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Haiti-Éducation : Une campagne d’alphabétisation pour les Haïtiens ?

Par Peter Costantini *

Soumis à AlterPresse le 31 mai 2011

À travers la gamme politique d’Haïti, l’éducation a surgi comme un thème central dans les projets pour la reconstruction et développement du pays.

Le Président Michel Joseph Martelly, dans son discours d’investiture, a proposé l’éducation gratuite et obligatoire pour tous les enfants. Et pour sa part, l’ancien président Jean-Bertrand Aristide, quand il est rentré à Haïti, a déclaré qu’il voulait contribuer à l’éducation.

L’éducation des enfants est leur intérêt primaire, et avec raison. Mais dans une nation ou 55 pourcent des adultes ne savent ni lire ni écrire, selon l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (l’UNESCO), la valeur potentielle d’un effort à grande échelle pour augmenter leur taux d’alphabétisme vaut bien la peine d’être considérée.

Bien que beaucoup de pays en voie de développement aient organisé des campagnes nationales d’alphabétisation, l’expérience peut-être la plus pertinente se trouve dans un pays frère d’Amérique Centrale. Nicaragua, comme Haïti, a souffert une longue occupation par les U.S. Marines dans la partie initiale du siècle passé, suivi par des décades d’abus aux mains d’une dictature de famille étroitement alliée avec Washington. La kleptocratie de Somoza père et fils a subjugué le pays de 1936 à 1979, même plus longtemps que les Duvalier. Comme leurs confrères haïtiens, les Somoza ont pillé des grandes étendues de l’économie et étranglé la vie politique du pays. Quand ils sont tombés ils ont laissé leur fief en ruines, aux prises avec une pauvreté profonde et un taux d’analphabétisme d’à peu près 50 %.

Après une insurrection qui a expulsé Anastasio Somoza Debayle, la première initiative du nouveau gouvernement du Frente Sandinista de Liberación Nacional (Front Sandiniste pour la Libération Nationale) était une campagne d’alphabétisation nationale. En 1980, moins d’une année après la fin de la guerre, le FSLN a recruté quelque 60,000 étudiants et 30,000 enseignants, surtout des villes, pour se déployer bénévolement dans la campagne et enseigner plus de 400,000 personnes à lire et écrire. En tout, la campagne a impliqué plus d’un cinquième des citoyens. Soixante pourcent des bénévoles étaient des femmes, ainsi que 50 pourcent des étudiants. Entre cinq mois, l’initiative a réussi à réduire le taux d’analphabétisme par deux-tiers, à 13 pourcent.

La campagne se basait en partie sur la pédagogie de l’éducateur brésilien Paulo Freire, qui a servi de conseiller. Il a souligné l’importance de l’engagement actif des étudiants à lire, écrire et examiner leur propre vie. L’éducation a eu lieu dans les deux sens, et souvent a changé la vie des participants. Pour beaucoup de bénévoles urbains c’était leur première expérience personnelle de la pauvreté écrasante endémique dans la campagne, et elle a inspiré a quelques-uns à se consacrer à diverses formes d’éducation.

À cause de leur grande échelle et inclusivité, les efforts d’alphabétisation ont pris essor rapidement à travers le pays. Ils devenaient un thème central du débat public et touchaient les vies de peut-être la majorité des familles nicaraguayennes. Des amis qui ont vécu ce moment m’ont décrit le sens d’exaltation et de fierté nationale que la campagne a suscité. Avec cette entreprise, le nouveau gouvernement a fait une forte déclaration de ses priorités et ses objectifs.

À la fin de la campagne en septembre 1980, l’UNESCO a octroyé le Prix “Nadezhda K. Krupskaya” au gouvernement et au peuple de Nicaragua pour la campagne. Amadou M. M’Bow, le directeur général en ce temps-là, l’a caractérisé comme « une expérience passionnante du point de vue éthique aussi bien que pédagogique ».

« La croisade, » a dit le Père Fernando Cardenal, le coordinateur national, « n’est pas une histoire de techniques compliquées ou d’une analyse complexe de coûts et d’avantages ; c’est une histoire du peuple et du potentiel extraordinaire de la libération et la création qui existe dans les nations ».

Beaucoup d’autres pays d’Amérique Latine et du reste du monde ont conduit des programmes pareils d’alphabétisation à grande échelle. Ceux-ci renferment un réservoir profond de compréhension, des matériaux et pratiques exemplaires, dont l’UNESCO est un entrepôt important.

