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« Pauvre Haïti ! »

Par Roland Paret

Soumis à AlterPresse

Qui-vous-savez, catholique sans Évangile, sans Credo et sans messe, vodouisant sans lwa, sans vêvê et sans honfor, communiste sans Manifeste, sans révolution et sans projet, homme d’État sans sens de l’État, Qui-vous-savez pense que ce pays que vous connaissez est une terre que lui a laissée son père en héritage et qu’il peut à son tour léguer à n’importe qui. On ne sait quel contrat le lie à son poulain, on ne sait quel immonde secret que, seul, grâce à sa proximité, ce poulain peut couvrir, on ne sait, dans ce curieux attelage, qui tient qui par la barbichette, on ne sait qui, de ces étranges compagnons de lit, qui domine l’autre, on sait seulement qu’on ne peut laisser ce pays que vous connaissez galvaudé, sali, salopé par cet homme sans honneur, sans foi et sans dignité, qui veut le livrer à un être sans programme, sans scrupule et sans formation, à ce mousquetaire de l’esbroufe, à cet homme glauque à la réputation sulfureuse : non ce pays que vous connaissez ne mérite pas ça !

Quelle peur, à la fin de son mandat - qui pourtant avait commencé sous les plus beaux auspices, béni par « l’International » aussi bien que par le peuple, un mandat peut-être pas idéal mais le moins mauvais - s’empare de lui et lui fait perdre la lucidité et l’honnêteté dont il était crédité et qui l’avaient fait accepter comme l’homme du milieu, des compromis, le Rassembleur, celui qui pouvait réunir toutes les tendances de la mouvance de ce pays, celui qui pouvait le représenter en ces moments de controverses ? Est-ce cette fameuse terreur qui affole les souverains en fin de règne, qui s’aperçoivent que bientôt ils doivent « paraître devant le Tribunal de l’Histoire » et qui veulent prolonger leur pouvoir par héritier interposé ? Mais de cela, on sait que Qui-vous-savez s’en fout, « Après moi, le déluge ». Est-ce la peur de l’exil, comme le suggèrent les papiers de Wikileaks ? Il est vrai que dans une récente entrevue il déclare « qu’il n’a pas peur de l’exil ». À voir… A-t-il été effrayé par le refus de Méphistophélès d’acheter son âme en retour d’une prolongation de vie, c’est-à-dire de pouvoir ? Le pouvoir, on le sait, c’est la jeunesse et « le meilleur aphrodisiaque », a dit un homme politique. Et le diable a refusé ! On peut s’interroger sur le refus de Méphistophélès, lui qui est « une partie de cette force qui, éternellement, veut le mal, et qui, éternellement, accomplit le bien » : a-t-il eu peur, le diable, de faire affaire avec quelqu’un qui, éternellement, veut le mal, et qui, éternellement, accomplit le mal ? Quelqu’un qui, quand il essaie de faire quelque chose de bien, ne réussit qu’à s’empêtrer dans les arcanes du Mal ? Et dans l’affolement de ces derniers temps, quelqu’un qui « même le mal, il le fait mal » ?

Ce pays que vous connaissez se trouve, une fois de plus, en l’un de ces moments où tout semble possible. On est dans un de ces moments que Gershom Scholem appelle « des moments malléables », des moments où un peuple dirigé par un chef lucide peut donner la forme qu’il veut à un temps donné ; les événements paraissent ductiles : est-ce que Qui-vous-savez se montre ce chef lucide, plein d’allant et de volonté ?

