Débat
Par Edson Louidor *
Soumis à AlterPresse le 20 avril 2011
La décision de l’État haïtien de déclarer le 20 avril « Journée Nationale de la Diaspora » est à saluer, dans le sens qu’elle constitue un tout premier pas vers la constitution d’une véritable diaspora haïtienne, soudée par la conscience libre et volontaire d’être membre d’un même peuple par-delà les blessures de la dispersion et les déchirures de l’histoire ! Cependant, gare à toute tentative de promouvoir une conception élitiste du concept de diaspora qui tienne compte seulement des « cerveaux » ! Les ouvriers, les cultivateurs, les marchands haïtiens, tous ceux et celles qui n’ont pas « une préparation académique » font également partie de la diaspora haïtienne, s’ils veulent bien devenir membres de cette « communauté imaginaire », s’ils choisissent de cultiver la conscience et la volonté de rester souder à leur « haïtianité ».
C’est également l’occasion d’inviter tous les Haïtiens et Haïtiennes qui ont été forcés à l’exil et se trouvent actuellement en « diaspora » à prêter main forte à la re-construction de leur pays ! Que l’État haïtien crée les conditions légales, politiques, économiques et sociales pour faciliter la participation de la diaspora haïtienne à la vie du pays.
La diaspora : un concept ambigu et une réalité duale
L’origine ambiguë du concept de « diaspora » fait référence à une réalité duale marquée par la dispersion « volontaire » et l’exil forcé, violent et traumatique.
Déconstruction de l’acception élitiste du concept de « diaspora »
Le concept de diaspora en Haïti charrie une dimension élitiste, voire empreinte de préjugés et de stigmatisation, qu’il faut absolument déconstruire.
D’aucuns parlent d’une « profonde blessure » provoquée par l’émigration ; blessure qui serait encore rendue plus profonde par la « qualité de la préparation académique » de ceux qui partent, soit près de 85% du potentiel du pays.
N’est-on pas en train de forger un concept élitiste de « diaspora », en mettant unilatéralement l’accent sur la « fuite de cerveaux » ? Si les cerveaux ont fui Haïti, les autres Haïtiens et Haïtiennes qui restent dans le pays sont des « écervelés », des « têtes creuses »… ?
Donc, les migrants haïtiens qui n’ont pas une « préparation académique » sont des « bras », des « pieds », d’ « autres parties du corps » excepté des cerveaux ?
Un concept ambigu et une réalité duale
Avant tout, il faudrait préciser l’origine ambiguë du concept de « diaspora ». Quoique dérivé du grec διασπορά qui signifie “dispersion”, le concept de diaspora est originairement lié à l’expérience juive et fait référence à l’ « ensemble des communautés juives dispersées hors de la Palestine depuis des temps immémoriaux jusqu’à nos jours ». Pourtant, le mot hébreu utilisé par la tradition juive pour désigner la diaspora est Galut qui signifie « déportation », « exil » …
« Vivre en galut c’est vivre la souffrance du déracinement, produit d’un exil traumatique, forcé et violent qui s’associe dans la mémoire juive aux deux destructions du Temple de Jérusalem, d’abord par Nabucodonosor de Babylone (587 avant Jésus-Christ.) et après par Titus en 70 après Jésus-Christ », précise José R. Ayaso Martínez, professeur du Département d’Études Sémitiques de l’Université espagnole de Granada, dans son texte La Diáspora Judía.
En ce sens, des spécialistes suggèrent l’utilisation du concept de « galut pour faire référence à la dispersion forcée des juifs après la disparition de leur État » (fin de la Première Guerre Juive entre les années 66 et 70 après Jésus-Christ jusqu’à la fondation de l’État moderne juif) et celle de « diaspora » pour signifier la dispersion volontaire applicable aux communautés juives d’aujourd’hui et celles qui ont été formées avant l’an 70 après Jésus-Christ.