En Haïti, comme au Nicaragua, une campagne d’alphabétisation d’une ampleur capable d’atteindre la masse critique pourrait contribuer à renforcer les droits humains et augmenter la productivité de la majorité des Haïtiens.

Ceux qui ne savent ni lire ni écrire ne peuvent guère participer pleinement dans la vie politique, sociale et économique. Une campagne répandue à travers tout le territoire national pourrait accueillir plus de la moitié des haïtiens dans le débat public, en leur offrant les outils nécessaires pour faire écouter leurs revendications et améliorer leur propre vies. Une telle entreprise favoriserait la croissance du capital humain, des capacités humaines et des libertés démocratiques.

Haïti avait réalisé des programmes d’alphabétisation des adultes auparavant sous les deux gouvernements Aristide tronqués. De 2001 à 2004, 300.000 personnes ont participé, selon le philosophe politique canadien Peter Hallward, et le taux d’analphabétisme adulte a été réduit de 65 pourcent à 45 pourcent.

Depuis 2007, l’UNESCO et le gouvernement espagnol ont collaboré avec la Secrétairerie d’État pour l’Alphabétisation d’Haïti sur un petit projet dans le département du Sud-Est. Quelques 5.000 jeunes ont été alphabétisés, ont reçu les compétences professionnelles et en jardinage. Le projet a été mis en œuvre dans le cadre de LIFE (Literacy Initiative for Education – Initiative d’Alphabétisation pour l’Éducation), la campagne globale de l’UNESCO pour vaincre l’illettrisme.

Les chiffres sont minuscules par rapport aux 3 millions d’haïtiens analphabètes. Le budget du programme a été coupé sévèrement par rapport aux estimations originelles, et l’appui politique était maigre, selon les rapports. Mais le Secrétaire d’État à l’Alphabétisation, Carol Joseph, a raconté à Le Nouvelliste que 2.200 nouveaux centres d’alphabétisation, chacun capable de recevoir 25 étudiants, ont été établis dans sept des 10 départements haïtiens. Ces centres pourraient servir des bases d’efforts futurs.

À la suite du tremblement de terre de l’année passée, Haïti possède une ressource que Nicaragua n’avait pas : un réservoir de probablement plusieurs milliers de gens éduqués dont les emplois et les maisons ont été détruits et qui restent coincés dans les camps pour personnes déplacées. J’en ai connu quelques-uns quand je travaillais comme bénévole dans un centre d’hébergement en mai dernier. Dans ces mêmes camps se trouvent beaucoup de gens pauvres et illettrés.

Dans cette situation, employer les gens lettrés à entreprendre l’alphabétisation de leurs voisins qui en ont besoin représenterait une récolte des fruits les plus mûrs. Bien que les programmes d’espèces-contre-travail qui paient les gens pour creuser des fossés peuvent être utiles lorsqu’il y a besoin des fossés, utiliser ses compétences de plus haut niveau serait un engagement plus fructueux des ressources humaines qui existent déjà en Haïti.

Au-delà des camps, des initiatives répandues dans les régions rurales pourraient atteindre des quantités plus importantes de gens qui ont besoin d’apprendre à lire et écrire. Recruter des étudiants et enseignants urbains (aussi bien que les habitants des camps) à faire l’alphabétisation dans la campagne représenterait aussi une étape modeste vers la décentralisation. En exportant l’expertise des villes, il renforcerait les communautés et économies rurales. Un effort assez massif, couplé avec d’autres incitations, pourrait aider à alléger le surpeuplement de la métropole.

Dans un pays déchiré par de profondes divisions historiques entre les classes sociales, la participation pourrait accroître la compréhension de la vie de l’autre côté de la rupture sociale, et ouvrir un chemin vers la réconciliation entre les couches aliénées de la société.

La campagne de Nicaragua était principalement volontaire et n’a coûté qu’environ 30 $ US par personne alphabétisée. Il se peut que Haïti ferait mieux de payer les enseignants avec de l’aide internationale pour l’éducation, générant ainsi des emplois et de la demande intérieure sur le marché.

Quoi que l’éducation des adultes puisse paraître concourir avec celle des enfants, en fait elles sont complémentaires. Des programmes d’alphabétisation des adultes inspirent les parents à respecter l’éducation et la revendiquer pour leurs enfants (même si, dans mon expérience, bien d’haïtiens montrent déjà une vénération pour l’éducation). De telles campagnes peuvent également servir de terrains de formation de futurs professeurs qui pourraient ensuite être recrutés dans l’éducation formelle des jeunes.