Les élections sont le lieu où le citoyen se mesure à l’Histoire et veut l’influencer, et peut-être le pourra-t-il. Les élections sont l’un des rares moments où la logique du système peut céder le pas à l’institution humaine – bien entendu, on ne parle pas ici des révolutions dont l’ère semble close - où le citoyen a l’impression qu’il peut, pour une fois, faire sauter le cadenas du système, dérouter la logique et la mettre dans des moules plus humaines. Ce n’est qu’une impression, dira-t-on, mais cette impression peut imprégner le réel et le transformer. On sait que pour certaines philosophies et pour certaines écoles scientifiques, c’est la conscience qui détermine le réel. Les élections sont le moment où l’on peut projeter sa conscience sur le vrai et le modeler. On sait depuis longtemps qu’il est tout aussi vain de chercher dans un supposé réel l’origine du système que dans un supposé code préexistant l’origine du réel. Mais il arrive toujours le moment où l’on peut couper, trancher et, ainsi, redynamiser le système et le réel. Une révolution, avant de se réaliser dans les faits, s’accomplit dans les idées, on le sait. Mais pour y arriver il faut des partenaires ! Il faut une élite, il faut un peuple. Et c’est là que se situe le grand péché de Qui-vous-savez. Car il a enlevé au peuple le moyen d’être un acteur : « Lente à croitre est valeur quand pauvreté l’accable. » C’est Samuel Johnson qui l’affirme. Il fait écho au mot de saint Augustin : « On ne peut penser à Dieu quand on a froid aux pieds. » Il est certain qu’il faut se méfier de la note mécaniciste chantonnée par le mot d’Augustin : cette note interdit la rupture, la coupure épistémologique, elle n’explique pas comment l’on peut passer, à un moment donné, d’un rêve à un autre rêve, d’un état à un autre état, elle condamne le citoyen à avoir les rêves de son état, et à avoir toujours les mêmes rêves. Passons…

C’est la vraie raison de Qui-vous-savez de s’opposer à l’augmentation du salaire minimum des ouvriers haïtiens : il veut que les « bourgeois », dont il pense faire partie en leur faisant les plus grandes concessions, l’acceptent parmi eux, il veut rester le seul maître du jeu, le seul avec ses nouveaux compagnons de jeu, les « industriels », les « propriétaires », qui, se trompant eux-mêmes sur leurs véritables intérêts pensent petitement qu’avant tout il faut faire des économies de chandelles et payer leurs ouvriers et leurs employés le moins possible, maintenir le salaire minimum le plus bas possible. Ils oublient, ces gens, que pour faire encore davantage d’argent il faut intéresser les « autres » à en faire aussi. On connaît le mot de Sacha Guitry : « Pour qu’une blague soit bonne, il faut trois personnes : celle qui la raconte, celle qui la comprend, celle qui ne la comprend pas, afin que la joie de celle qui la comprend et de celle qui la raconte soit décuplée par l’incompréhension de celle qui ne la comprend pas. » En économie politique, et en économie tout court peut-être, il me semble, au contraire, que tout le monde doit comprendre, que la joie de celui qui fait de l’argent est augmentée par le fait qu’il comprend le mécanisme d’engrangement de l’argent, que celui qui regarde la richesse du riche comprenne que l’on gagne de l’argent et sache comment il a fait pour gagner de l’argent ; et le riche saura d’autant mieux jouir de son argent qu’il sait que « tout travail mérite juste salaire », et que sa cuisinière, ses domestiques, ceux qui le servent le feront avec d’autant plus de loyauté et de zèle qu’ils savent que leur travail ont mérité leur juste salaire. Les riches savent que le « vrai argent, le gros fric », il ne peut le faire vraiment que s’il n’est pas le seul à gagner de l’argent. Les possédants n’auront pas cette peur affreuse, la peur de ce moment terrible où le peuple longtemps accablé, patient, soumis comme un bœuf malgré les privations, malgré les exactions, prendrait soudain le mors aux dents et se transformerait en taureau furieux qui détruit tout dans sa colère. Et le bœuf patiente depuis deux-cents ans…

— Et quelques poussières !

