Débat
Par Yanick Lahens *
Soumis à AlterPresse le 20 mars 2011
En Haiti les guerres qui ont conduit à l’Indépendance ont laissé un modèle particulier d’expression et d’organisation des revendications populaires. Celles-ci se sont toujours en effet traduites, manifestées sous forme de poussées et de soubressauts qui ont fini par constituer une tendance lourde, profonde dans notre histoire. L’incapacité et/ou l’impossibilité de générer à partir de l’Indépendance un Etat-Nation moderne, susceptible de mettre sur pied et de consolider des institutions et particulièrement les institutions politiques, aura, entre autres, pour conséquence la marginalisation de ceux qui auraient dû bénéficier de cette institutionnalisation, à savoir le plus grand nombre. Et c’est précisément cette majorité qui va s’organiser dans sa marginalisation en une cohérence culturelle forte, avec, de temps à autre, des bonds successifs pour forcer son entrée légitime sur la scène politique. Le dix-neuvième siècle sera en effet ponctué de ces révoltes populaires, paysannes ou urbaines. Révoltes qui seront soit matées dans le sang soit récupérées par des populismes. Or si le populisme est de par sa forme éruptive une exigence de partage, de participation, de ressourcement populaire en absence d’un projet collectif, il n’a pas pour vocation de faire avancer l’institutionnalisation. Il est avant tout une réponse limitée, souvent erronée et tronquée à des problèmes réels. Un mouvement de colère à l’égard des élites politiques, économiques et intellectuelles. Une réaction de méfiance vis à vis des institutions. D’où l’impasse de laquelle nous ne semblons pas pouvoir sortir. D’un côté ces revendications qui n’ont jamais pu ou voulu trouver dans les partis politiques une expression, de l’autre des partis qui ont toujours été eux-mêmes privés des conditions d’une solide fondation. Les effets désastreux de ce double déficit nous tiennent encore aujourd’hui.
Des intellectuels haitiens à travers le marxisme ont tenté à partir de la fin des années trente, d’organiser et d’orienter ces mouvements dans la paysannerie et dans le prolétariat urbain naissant. Ce afin d’articuler cette tendance structurelle de révoltes spontanées des millieux populaires aux idéaux socialistes. Cette articulation n’a jamais pu se faire réellement. Le déficit institutionnel comme la cohérence culturelle dans laquelle la majorité s’est organisée et la marginalisation dans laquelle elle a toujours été maintenue, ont représenté des obstacles majeurs, dificiles à surmonter et qu’il leur faudrait analyser en profondeur.
A la fin des années quatre-vingt, la Chute du Mur de Berlin, et c’est une banalité de le rappeler, a diminué le poids des antagonismes politiques et idéologiques. Depuis, la perspective du grand soir mobilise moins les citoyens. Le choix entre deux modèles de société radicalement différents s’est érodé. Mais même quand tout est loin d’être joué et que l’histoire n’est guère à sa fin, cette nouvelle donne a produit deux conséquences majeures dans le monde avec leurs inévitables retombées en Haiti. D’abord l’affaiblissement incontestable du pouvoir des partis. Ensuite un effritement de la confiance dans leurs dirigeants. Les majorités politiques de réaction (donc non organisées au sein d’un parti) sont devenues de plus en plus faciles à former dans un monde qui n’est plus autant structuré par des affrontements idéologiques. Ce qui explique la crise de la représentativité politique au niveau mondial et la naissance d’une défiance de plus en plus grande envers les partis et le personnel politique. Pour Haiti une telle donne devrait peser de tout son poids dans la réflexion sur des stratégies politiques à venir. Car si aucun parti politique réel n’a pris le pouvoir jusqu’à aujourd’hui, la perspective de le faire va s’avérer encore plus difficile. Parce qu’aux difficultés liées à la forte cohérence culturelle traditionnelle et aux obstacles au niveau d’un Etat toujours à construire, est venu se greffer cet élément de défiance mondiale. Défiance qui ne fait que rencontrer sinon se surajouter au syndrome de défiance traditionnelle des exclus du système politique haitien.
A cause de cette double défiance on constate aussi en Haiti le rétrecissement des luttes à une échelle sectorielle, locale et leur incapacité à se déployer au niveau national. Comme si à la vitalité de ces mouvements sociaux s’accompagnait d’un morcellement du politique. En effet si la lutte des femmes a, par exemple, connu un certain nombre d’avancées significatives, si certaines communautés paysannes ont bâti des projets intéressants à l’échelle d’une région, en revanche aucun parti porteur d’un projet collectif national exprimant le bien commun politique, n’a pu jusque là conquérir le pouvoir par la voie des urnes. La vitalité nécessaire des mouvements sociaux ne résoud donc pas pour autant l’institutionnalisation du politique ou la construction d’un monde commun politique. Absolument pas. Cette activité peut même dans une certaine mesure, conduire à des effets politiquement improductifs quant à la construction des institutions. En effet d’essence réactive, les mouvements sociaux ne peuvent pas servir à structurer et à porter jusqu’au bout une proposition collective. Les dernières élections l’ont encore prouvé. Mais elles ont aussi permis de mettre en exergue à la faveur du mouvement plutôt nébuleux des dernières élections, le poids des nouvelles générations et de leur culture, celui, non point des forces économiques productives mais de l’argent facile et sale et enfin celui de l’International.
Que faire donc ?
D’abord se rappeler que l’International du Nord ou du Sud a des intérêts, un agenda. Avons-nous défini les nôtres ?
Ensuite que le fossé générationnel a mis en évidence un fossé “culturel” important entre les générations qui ne devrait en aucun cas laisser indifférents. Une nouvelle génération de citoyens est née, bien plus en phase avec le fusionnel (la paupérisation et la non scolarisation aidant) qu’avec le politique. Si le sentiment d’appartenance durable à un groupe ou à un parti est à construire, les fièvres forcément passagères mais toujours aigues, continueront de faire le lit des populismes de gauche comme de droite comme celui des opportunismes de tout acabit.
Enfin que la nouvelle donne, la plus délicate, est celle des forces de l’argent facile et sale. Elles ont plus de capacité à contaminer les structures souples des mouvements qui se lancent dans une campagne électorale que celle des partis. Mais ces forces ont malheureusement aussi montré leur efficacité. Quand on sait que les institutions ont toujours eu du mal à prendre corps dans notre pays, on risque d’assister hélas à une reféodalisation de ces institutions par cet argent facile et sale, c’est à dire par les clans et la mafia. Ce qui aura pour conséquence de renforcer une politique qui à la longue nuira en profondeur, en pervertissant ces mouvements sociaux eux-mêmes et en entravant l’institutionalisation en général, l’institutionnalisation des partis politiques en particulier, sinon en les pervertissant aussi.
Repenser les moyens et créer les conditions de l’institutionnalisation du politique s’avère mieux qu’une nécessité, une urgence. Ce, avant que ne s’installent pour encore longtemps les saisons d’anomie.
* Écrivain
Ce texte a été rédigé en septembre 2008