1er janvier 2004 : Haïti célèbre le Bicentenaire de son indépendance, qui a donné naissance à la Première république noire créée par des esclaves africains libérés. Mais, pauvreté oblige, les Haïtiens n’ont pas le cÅ“ur à la fête. Quant à la mémoire de l’Afrique, elle est plutôt vague, voire carrément ambiguë.
Par André Linard
InfoSud
« Nous ne fêterons pas, parce que, pour bâcler ces fêtes, étant misérables, chétifs, sans le sou, il nous faudra encore fouiller dans la bourse du paysan et faire manger au peuple la dernière vache maigre. Nous ne fêterons pas, parce que, tandis qu’au palais, dans nos salons somptueux, nous viderions la coupe au vin d’or et chanterions ivrogneusement, l’an sacré 1804, ce paysan dépouillé, ce peuple miséreux pourrait le maudire. » Ce texte, qui circule en Haïti à la veille du Bicentenaire de l’indépendance, est adapté à la réalité actuelle du pays. Il a pourtant été rédigé voici un siècle, alors que la Première république noire s’apprêtait à célébrer ses cent ans d’existence.
A l’approche du 1er janvier, date de l’indépendance, les Haïtiens n’ont pas le cœur à la fête. La survie quotidienne est une préoccupation suffisamment prenante tant la vie est dure. « Dans les conditions actuelles d’insécurité, la population n’est pas intéressée par une telle célébration », explique Carole Pierre-Paul, de l’organisation populaire féminine Sofa. Le lien originel avec l’Afrique est dès lors bien loin dans les mémoires.
« Avec des os dans les cheveux »
Certains y pensent, pourtant, tout en relativisant. « Nous savons que nous descendons des Africains, déclare l’historienne Suzy Castor. Des recherches se font parfois sur les origines, mais les Haïtiens ne connaissent pas l’Afrique d’aujourd’hui. Aux Africains, il faudrait dire que c’est grâce à eux que nous avons pu forger une identité haïtienne. »
Marc-Arthur Fils-Aymé, de l’Institut culturel Karl Lévêque (Ickl), tempère quelque peu : « Les gens savent généralement que nous venons d’Afrique, mais ce continent est plus souvent vu en référence à l’origine du vaudou, pas comme référence historique. Nous savons que nous avons été esclaves, mais cela ne donne pas de pertinence particulière au lien avec l’Afrique ». Beaucoup de Haïtiens ne parlent d’ailleurs pas de « l’Afrique », mais de « la Guinée », sans trop se soucier de la vérité historique ou géographique. Sans vouloir généraliser, l’architecte haïtien Lyonel Pierre-Louis, qui a résidé au Congo avant de s’installer en Belgique, confirme cette méconnaissance. Enfant, il n’avait guère appris sur l’Afrique à l’école, mais « à cause des bandes dessinées européennes », il la voyait « peuplée de Noirs avec des os dans les cheveux. Arrivant à Kinshasa, j’y ai vu un aéroport plus grand qu’à Port-au-Prince et des voitures inconnues chez moi. »
« De toute façon, ajoute Michèle Pierre-Louis, directrice de la fondation culturelle Fokal à Port-au-Prince, deux cents ans après, l’histoire de l’esclavage est abolie pour la plupart des Haïtiens. A leurs yeux, et à la différence des Noirs américains, l’histoire commence avec la liberté. » Du passé africain, on a fait table raseÂ… Ou on a cassé le miroir, comme le laissent deviner des propos fréquemment entendus, même chez des gens qui ont travaillé en Afrique, et qui considèrent carrément ce continent comme arriéré et miséreux.
Retour à la case départ
Les racines sont là , pourtant, à commencer par le vaudou, omniprésent dans la société haïtienne. « Le vaudou est composé de trois rites, qui correspondent aux trois grands panthéons que l’on trouvait au Dahomey (Bénin) : le rite Rada, rite central, le plus prestigieux, d’origine dahoméenne et yoruba ; le rite Congo, importé d’Afrique centrale ; et le rite Pétro, le plus hybride, d’origine créole », lit-on dans la présentation d’une exposition qui lui est consacrée en Bretagne (France). C’est parce que les Haïtiens ont préservé le vaudou que beaucoup d’Africains ressentent une proximité plus grande avec eux qu’avec d’autres Afro-américains.
Et puis, il y a eu le retour au continent de départ pour nombre de Haïtiens qui, forcés à l’exil, se sont dirigés vers l’Afrique. 700 enseignants, par exemple, ont rejoint le Congo (Kinshasa) juste après l’indépendance de celui-ci. Parmi les noms connus, Raoul Peck, par exemple, auteur du film sur la vie de Lumumba, qui a longtemps vécu dans l’actuelle Rdc. Beaucoup plus anonyme, Nicole Jocelyn, coiffeuse haïtienne, a appris le métier à Kinshasa. Aujourd’hui, à Bruxelles, elle est devenue présidente de l’association des commerçants de Matongé, fief de la communauté africaine, qui la reconnaît comme membre à part entière.
Thabo Mbeki, le président sud-africain, dans un discours prononcé le 4 juillet 2003 à l’Université West Indies (Jamaïque), a comparé « la libération de l’apartheid » en 1994 et la naissance d’Haïti en 1804, qui témoignent des « capacités des masses africaines en Afrique et dans la diaspora à changer leurs conditions sociales ». Mais il se demande aussi pourquoi, contrairement aux révolutions américaine et française, Haïti « a pris une voie diamétralement opposée à celle du développement ». Et d’esquisser une réponse liée au mode de pouvoir des présidents et premiers ministres d’origine africaine : « Dans la pratique, nous ne sommes rien de plus que des seigneurs féodaux qui règnent à coups de décrets sur nos royaumes ou principautés » . Les Africains devraient dès lors utiliser « l’occasion de ce Bicentenaire pour interroger [leurs] propres expériences ». Retour à la case départÂ…
André Linard, InfoSud - Syfia
Courtoisie de l’agence InfoSud