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Le droit d’agir dans l’ordre, le droit de s’exprimer librement

Par Roger Edmond

Editorial présenté à l’émission Konbit/Flamboyants (partenaire d’AlterPresse), CIBL, Montréal, 11 janvier 2004

La semaine dernière, j’ai pris le soin d’analyser à CIBL le texte écrit par M. Laennec Hurbon, sociologue, le 30 décembre 2003. Pourquoi ? Parce que certains passages et faits relatés dans le document correspondaient en grande partie au plan d’écriture que j’avais élaboré en vue d’un éditorial devant être lu le 29 décembre écoulé.

J’ai tenté d’y noter trois observations importantes :

1) Les faits rapportés sont véridiques et nul ne peut les contester.

2) L’analyse sociologique du pouvoir en Haïti n’est pas nouvelle et peut soulever un débat sérieux quant à l’état de soumission qu’elle attribue en soi au peuple haïtien qui reconnaît au Président le pouvoir du père de famille ayant le droit de vie ou de mort sur ses enfants. Je réponds à cela que les enfants se révoltent aussi et souvent, aujourd’hui, contre leur père, quand celui-ci devient et se montre trop cruel.

3) L’analyse de contenu, instrument moderne utilisé en sciences humaines comme outil de recherche est sujette à interprétation. Et dès qu’il y a interprétation, il y a dépassement ou restriction selon qu’on se trouve dans un camp ou dans l’autre. Les sciences humaines ne sont pas exactes. C’est pour cela qu’elles sont humaines. Hurbon peut voir dans le mot sang répertorié 96 fois dans le discours de Jn-Bertrand Aristide, au terme d’une analyse horizontale de contenu, un appel à l’effusion de sang, au massacre. Il a peut-être raison. Il s’est peut-être trompé. Il aurait fallu trouver textuellement une phrase du chef de l’Etat, incitant directement et formellement les organisations populaires à massacrer les opposants. En revanche, si le Président de tous les haïtiens n’a pas corrigé ou réprimandé, de façon claire et précise, ses partisans qui ont crié haut et fort :
« Koupe têt, boule kay », on peut affirmer qu’il est complice sinon responsable de leurs actions. Car, étant chef de l’Etat, il ne saurait déléguer sa responsabilité aux autres.

En septembre 1991, revenant de la réunion annuelle de l’Assemblée générale des Nations-Unies, le Président Aristide, sentant venir le coup d’Etat prononça un discours devant les masses chauffées à bloc, discours dans lequel il faisait l’éloge de cet outil qui sentait bon, très bon. Les militaires ont sauté sur l’occasion pour achever leur œuvre. Nous de la diaspora, nous nous sommes mis à pied d’œuvre pour démontrer que le président élu par 67% des suffrages exprimés parlait tout simplement de la constitution de 1987 comme outil démocratique pour le développement du pays. C’était une interprétation osée faite avec notre sentiment d’appartenance à cette victoire par les urnes de la volonté du peuple haïtien de se doter d’un régime démocratique, une fois pour toutes.
Depuis 1994, les choses ont bien changé en Haïti et dans la diaspora et dans les médias haïtiens. Certains sont restés attachés à un homme en qui ils ont mis toute leur complaisance, parfois par intérêt non avoué. D’autres ont gardé le cap sur les principes démocratiques qui les ont toujours animés, et guidés. A Konbit/Flamboyants, nous n’avons pas changé. Nous ne sommes pas descendus bas comme le prétendent certains, parce que nous n’approuvons pas les actes de barbarie commis par les « chimères » que les communautés : nationale et internationale reconnaissent comme étant les sbires du pouvoir lavalas. Les partisans de ce camp nous accusent, accusent quelques-uns d’entre nous de lâcheté pour ne pas soutenir les gouvernements de cette mouvance. Les opposants nous reprochent de ne pas aller assez loin dans notre analyse et compréhension des faits. « Est bien fou du cerveau qui prétend contenter tout le monde et son père » Je n’en ferai pas à ma tête comme écrivait La Fontaine. Mais, j’en ferai selon mes principes de liberté de parole, de droit à la dissidence, de droit à la dénonciation du matraquage fait au vu et au su de tout le monde. Je le ferai et ferai bien.

Quel citoyen libre de toute dépendance politique, matérielle, intellectuelle peut regarder impassible les atrocités qui se font actuellement en Haïti ?

N’est-il pas vrai que les militaires massacreurs sont remplacés par des policiers tueurs ? Les « attachés » des années du coup d’Etat par des « chimères » empruntant le nom d’organisations populaires ?

