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Regard (Chronique hebdo)

Pour une nouvelle lecture critique du réel haïtien

Par Roody Edmé *

Spécial pour AlterPresse

Il était une fois un pays au procès politique toujours inachevé. Une population dont la résilience est la chose du monde la mieux partagée, et dont on fait de manière presque folklorique une marque de fabrique. Mais qui rate souvent les rendez-vous avec son destin ! Ce pays d’Haïti, où l’Histoire rote et bégaie a un urgent besoin de parcours critique, de lectures démystifiantes, de forums d’idées stimulés et ou relayés par l’Université.

C’est dans ce contexte que nous accueillons le dernier ouvrage de l’historien Claude Moise, « Un pas en avant, Deux pas de coté » paru aux Editions de l’Université d’Etat d’Haïti, dans la collection Pistes. L’Université a un rôle de premier plan à jouer dans la réflexion qui devra nous accompagner dans le long chemin vers une société plus juste. Et les Presses de l’Université d’Etat dans leurs parutions récentes semblent confirmer un choix éditorial éclairé, aiguillonnant les sujets qui touchent à notre Histoire, en passant par la problématique constitutionnelle entre autres.

L’ouvrage de l’ancien éditorialiste du Matin regroupe deux années de chroniques 2004-2008, parus régulièrement dans le quotidien de la rue Goulard. Justement ces années de transition qui ont suivi le départ d’Aristide et qui n’ont pas vu atterrir les projets de Contrat social, de dialogue national ou de Conférence nationale. Les chroniques de ces années d’incertitude telles que présentées dans l’ouvrage nous aide à comprendre les chausse-trappes, les obstacles de toute sorte qui jalonnent les chemins tortueux de la transition démocratique haïtienne.

L’ouvrage atteste encore une fois, de la « déroute de l´intelligence » qui apparaît comme une constante de notre Histoire. Les textes soulignent aussi à l’encre forte l’indifférence des pouvoirs publics et la morgue de certaines élites perpétuellement tentées par l’appât du pouvoir et qui jouent avec les conjonctures politiques comme à la roulette russe. Dans cette course de fond pour « le trophée » que constitue le palais national, très peu de place est laissée à l’organisation sociale et aux institutions. Que dire des projets de société inexistants et ou avortés ? Pourquoi le Contrat social porté par le Groupe des 184 s’est arrêté à un congrès symbolique à l’Arcahaie ? Quel imbroglio diplomatique et politique a rendu ce projet stérile ? Pourquoi le président René Préval n’a jamais mis en orbite son projet-programme de vingt cinq ans avec l’accord des principales forces politiques qui se sont délitées au fil du temps. Et la Conférence nationale, un concept vidé de sa substance, et qui n’a jamais trouvé preneur dans une société pourtant en panne de consensus.

Une remontée du temps qui jette un éclairage puissant sur une scène ou certains acteurs politiques jouant une tragédie macabre, font durer un spectacle de mauvais goût, sans se rendre compte que le public a déserté la salle où se préparait de dépit à leur lancer des tomates « roses ». L’autisme politique des uns, l’opposition stérile des autres, la démocratie cathodique triomphant sur la participation vraie, les tempêtes médiatiques qui transforment les conflits personnels en conflits nationaux. Une partie de la Communauté internationale « jouissant » outrageusement de ce spectacle navrant ! Autant d’éléments d’analyse qui intéresseront le simple citoyen, le politique ou le chercheur.

Un beau morceau d’Histoire récente sous forme de vibrants instantanés, des condensés d’analyse non dépourvus de souffle patriotique, mais éloignés de la charge trop souvent létale des émotions claniques.

S’il existe dans ces textes un parti-pris certain, c’est celui de la rationalité, du bien commun, du refus de l’arbre idéologique qui cache la forêt sauvage des virulences claniques. On y trouve donc, le sens des faits de l’Historien, mais aussi le souci d’éclairer, de questionner, de forger l’opinion de l’éditorialiste.

Pour avoir été de l’équipe éditoriale de ce journal centenaire, je me rappelle de l’accueil favorable de ces éditoriaux-analyse qui tranchaient avec le « voye monte » et une certaine information éclatée au gré des intérêts de chapelle. Les textes étaient profonds, sereins et si l’éditorialiste avait la main lourde, les analyses n’étaient jamais vindicatives et ou personnelles. Et l’on faisait sous carpe à Claude le reproche mal fondé de ne pas « frapper » le gouvernement, de ne pas le tancer avec son « schlague ». Et lui répétait souvent, qu’il fallait aller au-delà des susceptibilités et détestations personnelles pour comprendre les dimensions structurelles du drame haïtien. Une expérience pas toujours bien accueillie dans une société polarisée à souhait, mais ô combien exaltante, puisqu’elle était à la fois militante et académique. Des années incertaines de la transition post-Aristide hantées par une guérilla urbaine, il a fallu tracer une épure. De la présidence de René Préval aux catastrophes annoncées, il a fallu cerner les circonvolutions d’une actualité aussi soudaine dans ses crispations épileptiques que confuse dans sa complexité.

Pourquoi la société haïtienne n’arrive-t-elle pas à accoucher des institutions pérennes pour une démocratie en mal de naissance ? Pourquoi toutes nos victoires sont celles d’un instant ? Pourquoi la méduse totalitaire fascine-t-elle des foules perdues et hagardes, rendues folles par de trop longues années d’exclusion ?

L’Histoire de notre pays faite de luttes intenses et d’espoirs avortés, de timides lueurs au bout du tunnel a un impérieux besoin de pistes de réflexion et d’action, selon une vision critique et sereine de notre quotidien politique tragique.

Le dernier ouvrage de Claude Moise participe de cette lecture qui se veut démystifiante d’une réalité douloureuse mais toujours grosse d’espérance.

* Éducateur, éditorialiste