Le problème de ce pays que vous connaissez, c’est que justement ceux qui n’ont même pas le salaire minimum, les Lamour Dérance, les Caca Poule, les Mamzèl, les Alaou, les Petit Noël Prieur et autres Romaine la prophétesse, c’est-à-dire la majorité du peuple, n’ont jamais été intégrés à la société, n’ont jamais été un élément de la définition du pays auquel ils sont censés appartenir : niés, refoulés, ils ont toujours été laissés aux portes des salons de ce pays que vous connaissez. Tant qu’ils resteront « en dehors » il y aura des Lamour Dérance, des Caca Poule, des Mamzèl, des Alaou, des Petit Noël Prieur et des Romaine la prophétesse. De la même façon « qu’il faut que tout change pour que tout reste pareil », il faut, comme en avait eu l’intuition le fondateur de ce pays que vous connaissez, que tous puissent entrer dans les salons politiques pour que tous soient des Nobles ! Ce qui est terrible, ce qui conditionne l’existence des Lamour Dérance, Caca Poule, Mamzèl, Alaou, Petit Noël Prieur et Romaine la prophétesse, c’est qu’ils n’ont jamais eu l’occasion de légitimer leur suggestion car pour eux, toujours, « lente à croître est valeur quand pauvreté l’accable », et la seule valeur dont ils disposent est la violence, la violence qui est un moyen, un pouvoir de nuisance, peut-être une expression, jamais une fin en soi : on l’oublie trop souvent. Ils ne sont pas prêts, comme les autres membres de la société, à renoncer au profit de l’État à la violence qu’ils subissent non seulement de la part de l’État mais aussi de la part de ceux qui soi-disant y ont renoncé au bénéfice de l’État. Or, pendant ce temps, on a assisté, et on assiste, dans ce pays que vous connaissez, à une socialisation des coûts et une privatisation des bénéfices : tous les citoyens de ce pays sont obligés de collaborer aux dépenses de l’État, mais seuls quelques uns profitent des bénéfices de l’État. Ceci dure depuis l’indépendance de ce pays. Et quand ils ne bénéficient pas directement des activités de l’État, ils volent, avec la conscience la plus tranquille. « Voler l’État, c’est pas voler. », disent les bourgeois de ce pays.

Au lieu d’essayer de régler ce problème en l’envisageant dans son ensemble, Qui-vous-savez a préféré procéder par « cas par cas », convoquer quelques « meneurs » et les dévoyer en leur offrant quelques privilèges, quelques sous : c’est assez dans sa manière, qui privilégie toujours la tactique aux dépens de la stratégie, le détail au lieu du tout, du plan, la technique à la place de la science. Il ne comprend pas que ce qui est en jeu, c’est qu’il n’y ait plus de conditions sociales, économiques, qui permettent l’existence des Lamour Dérance, Caca Poule, Mamzèl, Alaou, Petit Noël Prieur et Romaine la prophétesse. Il faut les éliminer non pas par des opérations policières, non par dévergondage de quelques leaders, mais par des initiatives économiques et sociales qui rendent impossible leur émergence.

Les salons politiques auxquels on faisait allusion, les seuls salons politiques qui existent, qui devraient exister, ce sont les bureaux de vote. Il ne devrait pas en avoir d’autres dans une démocratie. La décision doit rester au milieu, c’est-à-dire dans les urnes. Il faut faire que les Lamour Dérance, Caca Poule, Mamzèl, Alaou, Petit Noël Prieur et Romaine la prophétesse rencontrent les conditions qui leur permettent de penser à Dieu – ou au bien commun, ou à la Patrie, à n’importe quel noble objet et non pas uniquement à trouver des chaussures afin de ne plus avoir froid aux pieds – et faire en sorte que la pauvreté n’accable plus leur valeur, qu’elle puisse croitre, et qu’ils puissent la cultiver, la montrer. Il faut stopper, chez eux, l’évanouissement du désir, ce sentiment qui les accable que quoi qu’ils entreprennent, tout est voué à l’échec. Depuis deux-cents ans (et quelques poussières !) ces « gens-là » sont systématiquement écartés. Et en plus les gens « en dedans », les « bourgeois », les « aristocrates », ceux des salons, prétendent qu’on ne peut confier les affaires de l’État à « des ignorants, des analphabètes, ils ne savent rien ». On ne fait pas ici le panégyrique de l’obscurantisme, au contraire, on le condamne, on montre que ceux qui prétendent qu’ils savent sont non seulement des obscurantistes mais des ignorants. Il faut les voir se rengorger, se féliciter de leurs diplômes que le plus souvent ils n’ont pas, comme ce malotru qui prétend détenir un diplôme d’une école de génie de Suisse et qui s’estime apte à briguer la présidence de ce pays que vous connaissez, et qui très probablement ne sait même pas où se trouve la Suisse, qu’il confond avec un couteau, le couteau suisse à plusieurs lames : d’ailleurs le registraire de l’école en question a de sa voix douce déclaré que le nom de ce candidat à la présidence de ce pays que vous connaissez ne se trouve pas dans ses livres. On va sur son « site », comme nous, gens de l’Internet, disons maintenant, et sous la rubrique « Programme » on ne trouve rien, le blanc, un silence assourdissant. Comme son maître (ou son esclave ? on ne sait rien des relations de ces étourdissants « cavaliers polka »), il ne dit rien, ne promet rien, silence total, ce qui lui permettra, il l’espère, de rétorquer, comme le fait son mentor, à ceux qui lui reprocheront de ne rien faire « qu’il n’avait rien promis ». Mais comme dit Jünger dans une lettre à Heidegger, « le silence est la plus forte des armes, à condition que se dissimile derrière lui quelque chose qui mérite d’être tu ». Est-ce que le silence de ce… monsieur cache quelque chose qui mérite d’être tu ? Est-ce que son passé, les nombreux diplômes qu’il n’a pas, suggèrent une épaisseur de pensée, une présence, une philosophie ( ?), une probité, un sens du devoir, un dévouement à la chose publique, une abnégation, une présence patriotique, quelque chose de tellement évident qu’il n’a pas besoin de la mentionner ?