Cette origine ambiguë du concept de diaspora nous amène à poser la question suivante : à parler de diaspora, fait-on référence à « galut » (exil forcé, violent, traumatique d’un peuple) ou à la « dispersion » volontaire d’une communauté humaine qui se sent soudée par une même histoire au-delà de son éparpillement un peu partout sur le globe ?
Plusieurs de nos compatriotes haïtiens de la diaspora ont été obligés de prendre un exil forcé et traumatique (de vivre en galut), alors que d’autres ont « choisi » (de manière plus ou moins « volontaire ») de se disperser hors de leur pays : aux États-Unis d’Amérique, au Canada, en France, en République Dominicaine, à Cuba, en Amérique du Sud, dans les Antilles, en Afrique…
Reste à définir dans quelle mesure on peut parler de « choix » et de « volonté » de laisser Haïti dans les « situation-limites » qui ont prévalu dans ce pays depuis plus d’un demi-siècle. En outre, plusieurs cas de figure sont à considérer : par exemple, une émigration qui a commencé comme produit d’un « choix » devient, dans plusieurs cas, un « exil » et « une expérience traumatique ».
Le maintien de liens objectifs ou symboliques, plus qu’une dispersion géographique à partir d’un lieu original
Outre la nature de la dispersion (plus ou moins « volontaire »), un autre point important dans le cadre de la définition du concept de diaspora, c’est l’essence même de la population dispersée : s’agit-il de la dispersion de quelques membres du peuple (les « cerveaux », les « bras », les « mains »…) ou de celle d’un peuple ?
Là on est en train de parler du « maintien de liens objectifs ou symboliques, d’ordre culturel, politique ou caritatif ; entre les groupes dispersés, généralement en situation de minorité, et pas seulement avec un lieu dit ‘d’origine’ ; où se maintient une forme de solidarité culturelle, sentimentale ou politique, plus ou moins active, entre les différents établissements du peuple », comme le soulignent Bordes-Benayoun et Dominique Schnapper dans leur livre Diasporas et Nations (Édition Odile Jacob, Paris, Janvier 2006).
Les deux auteurs précités critiquent la conception qui s’en tient seulement « aux seuls critères géographiques et se contente d’appeler ‘diaspora’ la dissémination d’une population dans l’espace mondial à partir d’un lieu originel ou supposé originel » .
Ils dénoncent le mythe du « lieu originel » tout en incluant dans le concept de diaspora non seulement « la dispersion géographique et les relations, matérielles ou symboliques, qui demeurent entre les établissements dispersés du peuple, mais aussi les expériences vécues des individus qui se réclament de leur appartenance à une diaspora, en entretenant la conscience d’un destin historique particulier » .
Une communauté « imaginaire » à inventer
Cette approche de la diaspora restitue au concept sa dimension d’être « volontaire » et produit d’un choix à la fois individuel et collectif. Choix de l’individu de faire partie de la diaspora, c’est-à-dire de construire des liens objectifs, des réseaux, des relations concrètes, en un mot, une interdépendance avec d’autres éléments dispersés en vue de « rétablir la continuité du peuple par-delà les déchirures de l’histoire ».
Choix d’un État ou d’une communauté quelconque de former une diaspora en utilisant des arguments historiques, politiques, culturels… comme « autant de moyens par lesquels s’élabore la diaspora ». La diaspora n’est pas une réalité toute faite, mais une « communauté imaginaire » à inventer, en créant une conscience et une volonté « par la revendication même du terme ».
Donc, le travail de former une diaspora haïtienne ne fait que commencer avec la noble initiative de l’État haïtien de déclarer le 20 avril « Journée de la Diaspora ».
Bibliographie
José R. Ayaso Martínez, La Diáspora Judía. LA ESPIRAL, Espacio para el Pensamiento y las Culturas del Valle del Ebro
Bordes-Benayoun et Dominique Schnapper, Diasporas et Nations, Édition Odile Jacob, Paris, Janvier 2006