N’est-il pas vrai que les militaires qui se sont enrichis au pouvoir ont été remplacés par un petit groupe de personnes, hier encore, sans le sous, aujourd’hui propriétaires de luxueuses villas, de banques, actionnaires dans toutes les entreprises de l’Etat, pendant que ce même peuple qui se faisait tuer pour son droit de choisir, se voit refuser le droit de parler et de manifester. Nous nous inclinons devant les faits. Parfois, ils sont cruels à notre conscience désemparée. Mais ils sont là , même si l’on tente de les déformer. Certaines personnes s’opposent tellement aux opposants à ce gouvernement qu’elles n’hésitent pas à ternir les phases les plus glorieuses de la lutte du peuple haïtien pour la démocratie. Etonnant. Il n’y a pas longtemps, je parlais à un groupe d’individus d’obédience lavalassienne à qui je signalais l’effarante réalité des têtes coupées jetées sur des tas d’immondices dans la capitale d’Haïti. Ces personnes m’ont répondu, le plus naïvement du monde, que je ne comprenais rien à la politique, que ces procédés étaient utilisés ordinairement par l’opposition pour affaiblir le pouvoir établi et qu’ils avaient été mis en œuvre par Lavalas durant le coup d’Etat de 1991 pour discréditer les militaires. On peut voir jusqu’où peuvent conduire l’intérêt et/ou la passion. Ce qui voudrait dire que pendant que je m’époumonais à clamer au monde entier que 7000 haïtiens, pauvres dans leur Etat, avaient été massacrés par des militaires en rage de pouvoir, je me serais fait berner par des procédés macabres réalisés par le camp légitime pour lequel je combattais de toutes mes forces ! Je sais pourtant et je persiste à croire que le coup d’Etat militaire a fait de nombreuses victimes parmi les pauvres. Plaise à Dieu et à mes ancêtres que je ne me fusse jamais trompé à ce sujet !

Les faits sont connus de toutes et de tous. Mais c’est l’interprétation qu’on en fait qui diffère dans un cas comme dans l’autre. Il m’a été donné, au cours de cette semaine, l’occasion de lire plusieurs articles sur Haïti, sur la mobilisation qui se fait contre le pouvoir issu des élections du 21 mai et du 26 novembre 2000. Tout y passe. La question de couleur, faussement associée à la notion de classe sociale, l’information, la désinformation, l’obstination des deux camps, les positions fluctuantes de la communauté internationale et j’en passe. Trois articles ont étrangement attiré mon attention :

- La Guerre de l’information en Haïti (La Presse, 8 janvier, Jooneed Khan)

- Deux cents ans de crise -Haïti : non à l’intolérable (Le Devoir, 9 janvier , Jean-Fred Bourquin)

- Haïti : le choc des intransigeances (La Presse, 11 janvier, Jooneed Khan)

En faisant un bref retour, par ordre chronologique, sur ces textes, nous analysons celui du 8 janvier. Khan aurait fait une découverte, à ce qu’il paraît, en écrivant que les radios privées et publiques se livrent à une lutte sans complaisance dans l’information. Ce n’est un secret pour personne. Les radios non gouvernementales, quand elles ont acquis le droit de s’exprimer, n’ont aucun intérêt à se laisser damer le pion par les représentants du gouvernement en place, (Je viens d’apprendre, après coup, qu’elles leur accordent la parole) alors que les radios officielles ne permettent pas que les opposants viennent s’exprimer sur leurs ondes. L’auteur semble d’accord avec ceux qui disent qu’après Aristide c’est le chaos. Ceci est discutable dans la mesure où la proposition faite par l’opposition rejoint celle de l’Eglise avant le 5 décembre 2003, sans Aristide, bien sûr, à la tête du pouvoir.

Tout n’est qu’une question d’interprétation.

De son côté, Jean-Fred Bourquin est plus sévère envers le gouvernement. Il affirme, en effet, que « Aristide et le pouvoir Lavalas terrorisent et affament le peuple mais ne parviennent pas à le faire taire. Le slogan « non à l’intolérable » fleurit sur toutes les lèvres. Le mécontentement donne désormais de la voix Â….. » Mais il ajoute une note d’espoir en écrivant que « l’éducation semble être l’une des seules planches de salut. Les haïtiens misent sur l’éducation pour sortir de l’impasse. »

Pour terminer ce tour d’horizon, nous revenons aux propos du journaliste de La Presse. Il fait trois affirmations que nous jugeons superficielles.

Prenant comme exemple un cas de la circulation où sont impliqués un journaliste et le chauffeur d’une camionnette bondée, sur une route étroite dans les hauteurs de Port-au-Prince, Khan affirme que « même en se cédant mutuellement le passage, chacun des deux hommes a refusé l’offre de l’autre. La scène est banale, écrit-il, mais illustre aussi toute l’ampleur de l’impasse haïtienne. » La conclusion est un peu hâtive. Sur une route bordée d’une falaise, l’individu doit veiller à sa propre survie.

En ce qui concerne l’acceptation par Aristide de la proposition de l’Eglise Catholique, celle-ci, par la voix de Monseigneur Poulard a déclaré que son offre était désormais nulle.

Enfin, Khan cite un sociologue parmi d’autres, dont l’opinion laisse à désirer : « Aristide, on le connaît et il s’est déjà rempli les poches tout en aidant les plus pauvres ; mais son successeur risque de recommencer, et on ne sait pas s’il aidera les pauvres, lui. » Ce raisonnement me semble tout à fait simpliste. Doit-on accepter que Aristide se soit rempli les poches en aidant quelques individus à son service et récuser du même coup une alternative politique, sous prétexte qu’elle présenterait les mêmes avatars ?

Il est vraiment triste de constater avec Hobbes (1588-1679) que « aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect, ils sont dans cette condition que l’on nomme guerre, et cette guerre est guerre de chacun contre chacun. »

« C’est pourquoi, si deux hommes désirent la même chose, sans qu’il soit possible qu’ils en jouissent tous deux, ils deviennent ennemis : et dans leur poursuite de cette finÂ… chacun s’efforce de détruire ou de dominer l’autre. »