L’évanouissement du désir est la pire chose qui puisse arriver à un individu comme à un groupe d’individus : « la vie, n’est-ce pas la capacité de désirer » ? À constater, à chaque fois, à chaque tentative, que leurs essais sont écartés, ceux qui depuis deux-cents ans (et plus !), sont les bœufs enchaînés qui du matin au soir sans désemparer besognent à longueur de temps, perdent patience, perdent le désir, perdent le sentiment d’appartenir à un ensemble, perdent le sentiment de la vie, et ruent dans les brancards : ceux qui le leur reprochent sont des hypocrites ! « Il faut toujours laisser une porte de sortie à l’adversaire », dit quelque part un manuel chinois de stratégie. Or les paysans, les ouvriers, les « restavek » de ce pays ne sont pas, que je sache, des adversaires des hommes et des femmes au pouvoir dans ce pays, ils font partie du même ensemble, et ces hommes et ces femmes du Pouvoir ne laissent même pas à ces malheureux une porte de sortie ! Quand on ne laisse pas à l’autre une porte de sortie, on l’accule aux pires extrémités, car il n’a rien à perdre, on le force à la violence ! Qui-vous-savez le sait. Ou du moins devrait le savoir : il y a tellement de chose que Qui-vous-savez ne sait pas ! Le rat pris au piège est capable des pires extrémités. Le rat pris au piège est capable de se couper la queue pour s’échapper du piège qui le tient prisonnier, même s’il crève ensuite d’hémorragie. On demandait un jour à un boxeur ce qu’il ressentait en montant sur le ring. Il répondit : « C’est comme si j’étais dans un couloir, que des meutes de chiens enragés me courent après, que vous êtes devant moi et me barrez le passage : eh bien, je vous démolis ! » Ce peuple depuis deux-cents ans a des meutes innombrables de chiens enragés à sa trousse, il essaie de s’échapper, et les « bourgeois » lui barrent la route : attention au jour où il décidera de ne plus se laisser barrer cette route !

Ce pays que vous connaissez est à un moment déterminant de son histoire. Qui-vous-savez pense encore que l’époque du jeu des circonstances continue, alors que c’est le moment de se positionner par rapport à l’Histoire ! Pendant deux cents ans, la politique, dans ce pays que vous connaissez, n’existait pas, ou du moins elle se présentait sous des masques. Masque de la question de couleur, Mulâtres contre Noirs, masque linguistique, créole contre français, masque religieux, vodou contre christianisme, etc. C’était le règne de la « conjoncture ». Le règne des alliances de circonstance : « Tu me donnes ton Département, et je te donne le Ministère des Affaires Étrangères, on fait le deal ? » Le règne des échanges d’intérêts. Le règne des « politiques » de couloir, le règne où la « politique » se faisait dans les salons aux planchers cirés à miroir des « bourgeois » et non dans les urnes.

