Par Christophe Wargny
Critique du roman de Gary Victor, « Le sang et la mer »
Les songes des filles devenues jeunes filles sont comme les peintures naïves qui tapissent Port-au-Prince : ils ne s’embarrassent pas d’une réalité dure, triviale, féroce. Sans pitié. Notre héroïne, Hérodiane, est orpheline, pauvre, venue de la campagne, vit à Paradi, un de ces bidonvilles en pente où stationnent les ordures jusqu’au prochain orage. Le sens de la dérision n’a jamais manqué ici : les pires quartiers peuvent bien se nommer Manhattan ou Miami. Hérodiane est belle, de surcroît bonne élève, ce qui ne compense pas le fait d’être noire, très noire, un inconvénient dans un pays où le préjugé de couleur est partout sous-jacent. Elle s’est pourtant méfiée d’Yvan Guéras, riche mulâtre, oligarque à la peau claire, à la voiture et aux costumes clinquants. Il paraissait l’aimer. Il contredisait la prophétie lancée à Hérodiane par une religieuse : « Noire comme tu es, comment veux-tu que Jésus t’aime ? »
Variation sur le thème du prince charmant, où la couleur de la peau structure la société et l’imaginaire ? Gary Victor, considéré comme l’écrivain le plus lu dans son île, nous donne beaucoup à voir d’une société perverse et corrompue. La relation amoureuse se glisse ou se tort dans une société où la promiscuité insoutenable des moins nantis voisine avec les palais des ploutocrates. La relation amoureuse ? Plurielle : l’auteur s’essaie à aborder la relation homosexuelle, sereine et sublimée dans l’art, entre le frère d’Hérodiane et un peintre connu. Une relation qu’Hérodiane accepte mal, mais qu’elle finit par comprendre. D’autant que cette union-là est dépourvue des préjugés de classe et de couleur, autrement plus sereine que la violence qui sourd de sa relation avec Yvan.
Hérodiane est enceinte. Yvan ne veut pas de ce bâtard :
« — J’ai dix-sept ans, Yvan.
_ — Je m’appelle Guéras, me rappelle-t-il. Toi, tu t’appelles comment ? Hérodiane… quoi ?
Cela avait été une passe d’armes rapide. Une passe d’armes qui résumait mon lieu de vie, qui résumait notre lieu de vie, qui résumait notre désespoir à nous de Paradi de ce quart d’île maudite, notre abandon, notre souffrance, nos veines perpétuellement ouvertes, nos rêves détruits avant même qu’ils prennent forme. En lui rappelant mon âge, je l’avais menacé d’une poursuite en justice. Lui, il avait rappelé à mon souvenir que sa famille, comme toutes celles qui trônaient aux commandes de la première république noire, était au-dessus des lois, que j’étais inexistante, une nouvelle forme d’esclave qui avait moins de valeur qu’au temps de ses pères blancs. »
Les bidonvilles et leurs occupants sont la richesse des nantis. Gary Victor nous dit comment et pourquoi. Pourquoi il ne faut pas pour eux que ce monde change. Pourquoi, pour reprendre le titre du roman d’une illustre devancière, Marie Vieux-Chauvet, la société se résume à un tryptique, Amour, colère et folie (1). Amour rare et incertain quand les préjugés pèsent si lourds. Colère toujours contenue contre les prédateurs : parce que celui qui se plaindrait serait puni plus durement encore. Folie des castes dominantes, sûres qu’elles seules méritent un pouvoir dont elles abusent en toute impunité.
Pas facile en Haïti quand on ne peut trouver les quelques gourdes (la monnaie locale) pour payer le taxi qui mène à l’hôpital quand l’avortement tourne mal. Les uns croient à la prière, d’autres à une solidarité plus organisée. Cette société contemporaine, si voisine de la société coloniale pourtant vaincue, paraît-il, il y a deux siècles, l’auteur la peint avec force et réalisme. Optimisme parfois. Et nous dit comment, finalement, les jeunes filles peuvent parfois venger ce monde-là. Gary Victor, comme dans la douzaine de romans déjà publiés, ne prend son parti ni de la domination obscène de quelques-uns, ni d’un Etat, ou d’une absence d’Etat, toujours au service des mêmes.
(1) Réédité par les Editions Soley, 2005.
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LE SANG ET LA MER
Gary Victor
La Roque d’Anthéron, France, 2010, 184 pages