Enquête
Dans le cadre du partenariat médiatique « Ayiti Kale Je »*, dont AlterPresse fait partie
P-au-P., 28 déc. 2010 [Ayiti Kale Je / AlterPresse] --- L’idée de fournir de l’eau potable à tous les Haïtiens est cruciale pour combattre le choléra et les maladies hydriques, mais à l’autre extrémité de la consommation humaine, il y a un élément tout aussi important.
La plupart des sources d’eau en Haïti sont contaminées – les puits, les sources et certaines nappes phréatiques – et la raison est claire. Elles sont contaminées par la pollution agricole, le fumier animal et les excréments humains.
Les premiers Haïtiens à avoir contracté le choléra vivaient ou travaillaient le long d’une rivière à proximité de la base de l’ONU, d’où les excréments des soldats sont soupçonnés de s’être infiltrés dans l’eau dont la population s’abreuve ou se sert pour cuisiner et se laver.
« Nous nous concentrons actuellement sur l’eau, car nous pouvons la traiter assez rapidement, mais dans les deuxième et troisième phases de notre Stratégie Nationale de Réponses à l’Épidémie de Choléra, nous allons nous concentrer davantage sur la gestion des excréments et la construction de latrines », annonçait Pierre-Yves Rochat, responsable des programmes ruraux de la nouvelle agence, la Direction Nationale de l’Eau Potable et de l’Assainissement (DINEPA), dans une entrevue accordée à Ayiti Kale Je.
La DINEPA est la première agence nationale dont le mandat englobe l’assainissement. Avant la création de la DINEPA, en 2009, l’assainissement était une responsabilité municipale, mais la plupart des administrations ne prenaient pas cette responsabilité au sérieux. Pas une ville haïtienne a un système d’égout ou un centre de traitement des eaux usées.
Selon le Comité international de la Croix-Rouge, en 2006, seuls 19 pour cent des Haïtiens avaient accès à des toilettes ou à des latrines décentes, ce qui faisait d’Haïti le pays le plus « insalubre » au monde, soit le 11e au bas de la liste, à égalité avec la République Démocratique du Congo et la Somalie. Et des 15 derniers pays de la liste, Haïti est le seul affichant des pertes nettes au chapitre de l’accès à une « meilleure salubrité », passant de 29 à 19 pour cent entre 1990 et 2006.
Pendant que les autres pays construisaient des réseaux d’égouts sous leurs villes en expansion, les villes comme Port-au-Prince ont simplement étendu leurs canaux à flanc de collines. Aujourd’hui, si un faible pourcentage de la population possède une fosse septique, la plupart des deux millions d’habitants de la capitale utilisent des latrines ou se soulagent dans des sacs de plastique, qu’ils jettent sur une pile de déchets ou dans un canal à proximité.
Les excréments restent souvent à découvert pendant des jours, voire des semaines, jusqu’à ce qu’une pluie intense les transporte, avec des tonnes d’autres détritus, dans les ravins et les canaux, puis vers les bidonvilles du littoral ou la baie de Port-au-Prince.
Avant le 12 janvier, les fosses septiques et les latrines étaient nettoyées de temps à autre par le « camion vidangeur » conduit par un bayakou – qui travaille de nuit – et qui déchargeait là où bon lui semblait, car il n’y avait ni décharges officielles… ni règlements.
Des excréments infectés à Cité Soleil ?
Avec la prolifération des camps de réfugiés et l’arrivée de milliers de toilettes portatives – la capitale en compte actuellement environ 15 000 selon la DINEPA – Haïti s’est retrouvé « le nez dans son caca ».
La nouvelle industrie du déchet prospérait, et la DINEPA et ses agences partenaires se démenaient pour trouver un endroit où tout décharger. Ils ont creusé une fosse à la décharge de Trutier, au nord de la capitale.
D’après M. Rochat, « ce fut le début d’une première forme de gestion des excréments » dans l’histoire d’Haïti. « Mais il faut cesser d’envoyer les excréments à Trutier. Nous en sommes très conscients. C’est une situation temporaire. »
Temporaire parce que le centre de traitement et d’enfouissement des déchets, un site en construction plus au nord, à Titanyen, devrait entrer en exploitation la première semaine de janvier. Or cette réalité est « temporaire » depuis maintenant plusieurs mois.
Et en attendant, déchets humains non traités – susceptibles de contenir la bactérie du choléra et de nombreuses autres maladies – ont été déversés dans la fosse à ciel ouvert qui se trouve à environ 2 km de Duvivier, et très près du site Trutier décharge normale, où environ 250 familles vivent et trient les déchets médicaux et autres déchets.
L’alarme a été déclenchée le 1er décembre, à la rencontre du Cluster de l’eau et de l’assainissement (WASH) – présidé par la DINEPA et l’UNICEF, et réunissant les agences gouvernementales et non gouvernementales qui travaillent ensemble depuis le séisme.
Asia Ghemri, de l’UNOPS (ONU), qui organise avec la DINEPA la gestion des excréments, déclare à ses collègues que « la piscine excreta [sic] est presque pleine. »
« Ce n’est qu’une question de semaines », ajoute-t-elle.