Ce pays que vous connaissez est redevenu « cette vaste communauté dont les différenciations sociales ne peuvent se muer en oppositions, qui s’est pétrifiée dans son désordre ». Le rôle du Président, en ces années décisives, est de convoquer la raison ; la mettre aux timons des affaires ; la raison : c’est-à-dire la modernité. 2010 est le moment où la politique apparaît sans masque, montre son propre visage, où, pour employer les mots de Hegel, elle « se construit sur son propre fond ».

Nous sommes encore, dans ce pays que vous connaissez, sous le règne du religieux, non de la raison qui (la raison) seule doit décider des formes de la liberté, de l’histoire et du pouvoir comme dans une société qui a accompli sa révolution industrielle. C’est – c’était ? Est-ce qu’il est passé ? - le moment de faire comprendre au peuple qu’il doit prendre sa destinée en main, et non plus seulement se référer à Dieu : « Aucune réalité historique ne peut d’elle-même se rapporter au plan messianique. » Et la résignation, qui fait peut-être partie sinon du plan de Dieu, du moins de celui des Églises, qui y trouvent leur compte - ne fait pas partie du plan de l’homme, du moins ne le devrait pas. Les échecs, dont la charge est de décourager l’homme, ne doivent pas décourager Sisyphe ! Le royaume de Dieu n’est pas la fin de la dynamique historique. Dans ce pays que vous connaissez, tous semblent s’en remettre à un plan insondable de Dieu, où l’homme n’aurait pas à intervenir, où son seul rôle se limiterait à approuver ou à geindre. Ce temps des élections est – était ? – le moment où l’homme de ce pays peut se transformer de croyant en citoyen. De croyant qui croit que tout ce qui arrive, la tyrannie, les tremblements de terre, la misère, le choléra, tout, la joie, le bonheur, la santé, l’orgasme et l’agonie, tout découle de la volonté de Dieu - en citoyen qui analyse la situation et conclut qu’un vote pour tel ou tel candidat, pour tel ou tel parti, doit signifier un choix l’engageant personnellement, en toute responsabilité, en son âme et conscience, un temps où il – le citoyen haïtien – sait que son action, est la cause de ce qu’il lui arrive et non pas une fatalité dont il n’a pas le contrôle ; les élections sont le seul moment où le peuple peut avoir – même si ce n’est qu’une impression, et ce n’est certainement pas qu’une impression – une emprise sur le réel. On se demande si Qui-vous-savez n’a pas intérêt à maintenir le peuple dans la croyance que Dieu et non lui, le peuple, est maître de son destin : pendant ce temps lui, le Président, engage le pays sur la route qu’il veut. C’est particulièrement vrai dans ce pays où tout se rapporte à Dieu, où tous les mouvements convergent vers Dieu.

Entendons-nous bien : il ne s’agit pas de renier la part de sacré qui est en nous, d’ailleurs nous ne le pourrions pas, d’ailleurs nous ne le voulons pas ; il s’agit au contraire de l’assumer, ce qui est seulement possible quand on peut « faire la part des choses » : donner au religieux ce qui est au religieux et au politique ce qui est au politique, et les bœufs seront bien gardés. Ceci n’est possible qu’en maintenant la distance que nous devrions établir entre ces phénomènes entre eux, entre ces phénomènes et nous. On doit se détourner du règne du religieux ; on doit se tourner vers la raison qui (la raison) seule doit décider des formes de la liberté, de l’histoire et du pouvoir comme dans une société qui a accompli sa révolution industrielle : du règne du religieux, donc, encore, hélas, où un pasteur, Vladimir Jeanty, peut décider de détruire – et qui effectivement détruisit - un musée qui conservait les acquis parmi les plus nobles de l’être de ce pays, de vouloir « désacraliser » le Bois Caïman, « cérémonie qui fut un pacte entre Satan et les habitants de ce pays ». L’être politique voudra conserver tout ce qui le fait, y compris ce qu’il y a de religieux dans sa composition, et même « l’affleurement des signes illicites de la nuit », mais en les assignant à sa place, à leur place, en conservant au musée ce qui doit y être conservé, en réservant à l’église sa profession de foi, et en mettant dans les urnes ce qui doit y être déposé. On doit proclamer la fin de la confusion des genres ! Il n’est quand même pas normal qu’en plein vingt et unième siècle, des Chrétiens tuent une cinquantaine d’adeptes du vodou sous prétexte qu’ils sont responsables du tremblement de terre et du choléra ! Il n’est pas normal que sous le regard complaisant du Pouvoir – de ce qui en reste – une guerre de religion autorise le massacre de concitoyens sous ce fallacieux argument qu’ils sont d’une autre religion ! La religion de la majorité des habitants de ce pays que vous connaissez !

