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Haiti-Élections : L’impératif d’un nouveau discours de la méthode

Débat

Par Leslie Péan

Soumis à AlterPresse le 4 octobre 2010

L’article intitulé « Aux sources de nos simulacres électoraux » a suscité maintes réactions des forces politiques engagées dans le combat sur le terrain pour la définition d’une stratégie gagnante contre le pouvoir autocratique du président Préval. Notre éditeur, ayant décidé pour ne pas alourdir l’ouvrage en préparation sur Les luttes de l’Union Nationale des Étudiants Haïtiens (UNEH) de 1960, d’enlever le chapitre sur la grève de Damiens de 1929, conjoncture oblige, nous l’avons publié séparément. Les enseignements que l’on peut tirer des luttes des étudiants de 1929 peuvent être bénéfiques pour la période actuelle. Les partis et organisations tels que RESPECT, RDNP, RENMEN AYITI, OPL, FUSION, ALYANS, Ayiti Ann Aksyon, PLAP, KORE, ADEBA et tous les autres qui se démarquent de INITE ont les mêmes intérêts. Ils ont pour impératif d’inventer un nouveau discours pour Haïti. Une nouvelle méthode. Une autre psychologie. Le dépassement de soi est nécessaire pour transcender ses petits intérêts personnels et défendre l’intérêt national.

L’opposition démocratique ne doit pas faire comme le président Préval et, malgré le tremblement de terre du 12 janvier, continuer à afficher une incapacité à voir plus loin que ses petits intérêts de pouvoir personnel. Elle doit démontrer sa capacité de se faire violence et de remporter une victoire sur elle-même, sur les divisions électoralistes qui l’ont toujours caractérisée. L’opposition démocratique doit pouvoir vaincre l’inertie catastrophique de son éparpillement et dans cet effort de chacun pour se dépasser, afficher sa puissance. Il importe de vaincre la cupidité pour le pouvoir qui crée chez chacun un engouement pour la course présidentielle au détriment de l’objectif commun qui est de battre le candidat officiel du parti INITE. Si l’opposition démocratique n’a pas de courage, de lucidité et de solidarité pour affronter cette épreuve, elle restera en marge de la vérité, des autres et d’elle-même. Cette décision de refaire le lien social ne doit pas tarder sinon l’opposition démocratique sera terrassée par la pesanteur culturelle du statu quo. C’est à partir de cette position commune que les actions à entreprendre doivent être menées. Les références historiques du passé peuvent aider à éclairer cette voie.

La victoire des patriotes contre l’occupation aux élections de novembre 1930 est le résultat des grèves et manifestations publiques qui eurent lieu à partir de novembre 1929 et de l’agitation qui continuera jusqu’en novembre 1930. Nous revenons donc sur la sève nourricière de l’agitation publique pour approfondir certains points soulevés afin de renforcer le trait d’union entre les manifestations publiques et la nécessité de voter contre les candidats du parti INITE le 28 novembre 2010, si les élections ont lieu.

Les luttes des étudiants de 1929 ont permis la déterritorialisation de la crise haïtienne en y associant les démocrates et progressistes du monde entier. En effet, la pensée « nationaleuse » conduit parfois les dirigeants haïtiens au pouvoir à faire croire qu’ils sont les seuls acteurs de leur destin. Ce mirage devient aveuglant surtout quand le pays est occupé par des troupes étrangères américaines ou internationales. Les collabos haïtiens qui font alliance avec ces troupes étrangères pour prendre le pouvoir et le garder ont tout intérêt à laisser leurs adversaires croire que le centre du pouvoir est en Haïti. Ces collabos savent qu’ils peuvent toujours continuer à goûter aux délices du pouvoir et à le passer à leurs progénitures ou leurs parents, s’ils s’assurent que leurs adversaires acceptent de se boucher les yeux et les oreilles sur cet élément international surdéterminant de la réalité nationale. Depuis que le gouvernement américain s’est opposé à la candidature de Rosalvo Bobo et lui a préféré celui de Sudre Dartiguenave en 1915, la nécessité de s’attirer les sympathies de l’Occident, sinon de Washington, s’est imposée. Une avilissante surenchère s’est installée. Cette manie sécurisante est même devenue un jeu grossier caractérisé par un manque de respect de soi et des Haïtiens qui ont fait le sacrifice de leurs vies pour que les choses changent dans l’État marron haïtien.

« Les États-Unis ont échoué en Haïti »

C’est grâce à la compréhension de ce jeu machiavélique que les nationalistes de l’Union Patriotique ont pu s’allier aux représentants des courants libéraux et progressistes aux Etats-Unis d’Amérique en 1920 pour lancer la lutte contre l’occupation américaine. En effet, c’est sous l’impulsion du noir américain James Weldon Johnson, alors président de la NAACP (Association Nationale pour l’Avancement des Gens de Couleur) et d’Ernest Gruening, éditeur du journal The Nation, que les patriotes haïtiens ont pu se relever et prendre le flambeau tombé des mains des Cacos en 1920. James Weldon Johnson se rendit en Haïti alors et à son retour écrivit un cinglant article dans le journal The Nation où il déclara : « Les États-Unis ont échoué en Haïti. Ils devraient quitter ce pays aussi rapidement que possible et restaurer le peuple haïtien dans son indépendance et son intégrité [1] ». Ces mots de James Weldon Johnson sont encore valables aujourd’hui en 2010.