La communauté en aval – Duvivier – en a ras le bol.
« Nous nous mobilisons. Nous n’en pouvons plus de ces relents, et avec le choléra, c’est devenu dangereux », explique Salvatory Saint Victor, du Comité de Relèvement de Duvivier (KRD). « Et si ces germes atteignaient la nappe phréatique ? »
(Deux jours plus tard, Saint-Victor et des centaines d’autres résidents de Duvivier ont manifesté davant l’entrée de la fosse. Un résident de Duvivier a été abattu par la police, selon AlterPresse et Haïti Libre. Dans une note en date du 21 décembre, KRD indique que trois personnes ont été abattues durant et après la manifestation.)
La fosse – qui fait environ quatre terrains de football et qui n’est pas isolée – est située juste au dessus de la nappe phréatique de la Plaine du Cul-de-Sac, l’une des principales sources d’eau de la région métropolitaine. Il y a des inquiétudes que les excréments contaminés de Trutier s’infiltrent dans la nappe phréatique, dont les nombreux camions-citernes privés pompent des milliers de gallons chaque jour.
Dès 2002, une étude rapportait que l’eau de la nappe phréatique contenait des coliformes.
« Le danger c’est que la bactérie atteigne la nappe phréatique ou la mer », s’inquiétait le Dr. Homero Silva, de l’Organisation panaméricaine de la santé (OPS), à la rencontre du cluster WASH tenue le 15 décembre. « Le Vibrio cholerae peut survivre pendant des années. »
M. Silva a déjà travaillé au Pérou, où une épidémie de choléra s’est propagée à travers l’Amérique Latine et atteint des centaines de milliers de personnes. On croit maintenant que la bactérie a vécu dans la mer et a atteint plusieurs villes portuaires en même temps.
À cette même rencontre du 15 décembre, Kelly Naylor, de l’UNICEF et de l’équipe UNICEF/DINEPA, qui ébauche les règlements régissant toutes agences et firmes d’enlèvement des excréments, confirmait que la fosse et son contenu, ainsi que les zones humides avoisinantes, devaient être analysées pour déterminer si le V. cholerae survit.
« Nous sommes très sérieusement préoccupés par ce qui se passe là-bas », a-t-elle ajouté à la rencontre.
M. Rochat, de la DINEPA, en convient et a confirmé à « Ayiti Kale Je » que les analyses sont en cours, mais que les résultats ne sont pas encore publiés.
« Lorsque tous les camions d’excréments auront cessé d’aller se vider à Trutier, nous devrons établir un plan de décontamination du site, si c’est nécessaire. »
Les camps présentent un défi particulier
On compte actuellement de 1 à 1,3 million de personnes dans les camps de réfugiés de la capitale et de trois autres villes plus durement affectées par le séisme du 12 janvier. Certains camps ont des latrines au sol, qui débordent déjà, et d’autres ont des latrines qui doivent être pompées chaque jour.
Selon les normes minimales humanitaires de la SPHERE, on doit avoir un maximum de 20 personnes par latrine, mais selon un rapport émis par l’Action humanitaire de l’ONU en juin, ce nombre est plus près de 50 à 100 réfugiés par latrine.
Le camp Bon Berger à Mariani, au sud de la capitale, n’en possède aucune. Environ 250 à 300 familles y vivent dans des tentes et des baraques, entassées dans à peine plus qu’un terrain de football. Peu après le séisme du 12 janvier, CARE a construit des latrines « d’urgence », selon Renol Jeudi Jean, le directeur du camp. Mais après six mois, « elles se sont remplies » et attendent toujours d’être remplacées.
« Depuis, les gens vont se soulager autour du camp », confiait M. Jean à « Ayiti Kale Je ».
Pour confirmer ses dires, « Ayiti Kale Je » a enquêté auprès de six familles réfugiées choisies au hasard. Toutes ont admis qu’elles utilisaient des sacs de plastique ou allaient dans les herbes près de la rivière.
Les camps ne manquent pas tous de latrines, mais dans plusieurs camps, elles ne suffisent pas ou elles ne sont pas vidées aussi souvent qu’elles le devraient. Les latrines se « remplissent » régulièrement et peuvent déborder ou, comme c’est arrivé plus tôt ce mois-ci, être renversées par des manifestants. [akj apr 28/12/2010 20:00]
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* « Ayiti Kale Je » (http://www.ayitikaleje.org/) est une initiative de partenariat médiatique en vue d’assurer des investigations journalistiques sur la reconstruction d’Haïti suite au séisme dévastateur qui a frappé le pays et fait 300.000 morts et autant de blessés.
Le Groupe Médialternatif est un des partenaires de cette initiative, à travers son agence multimédia AlterPresse (http://www.alterpresse.org/), avec la Société pour l’Animation de la Communication Sociale (SAKS - http://www.saks-haiti.org/). Deux réseaux participent également : le Réseau des Femmes Animatrices des Radios Communautaires Haïtiennes (REFRAKA) et l’Association des Médias Communautaires Haïtiens (AMEKA), qui est composé de stations de radios communautaires à travers le pays.