P-au-P, 28 Fév. 2011 [AlterPresse] --- Plus de deux semaines après son assassinat, le corps du journaliste Jean Richard Louis Charles attend toujours à la morgue de l’Hôpital de l’Université d’Etat d’Haïti (HUEH) de subir une autopsie, en raison de l’absence de médecin légiste, selon les informations parvenues à AlterPresse.
Jean Richard Louis Charles, 29 ans, a été abattu le 9 février dernier à la capitale et la lumière n’a toujours pas été faite sur les circonstances de son assassinat.
« En situation de mort violente l’intervention du médecin légiste est fondamentale. Parce que pour éclairer la lanterne de la justice, pour établir les circonstances de la mort-pas même les causes de la mort- il faut nécessairement l’apport du médecin légiste », révèle l’avocat Israël Petit Frère, expert en droit de la santé.
Le code d’instruction criminel haïtien oblige les juges à solliciter l’accompagnement d’un médecin ou de tout autre professionnel de la santé dans les cas de mort violente, subite ou suspecte. Cet accompagnement devrait être fourni par le médecin légiste. Seulement depuis bientôt 3 ans, les deux uniques experts en médecine légale du pays les docteurs Marjorie Joseph et Armel Demorcy ne pratiquent plus. Des autopsies sont tout de même réalisées de temps à autre, mais par des médecins qui n’en ont pas l’expertise.
« Ce n’est pas qu’il n’y a pas de médecins légistes en Haïti…c’est une question d’organisation et j’ai envie de dire que c’est une question même de volonté politique. Il aurait fallu que ceux et celles qui sont aux commandes des institutions comprennent la nécessité d’organiser l’Institut Médico-Légal (IML), qu’il y ait une loi sur l’expertise légale en Haïti, qu’on organise cette profession », souligne Petit Frère, qui est également directeur de recherches à l’Unité de Recherche et d’Action Médico-Légale (URAMEL).
L’Institut Médico-Légal, mis sur pied avec une aide financière de la France n’est que l’ombre de lui-même. Absence de budget, de matériels et de cadre légal, sont notamment les dysfonctionnements qui rendaient impossible le travail des légistes et qui les ont poussé à claquer la porte.
En 2008, les docteurs Marjorie Joseph et Armel Demorcy ont écrit à Claudy Gassant, alors Commissaire du gouvernement, et à Rock Cadet, doyen du Tribunal de Première Instance de Port-au-Prince, pour les alerter sur les problèmes de l’IML et les difficultés auxquelles ils font face. Leur correspondance à date est restée sans réponse.
« Le problème en Haïti c’est qu’il n’y a pas de maintenance. On n’a pas les moyens de réaliser une autopsie…On doit avoir des conditions idéales pour travailler et cela demande aussi une coopération étroite entre le magistrat qui fait la réquisition, qui demande, et le médecin qui va faire l’autopsie », explique le docteur Marjorie Joseph, coordonnatrice générale de l’URAMEL, qui souligne un manque de coopération de la part des magistrats.
Souvent, selon la légiste, ce sont les parents qui sollicitent des autopsies, alors que la loi fait cette obligation aux magistrats dans les cas de morts autres que naturelles. De plus, ce sont ces mêmes parents qui paient les médecins légistes.
« Si ce sont les parents qui paient où est l’indépendance de l’expert ? », se demande Marjorie Joseph. « L’enquête pénale ce n’est pas un jeu, poursuit-elle. Malheureusement les gens ne comprennent pas. Ils demandent des autopsies, et parfois j’ai l’impression qu’ils ne comprennent même pas l’importance de l’autopsie. »
En l’absence de médecin légiste, auxiliaire fondamental de la justice, comment sont réalisées les enquêtes criminelles ? Sont-elles seulement réalisées ?
Selon le docteur Joseph, l’enquête « ne commence pas avec l’autopsie, c’est un processus. La partie clé de toute enquête pénale c’est la scène de crime. Cela veut dire qu’on doit aller sur les lieux », affirme t-elle, précisant qu’en dix ans elle n’a été appelée qu’une fois sur une scène de crime.
« Ce n’est pas normal ! », s’exclame la légiste, « on peut avoir besoin de faire un prélèvement. Parfois l’autopsie n’est pas concluante ».
A côté des défis institutionnels et de la médecine légale, il y a ceux de la police. Il existe depuis le premier mandat du président René Préval, une « Police Scientifique et Technique ».
Selon Frantz Lerebours, porte-parole de la PNH et ancien responsable de ce département, la police scientifique est encore opérationnelle mais fait face à de nombreuses difficultés. Frantz Lerebours cite entre autres des problèmes d’intrants chimiques, nécessaires aux analyses, de logiciels informatiques pour comparer les empreintes et effectuer les tests ADN.
« Il m’arrive parfois de faire des prélèvements qui restent 6-7 mois à la morgue. Lorsqu’il n’y a plus de place on les jette, parce qu’on ne fait pas les examens ici », indique le docteur Joseph, « il y avait un labo à la police scientifique qui apparemment ne fonctionne plus ».
En dépit de ces handicaps, Israël Petit Frère dit croire qu’Haïti est prêt pour la médecine légale. Le spécialiste souligne en même temps la nécessité d’une prise de conscience des autorités.
Selon lui il faut que les dirigeants établissent une feuille de route tenant compte de la médecine légale, incontournable dans la définition d’une politique pénale.
« Compte tenu du niveau de la violence en Haïti, du niveau de la criminalité, l’aspect expertise en matière médico-légale devrait tenir à cœur nos dirigeants…il y a énormément de priorités, éventuellement tout est prioritaire en Haïti », mais « la reforme de la justice passe également par un dialogue permanent entre la justice et la médecine », martèle Petit Frère.
Par ailleurs, la médecine légale ne concerne pas uniquement les morts. Il existe une « médecine légale des vivants », où le légiste accompagne les magistrats à établir la preuve d’une infraction affectant l’intégrité d’une personne humaine.
Pour le docteur Marjorie Joseph, la médecine légale est une philosophie et un élément important dans tout Etat de droit.
Aussi longtemps qu’« on aura des autorités qui n’ont pas cette vision du respect de l’autre, la médecine légale sera toujours superflue. Parce qu’on ne fait pas de la médecine légale pour faire de la médecine légale ». Elle « est au service du bien être de l’homme. C’est une philosophie », précise t-elle. [kft gp apr 28/02/2011 12 :00]