Par Franck Laraque *
Soumis à AlterPresse le 13 décembre 2010
Un article d’Amy Wilentz sur la situation actuelle d’Haïti paru dans le New York Times du 26 novembre 2010 [1]suscite bien d’interrogations. L’auteure utilise le terme « bayacou » qui, dans son sens littéral créole, désigne un nettoyeur de latrine ou celui qui s’occupe de la vidange de fosse d’aisances pour faire valoir les qualités dont le prochain leader haïtien aurait besoin pour sortir le pays du pétrin dans lequel il se trouve. Si la valeur métaphorique du mot renvoie à la réalité désolante du pays et à la détresse qui y sévit, il n’en reste pas moins qu’elle dénote chez Wilentz une condescendance et un mépris difficile à comprendre de la part de quelqu’un qui affichait une certaine compréhension de l’histoire haïtienne [2]. Mais le terme en soi serait moins fielleux si l’auteure avait pris soin, comme le fait remarquer Frank Laraque dans le texte qui suit, d’analyser les différentes formes de la domination étrangère qui, au même titre que la corruption des élites, expliquent la réalité catastrophique dans laquelle se trouve le pays actuellement.
Le texte que voici est une critique de l’article de Wilentz que le professeur Frank Laraque a adressé sous forme de lettre à son ami Hughes Saint-Fort, professeur de linguistique au City College de New York. ASV
Mon cher Hughes,
Je ruminais mes réflexions sur l’article d’Amy Wilentz publié dans le New York Times du 26 novembre 2010 lorsque j’ai reçu ton « Dis, quand viendra-t-il, le Grand Bayakou ? ». Télépathie ou invitation à échanger des vues sur un thème d’actualité. Probablement, car, à regret, je reçois très peu de messages de toi. Je l’ai lu attentivement et avec grand intérêt, comme je le fais pour tout ce qui vient de toi. J’estime que, coincé entre la colère de ton ami outragé par le ton condescendant de Wilentz et l’imaginaire de la métaphore de son article, tu as jugé bon d’expliquer cet imaginaire dans des observations appropriées. Il s’agit pour toi de l’utilisation d’une métaphore sujette à interprétations et non pas de racisme. En effet tu écris que « ce qui a retenu mon attention dans l’article de Mme Wilentz c’est l’évocation dans le titre et le contenu de la fameuse pièce de l’écrivain franco-irlandais Samuel Beckett ‘Waiting for Godot’(En attendant Godot) ». Tu montres les similarités entre les deux pièces fondées principalement sur l’imprévisible fin de la longue attente du messie.
Cet aspect messianique de l’univers de Wilentz n’a pas échappé à la vigilance de Tontongi (Eddy Toussaint). Voici un fragment de ce qu’il a écrit dans Facebook : “ I read the NYT article by Amy Wilentz. The problem with it is not her lucidity in analyzing Haiti’s problem, but her call for and reliance on a “bayakou,” a “magical, fairy-tale figure,” to come and clean the country’s mess. She resorts to the same messianism (the wait for a providential, all- powerful leader) that has plagued Haiti throughout its history with the consequences that we know”.
Après avoir indiqué le rudiment du lien naturel entre le signifiant et le signifié qui permet d’interpréter le bayakou comme un symbole de l’être mythique qui nettoie et apporte un air frais, tu poses la question fondamentale : « Doit-on s’offusquer de l’utilisation symbolique du terme bayakou ? ». Avant d’y répondre on doit jeter un long regard objectif sur le texte de Wilentz pour en faire un résumé et de brefs commentaires. Selon elle , le bayakou est un nettoyeur de latrines qu’on peut situer « quelque part entre une figure magique, relevant d’un conte de fée et un intouchable » (ta traduction) .Elle dresse ensuite l‘indéniable liste des turpitudes , vols, abus violents et illégaux commis par les dirigeants haïtiens qui ont mis le pays dans l’état actuel de décomposition et de chute accélérée vers le tréfonds même avant le séisme et le choléra. Sa solution : un Haïtien de la diaspora, gestionnaire compétent et honnête, déterminé à quitter son emploi pour se consacrer à la mission de s’atteler à résoudre les mille problèmes du pays, capable de s’entendre avec la communauté internationale et de s’élever au-dessus du fumier ou des matières fécales qu’il enlève à coups de pelle drus.
Même en faisant appel à mon imaginaire le plus fertile je ne vois pas en quoi, le bayakou , un ouvrier exploité et méprisé de la classe la plus misérable, est un être magique relevant d’un conte de fée . Je cherche vainement le lien naturel entre cet imaginaire et la réalité du pays. J’ai souvent entendu l’imaginaire de bien de générations à mentalité messianique faire appel à l’impossible retour de Toussaint, de Dessalines, de Christophe ou de Pétion, mais jamais à un être mythique, encore moins à un bayakou . Absent de la liste, le rôle déterminant des gouvernements étrangers, des transnationales, de la Banque Mondiale, du Fonds Monétaire International, de la mafia, dans l’appropriation des ressources du pays , l’imposition de régimes tyranniques et du système néolibéral qui continuent à le déstabiliser, à l’entraîner au plus profond de l’abîme . On note des candidats opportunistes et impopulaires. Absente, l’écoute de la voix des plus de cinquante associations paysannes et urbaines réclamant un développement alternatif en faveur des masses abandonnées à elles-mêmes depuis des siècles. En somme, un article à prétention libérale, en faveur de la bonne gouvernance et du statu quo.
On peut, à juste titre s’offusquer de l’utilisation symbolique du terme bayakou . Nous savons bien que « la métaphore appartient à la fonction poétique de l’image » et que « la force de l’image croît avec l’éloignement des termes ». La beauté de l’image ne doit pas cependant court-circuiter le poids des mots, ni leur justesse. Le verbe est une force de mobilisation et de création. La métaphore de l’image, renforcée par une vignette montrant un bayakou enfoncé dans les matières fécales, cesse d’être un simple symbole pour devenir représentative d’un bayakou-leader et par conséquent d’une Haïti-latrine. Une image latrine pour symboliser notre pays est dégradante, inacceptable ; comme l’est le concept d’une diaspora revêtue de la peau d’un bayakou comme messie. Il faut symboliquement comme dans la réalité s’évader de la puanteur et concevoir la renaissance du pays par des associations paysannes et populaires structurées, coiffées d’une équipe composée d’individus compétents (femmes et hommes), intègres, au service de la souveraineté alimentaire au cœur d’un développement alternatif durable, en alliance avec des experts(tes) progressistes de toutes les classes et le concours des pays solidaires.
Abrazo.
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* Professeur Emerite, City College, New York
[1] Voir l’article en ligne : In Haiti, Waiting for the Grand Bayakou.
[2] Amy Wilentz est l’auteur de « The Rainy Season : Haiti ,Then and Now »