Évidemment, ces efforts doivent faire partie d’une stratégie d’alphabétisation à long terme intégrée avec des plans nationaux et locaux pour l’éducation, afin que des gens ne glissent de nouveau dans l’illettrisme. Il faut également les coordonner avec des initiatives de développement qui permettent aux gens d’utiliser leurs nouvelles capacités pour améliorer leurs conditions économiques.

Haïti pourrait apprendre des difficultés du Nicaragua à maintenir ses progrès. Les avances en alphabétisation du début des années 80 ont été érodées plus tard dans la décennie par la guerre des « Contras » et la crise économique résultante. Des programmes de suivi ont continué pendant les années 80, mais ont été terminés par les gouvernements suivants. Au cours de ces dernières années, néanmoins, un gouvernement sandiniste élu de nouveau a repris des efforts d’alphabétisation à grande échelle encore une fois.

Historiquement, les dictatures et oligarchies d’Amérique Latine ont réprimé l’éducation populaire. Mais à moins que, comme eux, on préfère un modèle de capitalisme sauvage style-19ème Siècle, érigé sur les dos cicatrisés d’une force de main-d’œuvre malnutrie, sans instruction et « flexible », il faut comprendre l’alphabétisation des agriculteurs et travailleurs comme une clé à la croissance de la productivité dans tout modèle économique moderne de développement. Elle jette les bases pour la formation continue et impulse la croissance de revenu et demande domestiques. Elle permet des approches au développement rural axées sur les petits agriculteurs, aussi bien que des stratégies pour la croissance industrielle et technologique qui ajoute de la valeur grandissante.

Au-delà du capital humain, cependant, l’alphabétisme sert aussi de catalyseur pour la croissance d’autres capacités et libertés humaines. C’est une nécessité pour permettre aux gens de participer de manière significative à la démocratie et d’autres formes de la vie publique. À un niveau plus personnel, il constitue un élément fondamental du respect de soi, et une porte qui s’ouvre sur le monde entier.

Dans Le Développement Comme La Liberté, l’économiste Amartya Sen, lauréat du prix Nobel, réfléchit sur les divers apportés de l’éducation : « si l’éducation rend une personne plus efficace dans la production des produits de base, alors c’est clairement une augmentation du capital humain. Elle peut ajouter à la valeur de la production dans l’économie et également au revenu de la personne qui a été instruite. Mais même avec le même niveau de revenu, un individu peut bénéficier de l’éducation – en lisant, en communiquant, en inter-changeant, en pouvant choisir de manière plus informée, en étant pris au sérieux par d’autrui, et ainsi de suite ».

La reconnaissance de l’importance des qualités humaines dans la promotion de la croissance économique, affirme-t-il, « ne nous dit rien sur la raison pour laquelle on recherche la croissance économique en premier lieu. »

« Si, au contraire, on met l’accent en fin de compte sur l’expansion de la liberté humaine à vivre les genres de vies que les gens ont raison de valoriser, » conclut-il, « puis le rôle de la croissance économique dans l’expansion de ces opportunités doit être intégrée dans cette compréhension plus fondamentale du processus de développement comme l’expansion de la capacité humaine à mener des vies plus dignes et plus libres. »

Références

Peter Hallward. Damming the Flood : Haiti, Aristide and the Politics of Containment. Verso Press, 2007, p. 133.

Dr. Ulrike Hanemann. “Nicaragua’s literacy campaign”. UNESCO Institute for Education, Hamburg, Germany, March 2005. http://unesdoc.unesco.org/images/0014/001460/146007e.pdf

Le Nouvelliste. « Discours d’investiture du président Michel Joseph Martelly ». 14 mai 2011. http://www.lenouvelliste.com/article.php?PubID=&ArticleID=92507

“Orígenes de la Cruzada Nacional de Alfabetización”. 1 febrero 2004. http://www.sandinovive.org/cna/CNA-origen.htm

Amartya Sen. Development as Freedom. New York : Alfred A. Knopf, 1999.

Jean Max St-Fleur. « L’alphabétisation : entre l’alpha et l’oméga ». Port-au-Prince : Le Nouvelliste, 14 Juillet 2008. http://www.lenouvelliste.com/article.php?PubID=&ArticleID=59671

UNESCO Haiti (newsletter). June 2010. http://unesdoc.unesco.org/images/0018/001883/188343e.pdf

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* Peter Costantini est un journaliste et analyste basé à Seattle dans le nord-ouest des États-Unis. Il a fait des reportages sur Haiti, Nicaragua et d’autre parties d’Amérique Latine au cours des dernières 25 années.