elle imprègne notre vie quotidienne, conditionne le comportement de bon nombre de familles. Cette réalité n’est pas simplement le simple reflet d’une situation économique qui pousse plusieurs familles surtout paysannes à « donner » leurs progénitures (majoritairement des filles) aux familles aisées dans le but avoué de les sauver de la misère et d’une vie vouée à l’échec. C’est aussi une réalité qui pénètre l’essence même de notre tissu social, et qui, entre autres éléments, structure notre imaginaire collectif. Cette réalité est donc complexe, et rendre compte d’une telle réalité dans une œuvre littéraire n’est jamais chose facile, particulièrement si le protagoniste lui-même est une restavèk. Ce défi de créer une œuvre riche, complexe, qui tient compte à la fois du contexte historique et social (dans lequel évoluent les personnages) et de la réalité existentielle d’une restavèk est relevé avec bonheur et justesse par Marie-Thérèse Labossière Thomas dans son roman « Clérise of Haiti ».

Clérise, une orpheline de 12 ans, est accueillie par une famille bourgeoise de la ville des Cayes, les Juin. Elle a pour tâche de prendre soin de trois enfants et de satisfaire à leurs désirs. Clérise est supervisée par Ermance, la bonne d’enfants, et aide parfois Philomène, la cuisinière qui détient une certaine autorité grâce aux nombreuses années passées au service des Juin. Au début, il ne se passe rien de particulier : l’auteure nous fait découvrir la ville à travers les yeux et les actions des personnages. Tout gravite autour des activités domestiques. Une atmosphère de joie et un esprit de bon enfant traduisent la douceur de vivre d’une ville baignée par la mer, et où l’ordre social est respecté à la lettre.

Un événement inattendu survient pourtant dans la famille Juin et bouleverse pour un court moment les règles établies : un autre timoun kay, après avoir été accusé injustement de vol, devient de plus en plus récalcitrant et refuse d’obéir aux ordres. Les fessées qu’on lui administre ne changent rien à son attitude, on doit finalement le retourner dans sa maison maternelle, où l’attendent la misère et la faim. L’événement perturbe Clérise qui reste tant soit peu perplexe devant ce comportement : c’est la première fois qu’elle voit quelqu’un de son statut social refuser d’obtempérer et défier l’ordre familial des Juin. Est-ce pour elle le début d’une conscience de sa situation de restavèk ? Rien n’est sûr, car toute la maisonnée, y compris les domestiques, juge inacceptable le comportement du rebelle : celui-ci est perçu comme un ingrat et ne comprend pas l’avantage d’avoir été reçu par une famille bourgeoise qui le nourrit et le loge.

Au fur et à mesure que les années passent, Clérise apprend à mieux maitriser son « métier » de timoun kay : elle participe dans tout ce qui est lié à l’évolution « normale » des enfants de la famille Juin. Elle connait autant les besoins de Pilou, le benjamin, que les rituels qui doit suivre Danny, le cadet, lors de sa première communion. Elle devient le timoun kay modèle, destinée à un avenir certain, selon sa tante Elia (au service de la mère de Madame Juin depuis des décennies). De partout, la famille reçoit des félicitations : Clérise est perçue par les voisins, les amis et les visiteurs comme un timoun kay « responsable », c’est-à-dire, malgré son jeune âge, comme quelqu’un à qui on peut faire confiance. Qualité doublement angoissante pour cette jeune adolescente, car cette société qui lui accorde le droit à la vie (en la nourrissant) ne lui accorde pas le droit de vivre sa jeunesse, elle, normalement, c’est-à-dire le droit à la naïveté, à l’erreur, ou à un long apprentissage. Ce sont des droits qui appartiennent sui generis aux enfants de « bonnes familles ».

Comme restavèk, Clérise devient une fille « responsable » prématurément : elle comprend vite que tous ces personnages, dont l’auteure décrit la psychologie avec une très grande finesse, qui, de façon différente, influencent sa vie et son comportement, forment un monde régi par des normes sociales particulières (chacun occupe une place selon son origine et sa fortune), monde qu’elle ne fait pas que subir, mais dans lequel elle se reconnait elle-même et avec lequel elle s’identifie. Elle fera donc finalement « partie » de cette famille d’une élite qui reproduit jusqu’à la caricature les valeurs sociales européennes « dont toutes déviations équivalent à une offense capitale », avec le double sentiment du pouvoir que cette « appartenance » lui procure (dans la mesure où on lui accorde certains privilèges) et de l’aliénation qu’elle lui fait subir en la niant et en lui refusant la condition humaine de sa jeunesse, mais également en faisant abstraction de la condition sociale de sa situation de restavèk. C’est ce paradoxe qui fournit essentiellement à l’auteure la matière première de l’œuvre, matière qu’elle travaille avec la dextérité d’un écrivain de talent.