En fraudant, en manipulant les élections, en remplissant les urnes de bulletins falsifiés qui avantageaient son mignon, Qui-vous-savez commet encore un crime plus grand. Les élections étaient le moment en effet où la société de ce pays pouvait parvenir à l’histoire. Même si Claude Lefort a souligné que « pour le malheur de Hegel » les sociétés du genre de ce pays que vous connaissez ne sont pas, parce que ce sont des sociétés d’avant l’Histoire, « car l’Histoire ne nait qu’avec l’État » qui dans ce pays est faible, d’aucuns disent inexistant, la société a quand même quelque existence car « elle ne peut être résorbée dans l’Histoire ». La société de ce pays que vous connaissez a laissé des traces, des signes qui tous se rapportent à un certain « vivre-ensemble », des signes que peuvent énumérer les chroniqueurs et qui témoignent de son existence à travers un certain parcours. Cependant il n’en reste pas moins vrai que cette « humanité silencieuse mais agitée, changeante, reste impuissante à devenir ». Le vote, choisir un candidat, aller voter, les élections, sont – étaient ? serait-ce trop tard ? – l’acte qui allait permettre au « citoyen » d’ouvrir cette porte qui lui avait été fermée au lendemain de son indépendance et de pénétrer avec force, avec assurance, dans l’Histoire.