Il faut manifester et voter. Manifester publiquement avec la déferlante des revendications des travailleurs, des sinistrés sous les tentes, des paysans, des étudiants, des déplacés, des chômeurs, bref de tous ceux et celles qui ont vu leurs conditions empirer au cours du deuxième quinquennat de René Préval. C’est un combat pour affirmer la dignité des hommes et des femmes de ce pays qui sont avilis, humiliés et chosifiés par le gouvernement de Préval. De quel droit le président Préval peut-il se permettre d’exclure le parti Fanmi Lavalas des élections ? Comment le Conseil Electoral Provisoire (CEP) peut-il confisquer le droit de l’ambassadeur Raymond Joseph d’être candidat aux élections présidentielles ? Des manipulations aussi grossières réalisées au vu et au su de tout le monde lui enlèvent toute confiance de l’électorat et préfigurent les fraudes massives pour le 28 novembre 2010. L’opération main basse sur la proclamation des résultats a déjà commencé. Le président Préval a lui-même dégoupillé la grenade qui va l’ensevelir en refusant d’accepter les recommandations présentées par le sénateur américain Richard Lugar en Juillet 2010 demandant l’intégration de Fanmi Lavalasse dans la course électorale et des modifications substantielles dans la composition du CEP. Le sénateur Lugar a dit en clair que le président Préval se cache derrière une vitrine de bonnes intentions trompeuses et est engagé sur une voie d’autodestruction [2].

C’est en manifestant publiquement contre cette mascarade que l’opposition démocratique montrera que, derrière la vitrine, tous les rayons sont vides. Pour faire échec aux tentatives de fraude qui seraient planifiées par le CEP, le défi lancé à l’opposition est celui d’organiser des manifestations de tous les candidats contre la fraude en mobilisant toutes les couches sociales et toutes les tendances politiques autres que INITE. Telle doit être la réponse militante au complot en gestation. Il s’agit de faire comprendre au pouvoir de Préval et à la frange de la communauté internationale qui le soutient que la fraude électorale risque de provoquer une implosion sociale donnant une allure de pique-nique du dimanche aux remous provoqués par le séisme du 12 janvier 2010. Tout simplement. Il faut donc voter en masse et être prêt à lancer une levée de boucliers générale si le CEP veut voler les élections pour les candidats du parti INITE. Et c’est là que l’armée des troupes de choc de ceux qui ne veulent pas voter doit faire la différence. Contre le désenchantement, il ne s’agit pas de bouder et de rester dans son coin. Les abstentionnistes se doivent de faire une résistance active et donner le bras à ceux qui vont démontrer dans les faits l’incapacité de Préval de faire de bonnes élections.

Démasquer les techniques électorales d’assujettissement

En écrivant « Aux sources de nos simulacres électoraux », l’objectif est d’offrir une proposition de solution aux courants apparemment opposés qui se demandent s’il faut ou non aller aux élections avec le CEP décrié. Pour arriver au diagnostic que nous cherchons tous, il faut s’armer des connaissances nécessaires à l’établissement de ce diagnostic. C’est une question de méthode. Le réenfantement de la nation haïtienne est à ce prix. Pour contrecarrer la dissémination des sottes idées qui créent la confusion et ne permettent pas de savoir ce qu’il faut faire. L’impératif est de changer de méthode avec une politique d’encerclement du CEP par un discours de sensibilisation populaire, de dénonciations de ces incohérences et de mobilisations permanentes en province et à la capitale. En ce sens, le fil d’Ariane est à trouver collectivement. Et si selon certains, « l’ignorance et la mauvaise perception de l’histoire sont nos deux fléaux », alors il faut s’instruire et instruire. D’une part, nous avons montré comment, en mobilisant la rue, les patriotes ont gagné les élections de novembre 1930 contre le gouvernement de Louis Borno protégé par les marines américains. D’autre part, nous avons mis les projecteurs sur la fraude électorale organisée par Sténio Vincent qui a éliminé tous les députés nationalistes aux élections législatives de 1932.

Dire la vérité sur le gouvernement de Sténio Vincent n’est pas assombrir le tableau d’Haïti. La jeunesse des moins de trente ans qui est née en 1980 et qui constitue 70% de la population ne connaît pas les vérités élémentaires de la lutte politique en Haïti. Victime de la dégringolade orchestrée au niveau du savoir, cette jeunesse ne manifeste pas une grande propension à l’étude. Les faibles investissements de l’État dans l’éducation ont eu pour effet une diminution de la qualité et une baisse du niveau particulièrement dans le domaine de la lecture. La culture générale en a pris un coup si bien que l’herméticité à la connaissance déclare ouvertement une volonté d’isolationnisme. Cette herméticité prend même des formes arrogantes quand cette jeunesse dit sans broncher qu’elle n’était pas née en 1960 ou 1970 pour prétendre justifier son ignorance sur ces années de notre histoire récente.