Mais l’œuvre est bien plus qu’une narration centrée sur la situation sociale et existentielle des personnages : elle dépasse le cadre immédiat où tout est conditionné par des préjugés et des croyances. L’œuvre est en fait un roman historique : l’évolution narrative se fait dans un ordre chronologique explicite pour marquer le contexte historique dans lequel se passent les événements : chaque chapitre porte une date précise, et celle-ci correspond à des événements survenus réellement au cours de notre histoire nationale.

Au terme de sa jeunesse de timoun kay, Clérise entre dans le monde adulte où elle développe une certaine autonomie. Désormais mariée avec un homme de son rang social, Désil, Clérise met sur pied une boutique qui lui permet de louer une maison et de subvenir aux besoins de sa famille. Son lien toutefois avec la famille Juin, à la grande déception de Désil, reste très fort : l’apprentissage et l’aide qu’elle a reçus de cette famille l’ont marquée profondément. Sans cette famille qui l’avait accueillie avec humanité et qui lui a donné la chance au moins de construire une vie décente, que serait-elle devenue, elle qui n’avait rien et qui était un petite orpheline sans défense ? Tout ce qu’elle a pu réaliser dans sa vie, elle a le sentiment profond que c’est grâce à cette famille qui lui a ouverte un jour la porte de leur demeure.

Or les choses changent rapidement, très rapidement, et les événements sociaux et politiques se bousculent à un rythme ahurissant. Au début des années 1960, le dictateur François Duvalier consolide son pouvoir en créant le corps terroriste des VSN et polarise la société en mettant l’accent sur l’idéologie de couleur. Les grandes villes de province, déjà affaiblies économiquement et politiquement par les nouvelles structures mises en place par l’occupation américaine (1915-1934), voient leur population diminuer graduellement. L’exode rural prend de l’ampleur et les bourgeoisies de ces grandes villes ne sont pas épargnées. L’ordre social traditionnel est perturbé et sa reproduction n’est plus assurée. Le macoutisme devient une idéologie d’État et son emprise sur la société semble ne pas connaitre de limites : toutes les couches sociales y sont touchées. Certains éléments appartenant au sous-prolétariat en pleine expansion et à la couche paysanne appauvrie profitent de ce climat de terreur pour faire fortune.

Face à ces événements qui semblent dépasser son entendement, Clérise fait tout pour maintenir la stabilité dans sa vie familiale. Or voilà que Désil devient malgré lui un macoute. Cet événement inattendu perturbe au plus haut point Clérise, son avenir ainsi que celui de sa famille, semblent incertains.

À cet instant, d’un coup, l’œuvre prend l’allure d’un drame. Le temps de la narration ponctué au début de plusieurs pauses qui nous imprégnaient du quotidien de la vie « paisible » d’une ville de province devient rapide, trépidant. Cette double temporalité plonge le lecteur dans une espèce d’angoisse, elle exprime en fait la réalité d’une double situation sociale qui parait dans ces formes différentes : celle que Clérise a connue dans sa jeunesse de timoun kay, un monde où (pour elle) tout était régi par des normes stables, établies et acceptées et celle construite par un régime fasciste où tout est incertain et tout semble dépendre de la volonté d’un chef. Clérise ne fait pas seulement face à cette nouvelle réalité, elle doit également assumer devant sa fille Nicole son passé de timoun kay et lui expliquer les raisons de son attachement et de sa reconnaissance envers ses anciens employeurs.

Le roman de Marie-Thérèse Labossière Thomas aborde de façon tout à fait originale le phénomène du restavèk dans notre société. Clérise n’est pas Zoune [2] et encore moins Sentaniz [3], mais son histoire englobe dans sa complexité la situation de milliers de timoun kay, c’est-à-dire avant tout leur dépendance, leur soumission et même leur séquestration par un système social qui ne leur reconnait pas le droit à l’enfance.

Toutefois, à mon avis, ce qui fait encore plus l’originalité de l’œuvre c’est son caractère historique dans la mesure où, comme l’écrit Umberto Eco, « les agissements des personnages servent à mieux faire comprendre l’histoire, ce qui s’est passé, et bien qu’ils soient inventés, ils en disent plus, et avec une clarté sans pareille, sur (…) l’époque, que [plusieurs] livres d’histoire consacrés [4]. »

Le roman, écrit en anglais, a été traduit en français.


[1Marie Thérèse Labossière Thomas, Clerise Of Hati Trilingual Press, 2009

[2D’après le roman de Justin Lhérisson, Zoune chez sa ninnaine

[3D’après le récit de Maurice Sixto Ti Sentaniz

[4Eco Umberto, Apostille au « Nom de la rose », Paris, Grasset, Le Livre de Poche, 1985, p. 87