Ce n’est pas la première fois que ce pays frappe à la porte de la modernité. Ces moments sont récurrents et n’aboutissent pas, hélas. L’histoire des luttes d’étudiants n’est pas que l’histoire des luttes pour la conquête de droits académiques et universitaires. Elle est aussi l’histoire des tentatives d’un groupe de la société pour conceptualiser les problèmes, les soustraire à l’irrationnel, les mettre dans l’orbite du noumène, essayer de manipuler des catégories opératoires pour lire la réalité et la changer. De par leur statut, les étudiants – Walter Benjamin l’a bien montré – sont naturellement voués à l’apprentissage du concept, à son maniement. On le constate bien en lisant le livre de Claude B. Auguste sur l’histoire de l’UNEH. Ce livre montre les efforts répétés des étudiants pour écarter l’irrationnel de leurs décisions et mettre la raison comme organisatrice de leurs pulsions. Le livre de Claude B. Auguste énumère les différentes tentatives des étudiants de ce pays que vous connaissez, les tentatives d’étudiants de plusieurs générations, pour essayer de faire aboutir la raison à la domination, au pouvoir. Mais les étudiants, dans tous les pays du monde, constituent une minorité, dans ce pays que vous connaissez encore davantage. Les étudiants sont les seuls à vouloir naturellement faire appel au concept plutôt qu’à la religion pour comprendre la réalité, leur place dans cette réalité et les aider à décoder cette forêt de signes mystérieux et vertigineux qu’est la vie. Ils sont les premiers et peut-être les seuls à comprendre que la justice, surtout en ce qui concerne les relations de l’État et des citoyens, ne doit pas seulement être « conçue comme vertu de la distribution ou de l’égalité : la justice est pure harmonie politique, et c’est ce qui explique qu’elle soit exemplairement la vertu des gouvernants, alors que la modération est la vertu de tous les groupes ». Les étudiants, Claude B. Auguste le montre, jouent avec les concepts. « Jouer c’est se placer pour un moment dans une situation imaginaire, c’est se plaire à changer de milieu. », dit Merleau-Ponty. Les étudiants, en ce sens, « changent de milieu » tout le temps, c’est leur passe-temps favori. Ils imaginent des situations, les examinent sous toutes leurs faces, jugent les « pour » et les « contre », et poussent jusqu’au bout leur logique. En plus, ils ont ce que n’ont plus leurs aînés : la passion, et ils marient avec la plus extrême facilité la logique et la passion. Ils sont vivants car ils ont « la faculté de désirer ». En dansant, en faisant l’amour, ils tracent les pas de deux et les grands écarts de la logique, qui sont inséparables des pas de deux et des grands écarts de l’Histoire. Ce qu’il y a de fascinant dans le livre de Claude B. Auguste, ce sont les préparations (au sens chimique de ce terme) des étudiants qui savent que leur destin n’est pas individuel, qui agitent leurs fioles, attendent les réactions (toujours au sens chimique) et sont prêts à essayer de comprendre les résultats, qui essaient de trouver leur bonheur dans le bonheur collectif, qui savent que ce bonheur ne peut être égoïste, qui savent que ce bonheur pour être doit être général. Quel dommage que les étudiants, plus tard, en vieillissant, perdent le sens du bonheur commun ! Quel dommage que « la réalité », et surtout les « réalités de la vie », frappent à la porte de leur conscience et leur font oublier leurs rêves de jeunesse ! Cette laïcisation du processus de décisions que constituent les élections, de leur soustraction de l’emprise de la fatalité, voilà ce que vicient les fraudes électorales, voilà où est le péché. Ces fraudes empêchent le citoyen de comprendre son malheur, de l’attribuer à des causes bien rationnelles, et le force à continuer à croire que ce malheur est « naturel »…

Les échecs des étudiants de ce pays sont paradigmatiques, dans ce domaine, des échecs de ce pays. Ils se résument dans le fait que toujours dans l’histoire de ce pays le choix se fait en faveur des Nord Alexis plutôt que des Anténor Firmin : quelle est cette fatalité ? !

Ce ne sont plus les grands Électeurs qui désormais feraient l’histoire, mais les urnes. Qui-vous-savez ne comprend pas le désabusement des gens « en dehors » qui pour une fois décident de mettre leur empreinte sur le Temps, sur l’Histoire, qui décident de se faire un nom, et qui se voient dépossédés de leur vote ! C’est comme si Prométhée, après avoir donné le feu aux hommes, le leur ôtait ! Pis : c’est comme si « après avoir mis dans le cœur des hommes l’espoir qui fait vivre » il le leur retirait ! Qui-vous-savez sait - ou du moins il devrait le savoir, s’il ne le sait pas c’est qu’il n’est pas digne du poste qu’il occupe - que c’est grâce à l’espoir que l’avenir existe. Le tort de Qui-vous-savez, j’allais écrire son crime, est justement de nous ramener au règne de la conjoncture, des alliances de circonstance, des parlotes de couloirs. Qui-vous-savez ramène ce pays que vous connaissez des temps et des années en arrière, il l’a installé de nouveau dans la conjoncture, il l’a fait sortir de l’histoire. Quelle saloperie ! Mais il y a une nouvelle donne : c’est que le populo », ce citoyen en devenir, ce « work in progress » - et c’est ce que le « bourgeois » ne se rend pas compte, ne veut pas se rendre compte – ce que ces « bourgeois » de ce pays ignorent ou veulent ignorer : c’est que « l’homme du peuple », comme on le nomme, sait, tout au moins soupçonne, depuis quelques élections, qu’il n’est peut-être plus taillable et corvéable à merci comme jadis, qu’il a des droits. Des droits de citoyens, de citoyens qui ont, entre autres droits, le droit de vote. Et s’il ne le sait pas, il est en train de s’en rendre compte.