On ne pourra jamais trouver du sens dans cette forme d’obscurantisme qui s’affirme avec fierté. On ne voit pas pourquoi une personne qui ne vivait pas en France lors de la révolution française de 1789 devrait aujourd’hui s’identifier à la monarchie et pas aux encyclopédistes qui luttaient pour les droits et la dignité de tous les êtres humains. Autant de raisons pour faire remonter à la surface certaines techniques d’assujettissement utilisées par les courants politiques dominants d’hier et que ceux d’aujourd’hui s’amusent à cacher à la jeunesse afin de mieux la mystifier. Les performances du CEP dans la gestion des candidats à la candidature indiquent le degré de partialité de cette institution. Grande pourriture, avait-on dit. À raison d’ailleurs. Tellement grande que le CEP a pris avec ses fameux carnets, ses derniers coups d’incrédibilité. Le baromètre d’estime populaire de cette institution a baissé au niveau le plus bas et la confiance envers son autorité s’est effritée.

Le désarroi dans le camp des collabos

La vérité ne doit pas conduire à des réactions de découragement. Au contraire, la vérité doit redonner du lustre aux pratiques de luttes combinant manifestations publiques et bulletins de vote. Les manifestations publiques sont venues à bout de la répression aveugle des forces de l’occupation américaine. Et ensuite les démocrates de l’Union Patriotique (la vraie) ont gagné aux élections législatives et sénatoriales de 1930. Ce fut un raz-de-marée qui a jeté le désarroi dans le camp des collabos qui ont négocié leur retour sur le terrain en s’associant aux forces occultes mises en avant par le courant des Griots. Ces derniers ont envouté les responsables politiques de la période qui a suivi le départ des marines américains en 1934. Un envoutement réalisé par la propagande et la dissémination de pratiques de vénérations de crânes dans les carrefours. C’est à la sauce divinatoire que Duvalier et ses coquins ont organisé le plus grand hold-up des âmes de tous les temps. Cette vérité-là est incontournable. La démolition de l’édifice politique réactionnaire ainsi construite exige une alliance de la pensée et de l’action. S’il faut insister pour que tout le monde participe à la vie politique, il n’en demeure pas mois que la politique ne saurait être un champ pour les apprentis sorciers. On ne s’improvise pas un homme politique. Même avec la meilleure volonté du monde. La politique ne saurait être un prétexte à jonglerie comme le président Préval en fait la démonstration quotidienne. C’est un domaine qui relève de la science, de la technique et de l’art.

La bêtise du pouvoir ou le pouvoir de la bêtise

Les Griots de Duvalier et leurs successeurs ont précipité le pays dans des modèles de développement et dans un système économique auxquels ils ne comprennent rien. Et depuis, en échange de leur vassalisation, ils ont reçu les deniers de la bêtise du pouvoir ou du pouvoir de la bêtise. La réaction de Sténio Vincent face à la dissolution du Corps législatif par l’amiral Caperton, le 19 juin 1917, ne doit pas tromper. Si nous n’avons pas mentionné l’injure de Sténio Vincent au commandant américain Caperton, c’est parce que nous estimons que cela participait beaucoup plus de la démagogie et du folklore que de la conviction d’un dirigeant politique imbu des enjeux et décidé à sortir son pays d’une situation difficile. Souvent, les vociférateurs ne sont que des agents provocateurs à la solde de l’adversaire. Les actions de Sténio Vincent, au pouvoir de 1930 à 1941, ont montré que s’il était un patriote au moment où il a injurié Caperton, il a été complètement « retourné » par la suite.

Affronter ensemble le même destin dans la joie

Plus que jamais, il faut donner des armes à la jeunesse haïtienne pour qu’elle puisse vaincre les manipulations électorales en ne se laissant pas distraire par des manœuvres de bas étage. Il importe de continuer le combat pour la liberté même si certains efforts sont en apparence stériles. Tous les combattants doivent se donner la main pour affronter ensemble la machine à fraudes de Préval. Si les élections ont lieu le 28 novembre, les patriotes doivent se préparer pour affronter ensemble le même destin en bravant dans la joie ceux qui veulent sceller le sort national dans l’exclusion.


[1« The United States has failed in Haiti. It should get out as well and as quickly as it can and restore to the Haitian people their independence and sovereignty », James Weldon Johnson in « The Truth about Haiti. An N.A.A.C.P. Investigation », The Crisis, September 1920.

[2Richard G. Lugar, Without Reform, no return on investment in Haiti, A Report to Members of the Committee on Foreign Relations of the United States, One Hundred Eleventh Congress, Second Session, Washington, D.C., July 22, 2010