Español English French Kwéyol

Deux cent vingt ans d’Haïti

Par Christophe Wargny

Repris par AlterPresse du Monde Diplomatique

L’histoire d’Haïti ne commence pas par une révolution et ne s’achève pas par un séisme. Existait avant, existera après. D’autant que la terre de toutes les misères est aussi celles de tant de talents. L’histoire de la Perle des Antilles, son appellation XVIIIe siècle, inspire écrivains et chercheurs. Même si elle ne figure guère dans notre mémoire. Avant même la révolte des esclaves, celle de Vincent Ogé, un « homme de couleur », suivant la terminologie de l’époque. Un homme qui, avec quelques autres, se bat contre, justement, le préjugé de couleur. Un métis libre et propriétaire que les idéaux de la Révolution française galvanisent. La biographie d’Eliane Seuran [1] nous aide à pénétrer un monde mal connu des Français de l’époque. Ogé est un précurseur, entier et maladroit ; les blancs l’élimineront facilement dès 1791.

Autre acteur, méconnu, de cette histoire : Etienne de Polvérel. Méconnu et pourtant majeur. La Révolution assiégée de toutes parts et qui vient de proclamer la République envoie, en 1792, à Saint-Domingue, deux commissaires dotés de pleins pouvoirs. On connaît mieux le flamboyant Sonthonax. La biographie de François Blancpain [2] nous restitue les deux hommes. Détestés des planteurs et menant la guerre contre l’Espagne et l’Angleterre, ils prennent une mesure extrême, bien au-delà de leur mandat : la liberté générale pour tous. Une mesure que la Convention avalisera en abolissant l’esclavage dans toutes les colonies. Polvérel va plus loin.

Il comprend à quel point la liberté accordée est un leurre sans changement économique. Gardant le système de plantation, il l’imagine co-géré entre les propriétaires (ou par l’Etat qui se substitue aux émigrés) et les anciens esclaves devenus les cultivateurs. Un « système, écrit Polvérel, qui rendait impossible à jamais le retour à l’ancien esclavage et le passage à la servitude volontaire, il donnait à l’égalité la plus grande latitude…/… et par cette institution, toutes les classes de citoyens avaient le même intérêt à respecter, à protéger les propriétés et les produits de la terre…/ … Organiser une société de façon que l’inégale distribution des richesses nuise le moins possible à la Liberté et à l’Egalité. » Un révolutionnaire de 89 et un socialiste d’aujourd’hui.

Ses propositions, que ni la France d’après la seconde abolition de l’esclavage (1848) ni les Etats-Unis d’après la guerre de Sécession (1865) ne sauront appliquer, sont extraordinairement modernes. Comment faire d’un nouveau libre, qu’on n’a nullement préparé à l’émancipation, un citoyen et un producteur majeur ? Des propositions que ce grand humaniste aura du mal à justifier de retour à Paris où régresse la Révolution. Des propositions qu’aucun des futurs dirigeants haïtiens ne reprendra à leur compte, presque tous adeptes du caporalisme agraire, voire du retour d’un esclavage qui ne dit pas son nom. Comment une telle pensée s’est-elle dissoute ? Ou pourquoi ?

Aimé Césaire, mort en 2008, grand admirateur de la révolution haïtienne ne répond pas à cette question, mais à beaucoup d’autres, dans son Cahier d’un retour au pays natal. Ce n’est pas lui qui parle dans Aimé Césaire, une saison en Haïti, [3]mais un de ses admirateurs en Amérique latine. Césaire vouait à la patrie de Toussaint Louverture une admiration sans bornes : Un objet de fantasme et de fascination. Le poète ne pourra y retourner. Depuis la fin des années 50, Haïti est devenu un pays interdit…/… Il m’est impossible d’y aller : j’aurais l’air de cautionner, au nom de la négritude, le régime haïtien. » Celui des Duvalier, c’est-à-dire le pire [4]. Mais c’est tout Césaire, un homme qui entame un parcours politique et littéraire hors du commun, Césaire et Haïti qui sont ici analysés menus [5]. Un couple, une épopée, une poésie. Un essai qui nous conte cette sublime rencontre, cette passion, pour ce pays où les esclaves se mirent debout, qu’il a essayé de faire partager. Haïti aurait-il besoin aujourd’hui d’autres Césaire ?

Ce n’est pas le rôle que s ‘assigne Yannick Lahens [6]. Même si, romancière, elle nous propose un récit, voire un essai sur l’après-séisme. Un texte vrai qui se garde de vérités révélées, modeste et poignant. Son meilleur peut-être. Un mélange réussi de vie quotidienne, de solidarité et de réflexion sur un pays cassé. Un pays exsangue qui s’est cassé. L’auteure croit, ou veut croire que le pays peut ressusciter. Même si on ne sait pas vraiment comment. Comment ne pas dépendre plus que jamais des autres : »Autant dire que nous sommes devenus des camés, dépendants d’une cocaïne, d’un crack qui s’appelle l’aide internationale. La reconstruction, la vraie, supposerait un accompagnement de qualité pour une cure de désintoxication avec les affres du sevrage avant le long chemin vers l’autonomie. On en est loin. »

On aura omis d’autres titres. Toute la peinture et tant d’autres éléments de culture. Fondation d’Haïti indépendante entre 1791 et 1804. Refondation, quand ? la culture, si prégnante, participera-t-elle au sauvetage ?


[1Le métis aux yeux clairs ou l’histoire d’un « homme de couleur » à Saint-Domingue (1789-1791), Editions Frison-Roche, Paris, 2010, 155 pages, 14 euros.

[2Étienne de Polvérel, libérateur des esclaves de Saint-Domingue, Les Perséides, Bécherel, 2010 , 235 pages, 19,90 euros

[3Lilian Pestre de Ameida, Mémoire d’encrier, Montréal, 2010, 238 pages.

[4Un étrange dialogue sur la dictature des Duvalier : c’est le sujet du dernier roman d’Évelyne Trouillot. La mémoire aux abois, Hoëlbeke, Paris, 2010, 188 pages, 18 euros.

[5Voir aussi Césaire et Haïti, Le Monde-diplomatique.fr, 2008.

[6Failles, Sabine Wespieser éditeur, Paris, 2010, 160 pages, 15 euros.