Comment réagira-t-il, Qui-vous-savez, le jour où il entendra l’interpeller, traversant les années, les siècles et les espaces – bruit lointain du temps - une voix rude, une voix martiale, cette voix qui l’apostrophera sans ménagement ? Celui à qui appartient cette voix ne connaît pas la peur, la prudence, les contorsions sémantiques, et il nomme carrément les êtres et les choses, il nomme carrément un chat un chat : « René Préval ! », dira la voix pleine de fureur de Dessalines, « René Préval, qu’avez-vous fait de mon peuple ? »

— Comment avez-vous osé ? Comment osez-vous transformer en affaires personnelles les intérêts de mon pays ? Je vous attends, René Préval ! Croyez-vous que j’ai créé ce pays pour votre avantage personnel ? Prenez garde à vous ! Je vous attends !

Comment réagira-t-il, à ce moment-là, le président de ce pays que vous connaissez, René Préval, Président d’Haïti ?

C’est que Dessalines s’est rendu compte que ce que ceux qui s’indignent – quand ça fait leur affaire ! – de voir « la terre sacrée de Dessalines » « livrée à l’Étranger », que cette « terre sacrée de Dessalines n’a jamais profité qu’aux bourgeois, que le simple paysan, que le prolo, tous ces gens « en-dehors » n’ont jamais obtenu un sou de cette terre sacrée de Dessalines que pourtant ils cultivent du matin au soir. C’est encore un tour de passe-passe des propriétaires haïtiens : socialisation du patriotisme, privatisation des profits tirés de la « terre sacrée de Dessalines », socialisation des devoirs vis-à-vis de la patrie (« Défendons la terre sacrée de Dessalines contre l’emprise de l’Étranger ! »), privatisation des privilèges liés à la possession de cette terre (« À nous les profits ! »).

En vérité, on est au cinquième acte d’une pièce de théâtre dont on ne sait même pas si elle est une tragédie, une comédie, un drame. Cette chose extraordinaire, l’histoire d’Haïti, qui a commencé comme une épopée, s’effiloche en lamentable bouffonnerie. René Préval, à la veille du départ d’Aristide, disait à qui voulait l’entendre : « Il faudra, à la première occasion, demander à Jean-Bertrand Aristide comment, pourquoi, il a permis à cette conjoncture d’aboutir à ce désastreux résultat… » Il faudra demander à René Préval, à son tour, comment a-t-il pu laisser se transformer les promesses de son début de mandat, où tout le monde l’acclamait, en cette déroute de sa fin de mandat, où tout le monde le vilipende. Lui qui était entré en scène acclamé de tous, lui sur lequel le destin semblait avoir imposé les mains, lui qui semblait avoir été adoubé par la conjoncture (hé oui !), comment a-t-il fait son compte pour sortir aussi honteusement de scène ? Comment a-t-il pu rater ainsi sa sortie ? Il est, paraît-il, l’homme le plus haï d’Haïti ! Pourtant il prétend, on l’a lu dans les papiers de Wikileaks, être l’homme « qui connait le mieux Haïti et les Haïtiens ». On se demande où il a acquis cette science. C’est peut-être la conviction d’être le meilleur connaisseur d’Haïti qui le porte à faire fi des conseils, des suggestions, des mises en garde, de son entourage. Qu’est-ce donc qui lui est arrivé ? Pourquoi est-il devenu sourd à tout ? « Il n’écoute plus personne ! »

« Zeus rend fou celui qu’il veut perdre. »
C’est dans Homère. (Je crois…)
Et puis, « Le méchant fait toujours une œuvre qui le perd. »
C’est dans la Bible.
Mais, pour nous rassurer, il y a ceci :
Celui qui met un frein à la fureur des eaux
Sait aussi des méchants arrêter les complots. »
C’est dans Jean Racine.

S’il n’était question que du destin d’un pays, d’un peuple, on aurait pu se contenter de murmurer en haussant les épaules : « Pauvre type ! » Mais voilà : il s’agit de l’avenir d’Haïti, il s’agit de l’avenir du peuple haïtien. Et on est obligé de s’écrier : « Pauvre Haïti ! »